La ferme verticale : image paroxystique de mondes agricoles en mutation
Pensées par certains comme la solution idéale pour garantir la sécurité alimentaire des villes ou imaginées par d’autres comme des constructions futuristes inquiétantes, les fermes verticales bousculent indubitablement les représentations sociales que nous avons tous des mondes agricoles et de la place qu’ils occupent dans nos sociétés contemporaines. L’érection de ces tours fertiles et l’irruption de l’agriculture dans la cité nous apparaissent de prime abord comme des ruptures fondamentales dans notre façon de concevoir non seulement la ville, mais aussi l’agriculture, l’agriculteur lui-même et la campagne. Toutefois, derrière ces ruptures apparentes, et au-delà des espoirs qu’ils peuvent susciter et des limites qu’ils laissent deviner, les projets de fermes verticales témoignent d’évolutions sociotechniques déjà à l’œuvre. La ferme verticale incarne une image paroxystique des mutations en cours et illustre bien l’éclatement contemporain des mondes agricoles.
Agriculture : une question urbaine
L’extension d’une urbanité dominante rend aujourd’hui la distinction urbain-rural, tout du moins d’un point de vue culturel et politique, moins flagrante. Les modes de vies et de relations sociales qui se retrouvent traditionnellement en milieu urbain s’étendent ainsi à la campagne. Populations rurales, agricoles, urbaines, partagent pour partie les mêmes aspirations et incertitudes. Réciproquement, les activités agricoles interpellent, très souvent sur le mode de la controverse, l’ensemble de la société en raison des enjeux alimentaires, environnementaux, climatiques et énergétiques dont elles sont porteuses. La ferme verticale incarne tout à la fois le « triomphe de l’urbanité » et l’affirmation d’une question agricole qui se pose à une planète aux 3,4 milliards de citadins [1]. Longtemps appréhendée au prisme de l’opposition ville-campagne, l’agriculture n’est plus nécessairement prépondérante dans l’espace rural. Celui-ci n’est plus dévolu aux seules activités agricoles : l’environnement local des agriculteurs n’est déjà plus forcément un environnement agricole et, sous l’influence de l’urbanisation, les surfaces agricoles apparaissent dans certaines régions en recul. Les agricultures urbaines et périurbaines se développent et les plus strictes exigences environnementales concourent à la redéfinition de l’occupation des terres.
La ferme verticale devient le symbole d’une modification profonde du rapport de l’agriculture à la ville. Hier, l’urbanisation ne signifiait que disparition de terres fertiles sous le bitume et destruction du végétal ou de l’animal. Demain, en consommant de l’espace rural, la ville ne ferait pas qu’ingérer l’agriculture, elle l’assimilerait, l’intègrerait en la transformant à son image. L’agriculture se ferait alors urbaine et artificielle en s’affranchissant du sol, tandis que la ville deviendrait plus « verte » et même « fertile », voire (paradoxalement) plus « naturelle ». La ville finirait-elle par se suffire à elle-même jusqu’à ne plus avoir besoin de la campagne pour se nourrir ? L’image de la ferme verticale nous invite en tous les cas à penser dès maintenant les modes de coexistence entre les villes et des mondes agricoles d’ores et déjà en recomposition.
Déstabilisation des architectures familiales et patrimoniales
Les projets de fermes verticales vont jusqu’à remettre en question la notion d’ « exploitation agricole », au moment même où émergent de nouvelles formes d’organisations sociales de la production [2].
