Monsieur Besson, ce que je veux, c’est des pieds paquets
Une chronique Le Ventre du monde de Bertil Sylvander, novembre 2009
Bertil Sylvander : Depuis que j’ai conscience de vivre, j’ai entendu mon père répondre emphatiquement à ma mère, qui l’interrogeait sur le menu de Noël : « Ce que je veux ? Je veux des pieds paquets ! ».
Adolphe Sylvander, le grand-père de mon père, industriel suédois issu d’une famille commerçante de la côte est de la Suède (s’entraîner tous les matins à dire « Västkustkt »), est venu s’installer à Marseille en 1869. Suédois et protestants, ces immigrés n’avaient, au départ, pas grand-chose de commun avec le peuple marseillais décrit par Marcel Pagnol. Mais, au cours des décennies, Adolphe et ses descendants ont progressivement adopté cette culture haute en couleurs et ils se sont mis à adorer Raimu. D’où l’expression : « Ce que je veux ? je veux des pieds paquets ! ». Des « pieds paquets » qu’Adolphe a commencé par réclamer (avec son accent suédois « che feux des piä pakets »), suivi, deux générations plus tard, par mon père. (Ma mère, de toutes façons, originaire du Sud-Ouest, faisait toujours à Noël de la pintade, accompagnée d’artichauts aux petits pois.)
Les pieds paquets (ou « pieds et paquets ») sont un monument de la gastronomie marseillaise, tirés d’une recette née au monastère de Saint Trophime à Arles en 1476. A la mort du moine Roberti, ses amis ont cuisiné des pieds de mouton et de porc, dans de la panse d’agneau et c’est resté dans le folklore.
Sans doute par souci d’intégration, ma famille a cultivé ce mythe et la blague était dans ma jeunesse tellement rabâchée qu’on ne se demandait même plus ce que c’était exactement, les « pieds paquets ».
Mais voici que le jour de la mort de mon père, qui était, on l’aura compris, un homme d’humour, on s’est demandé ce qu’on allait servir aux invités qui s’étaient déplacés pour les funérailles. Et soudain, la chose est devenue évidente : ma mère allait enfin cuisiner des « pieds paquets ». Mon père, en bon parpaillot, ne voulait pas qu’on le pleure (il avait d’ailleurs émaillé son testament de nombreux détails désopilants). On n’a pas eu l’impression de manquer de respect à sa mémoire en prenant cette décision. Donc, malgré le deuil, il fallait s’amuser. Les oncles, tantes et cousins, qui étaient invités pour le dîner et connaissaient bien Erland, allaient adhérer à cette dernière galéjade de marseillais.
Donc, ma mère s’est mise courageusement à l’ouvrage, en consultant moult recettes. Mais attention, pour que cela soit réussi, la recette dit qu’il faut qu’il y ait des pieds de mouton et des pieds de porc, ainsi que du gras double, de la ventrèche, etc.. c’est l’alliance du cochon du Nord et de l’agneau du Sud (d’où cette histoire aujourd’hui).
Elle a tout fait comme il fallait. Les invités ont mangé....
Finalement, c’est pas terrible, les pieds paquets.
Par contre, c’est émouvant, cette manière qu’ont parfois les immigrés de s’identifier à leur pays d’adoption. Cette manière de dire : « on vient d’ailleurs, on aime notre pays d’origine, on parle sa langue et on célèbre sa culture, mais cela ne nous empêche pas de nous approprier la culture du pays qui nous a accueillis ».
Alors voici ma contribution au « grand débat » actuel (avez-vous remarqué que tous les débats sont grands ?) sur l’« identité nationale » : ce qui fait que je me sens français, c’est que mes ancêtres suédois, installés à Marseille, se sont mis à réclamer en vain, mais obstinément et jusqu’à la mort, des pieds paquets à manger."
Chronique Le ventre du monde de Bertil Sylvander, économiste et sociologue. Emission de "ça ne mange pas de pain !" de novembre 2009, "Tours de cochon : les heurts et malheurs du porc"
Accéder au portrait de Bertil Sylvander et à l’ensemble de ses chroniques
Dans le cadre de cette émission spéciale de "ça ne mange pas de pain !", Tours de cochon : les heurts et malheurs du porc", on peut lire également :
- "Sale temps pour le cochon !", revue de presse, novembre 2009
- Aux noms du porc, la chronique "Groin de sel" (Grain de sel) de Valérie Péan, Mission Agrobiosciences.
Lire également sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- La monoculture conduit à l’appauvrissement, Par Patrick Denoux, maître de conférence en Psychologie interculturelle. Dans le cadre de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale, « Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ? » (Actes PDF)
- Cuisines exotiques : cuisiner le goût des autres ?. Avec Faustine Régnier, sociologue, laboratoire Aliss - Alimentation et Sciences sociales de l’Inra. Dans le cadre de "ça ne mange pas de pain !", émission spéciale "Les giboulées de mars". (Télécharger l’Intégrale ICI
- Bort med Sillen ! (encore du hareng !), une Chronique "Le ventre du monde" de Bertil Sylvander.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h00-18h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.