De l’Autel à la Table : à quoi servent les sacrifices animaux ?
Valérie Péan : Le sacrifice jouerait ainsi un rôle de d’apaisement de nos angoisses de carnivore. Cette cérémonie sacrée fait passer l’animal, un être profane, dans le domaine du sacré, par sa mise à mort sur un autel. Chez les Grecs, notamment, l’animal était ensuite consommé, une part étant réservée aux dieux. Une manière de communier dont il ne semble pas rester grand chose dans nos pays industrialisés, hormis l’Aïd El Kebir, mais aussi quelques mots dont on a oublié le sens premier, tel que l’hécatombe qui signifie « faire le sacrifice de 100 bœufs » ou l’immolation, qui désigne le fait de recouvrir la tête de l’être sacrifié d’une pâte de farine et de sel appelée la mola. Pour explorer ces pratiques, la Mission agrobiosciences a invité l’anthropologue Jean-Pierre Albert, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales qui, au sein du Centre d’Anthropologie de Toulouse, consacre ses travaux aux religions et au sacré.
On sacrifie généralement des taureaux, des moutons, ou des porcs... Ce sont toujours des animaux domestiques et non des animaux sauvages ou prédateurs. Y a-t-il une raison particulière à cela ?
Jean-Pierre Albert : Parmi les arguments parfois donnés, il y a le fait que ces animaux ont eux-mêmes tué et, parfois même, mangé de l’humain. En consommer serait alors un acte quasiment anthropophagique. Mais surtout, les animaux sauvages, dans des sociétés qui connaissent l’agriculture et l’élevage, ne constituent pas des ressources fiables, c’est-à-dire prévisibles, à date fixe. Surtout, ils ne constituent pas des richesses, or ce sont ces dernières qui sont en jeu dans l’idée de sacrifice où, même pour le sens commun, il s’agit d’offrir ce qui nous est précieux. Même si on récupère la mise, d’ailleurs.
Qu’entendez-vous par "récupérer la mise" ?
J-P.A : Je pensais en l’occurrence au sacrifice grec, dont le mythe de Prométhée* est à l’origine, et qui est une manière d’arnaquer les dieux puisqu’on leur donne simplement les parties non comestibles, comme la peau et les os ! Mais c’est aussi à cause de cette diabolique arnaque que les hommes sont devenus mortels. Il y a donc bien un prix à payer dans cette affaire.
Le premier résultat du sacrifice, c’est que pour les Grecs, la consommation carnée fait certes partie de la condition humaine, mais dans ce que cette dernière a de négatif, c’est-à-dire dans son rapport avec la mort. En même temps, le monde grec connaît un problème par rapport à la consommation de viande de bœuf. Car les Hellènes définissent les véritables humains comme de bons mangeurs de pain. Or, pour avoir du pain, il faut des labours, et donc leur auxiliaire qu’est le bœuf. D’où leur grande culpabilité, mise en scène à Athènes dans le rituel des Bouphonia, où l’on guette d’abord un signe de consentement du bœuf à son propre sacrifice - il faut qu’il baisse légèrement la tête - et où l’on s’interroge sur le coupable du sacrifice, qui finit par être le couteau, et non l’homme qui le manie.
La mise à mort de l’animal n’est semble-t-il jamais le fait des femmes... Pour quelle raison le sacrificateur est-il toujours un homme ?
J-P.A : Il faut d’abord regarder la répartition des rôles religieux. La part des femmes y est assez restreinte. Si l’on prend le monde grec, la Cité où sont pratiqués les sacrifices reste une affaire d’hommes. Les femmes n’y sont pas citoyennes.
Il y a également des hypothèses anthropologiques plus larges, développées en particulier par Françoise Héritier, sur la question du sang. De façon générale, les femmes sont écartées de toutes les activités où l’on verse du sang pour éviter une sorte de cumul du sang en raison du sang menstruel. Tout cela est fonction des sociétés. Car dans nos sociétés paysannes, par exemple, ce sont toujours les femmes qui ont saigné les lapins et les poulets.
Sautons dans le temps pour arriver jusqu’à aujourd’hui. Les abattages systématiques qu’on a connus pour la vache folle et pour la grippe aviaire ont choqué l’opinion publique, et certains ont alors parlé de sacrifice. Qu’en pensez-vous ?
J-P.A : Oui, certains anthropologues parlent de sacrifice à chaque fois qu’il y a des morts de masse qui paraissent abusives ou mal fondées. Or nous avons un critère très simple pour définir la ritualité : il faut qu’il y ait un dépassement d’une rationalité pratique ou pragmatique. Or, au moins dans le discours des pouvoirs publics, ce type de mise à mort massive d’animaux est justifiée pour des raisons épidémiologiques et ne tend pas du tout vers le sacré !
Si on peut utiliser la catégorie du sacrifice, ou de l’hécatombe, dans des contextes où il n’y a plus rien de religieux, c’est parce que nous vivons dans une société qui a, depuis le christianisme au moins, rejeté le sacrifice sanglant. Poser une pratique comme relevant de cet espace, c’est une manière de la disqualifier.
De plus, dire que ce type d’abattage serait un sacrifice n’apaise en rien nos angoisses ou notre malaise...Mais correspond-il toutefois à la notion de bouc émissaire ?
J-P.A : Il y a effectivement l’idée, chez René Girard par exemple, que la raison du sacrifice se fonde sur le principe du bouc émissaire ce qui, à mes yeux, est une théorie fausse. Nous ne nous vengeons pas, nous ne nous servons pas de ce bétail abattu comme des boucs émissaires de notre propre violence ou comme des substituts des meurtres que nous ne commettons pas. En revanche, cela signifie peut-être que nous sommes dans une société qui a eu beaucoup de mal à donner un statut au respect de la vie animale, ce qui constitue une vraie question.
Bertil Sylvander : Y a-t-il un lien éventuel entre les sacrifices animaux et la consommation de viande ? Les historiens de l’alimentation nous disent qu’il n’y a eu beaucoup de consommation de viande bovine qu’à partir du 18è siècle. Avant, les nobles consommaient de la volaille et du gibier, tandis que le peuple, du moins dans le Sud-Ouest, mangeait du cochon. Est-ce la même chose dans d’autres pays ?
J-P.A : En Grèce ancienne, on ne mangeait que de la viande sacrifiée. C’est vrai dans d’autres civilisations anciennes ou plus récentes, d’Afrique ou d’autres parties du Monde. Il faut effectivement retenir l’idée que la viande est loin d’être une consommation quotidienne. Du même coup, elle est associée à de grands rituels collectifs. Et, d’une certaine manière, le partage d’une nourriture valorisée et rare est une façon de rejoindre une fonction généralement reconnue au sacrifice, qui consiste à souder la communauté. L’Aïd El Kébir, par exemple, peut jouer ce rôle.
* Prométhée fait partie des Titans. Il a sauvé la race humaine de la volonté d’extermination de Zeus. Ce dernier, cependant, ne tarde pas à jalouser les pouvoirs grandissants des hommes et, à l’occasion du sacrifice d’un taureau, se querelle avec les hommes au sujet des morceaux réservés aux Dieux. Jouant l’arbitre, Prométhée découpe la bête. Il met toute la chair dans un premier sac, qu’il cache sous l’estomac du taureau, partie peu ragoûtante. Il place tous les os dans un deuxième sac, qu’il place sous la graisse. Zeus, se laissant ainsi abuser, choisit le sac d’os. Ce sera désormais la part réservée aux dieux...
Entretien réalisée par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre de l’émission radiophonique "Ça ne mange pas de pain !", de juin 2009 : "Viande : le nouveau péché de chair" ?
Accéder au portrait de Jean-Pierre Albert sur le site ethno-info.com
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- Viande, Y’a bon bactéries, revue de presse de la Mission Agrobiosciences, 8 novembre 2006
- Conserves de viande, contrôles efficaces ?, revue de presse de la Mission Agrobiosciences, janvier 2007
- Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ?, le billet de la Mission Agrobiosciences, par Jean-Claude Flamant
- Manger au Moyen-Age : à tout seigneur, toute humeur. Chronique Sur le Pouce suivie d’un entretien avec Gérard Garrigues, cuisinier, chef du Moaï. Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain !" de décembre 2008, "Manger, c’est pas sorcier, mais..." (Intégrale PDF)
- Quel avenir pour l’omnivore de 2050 ? Serons-nous tous végétariens ?Une interview de l’anthropologue Annie Hubert, réalisée lors de "ça ne mange pas de pain !" de décembre 2007, Que mangerons-nous en 2050 ? (Intégrale PDF).
- L’industrialisation de la production des viandes. Les Actes des deuxièmes Rencontres Agriculture, Alimentation & Société de la SISQA. Un atelier animé par Philippe Baralon. Cabinet Phylum, spécialisé dans le conseil, la stratégie et l’organisation des filières alimentaires
- Retrouver aussi toutes nos publications sur le bien-être animal
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.