Si l’agriculture familiale reste dominante, il n’en demeure pas moins que celle-ci prend des contours juridiques plus abstraits. Cette abstraction à l’œuvre est le signe d’une dissociation toujours plus grande entre le travail agricole et le capital d’exploitation d’une part, et la gestion patrimoniale et du capital foncier d’autre part. Les entreprises agricoles n’ont souvent de familial que le management patrimonial permettant d’assurer une rente à l’ensemble des associés encore issus d’une même parentèle. Ainsi les générations ayant quitté la vie active peuvent continuer de percevoir des rentes, des loyers ou des fermages. La propriété foncière est ici répartie non pas selon un cadastre et des lopins nommés mais en parts qui s’échangent ou se vendent verticalement entre les membres d’une même famille. Dans de nombreux cas, le capital ainsi constitué de génération en génération est suffisamment conséquent pour permettre à ces sociétés d’intégrer toutes les fonctions de la filière, de s’émanciper de toutes les formes d’organisation collective de production et de commercialisation, et de devenir des acteurs majeurs sur les marchés d’envergure nationale et internationale. Ces formes verticales sociétaires, au sein desquelles l’on peut voir émarger trois générations au même capital, se développent dans de nombreuses régions d’Europe. Si aujourd’hui ces formes peuvent s’incarner dans des assolements mis en commun couvrant plusieurs milliers d’hectares, d’autres sont déjà de vraies usines qui concentrent en une même unité de gestion voire dans un même lieu des activités d’élevage, de transformation... L’intégration verticale, la verticalité des enchevêtrements juridiques et/ou la concentration dans un espace restreint de nouvelles formes d’organisation sociale de la production agricole préfigurent l’émergence des fermes verticales.
Redéfinition des statuts sociaux et professionnels d’une population
agricole aux multiples casquettes, aux multiples visages
Avec les étages de la ferme verticale, nous pouvons également voir s’empiler les métiers agricoles. La ferme verticale évoque en effet assez bien le tuilage des statuts et la diversification des sources de revenus recherchée aujourd’hui dans de nombreuses entreprises agricoles. Aujourd’hui encore plus qu’hier, les agriculteurs ne se situent plus à un seul niveau d’actions. Ils sont tour à tour chef de culture, responsable d’un atelier de vente, manager ou salarié de la société qui les abrite et dont ils sont membres [3]. Peut-être, plus que toute autre activité, l’agriculture permet-elle un emboîtement des catégories professionnelles et une pluri-appartenance choisie au sein de l’entreprise. Depuis les ateliers de production aux derniers étages, au local de vente directe situé en rez-de-chaussée, en passant par les étages intermédiaires pouvant être dédiés aux bureaux du manager, la ferme verticale reflète des combinaisons de statuts de l’entrepreneur agricole.
Enfin, la ferme verticale pose la question de la coexistence en un même lieu de différentes populations participant aux activités agricoles. Elle témoigne de la capacité de l’agriculture à créer du lien social et insérer des publics aux origines diverses. En effet, même s’ils alimentent de nombreux imaginaires, les espaces ruraux ne pourront pas à eux seuls faire face aux processus d’exclusion et de précarisation urbaine. Dans de nombreuses villes d’Europe comme aux Etats-Unis, nous voyons déjà fleurir de nombreux chantier d’insertion agricole. Les projets de fermes verticales pourraient en être les prolongements en offrant, en un même lieu, un vivier d’emplois et de nouveaux dispositifs d’insertion permettant d’acquérir des compétences multiples.
Une solution « zéro-pollution » pour des agricultures sous tensions ?
Une agriculture à laquelle on demande et demandera de produire toujours plus et mieux pour répondre aux défis alimentaires et énergétiques ; une agriculture qui semble aujourd’hui tutoyer ces limites en termes d’intensification et de respect de l’environnement ; une agriculture en recherche d’innovations de rupture, rompant significativement avec le paradigme « conventionnel »… cette agriculture sous tensions ne serait-elle pas le terreau idéal pour voir s’ériger ces fermes verticales ?
Les agricultures en plein champ, qu’elles soient raisonnées, biologiques, ou encore sur la voie de l’écologiquement intensif [4], génèrent par essence (ou « par nature » pourrait-on dire…), des externalités négatives qu’aucune optimisation des modes de production ne pourra réduire en deçà d’un certain seuil lié à la variabilité des terroirs, aux aléas climatiques, aux équilibres chimiques et biologiques de l’air et du sol encore mal maîtrisables. La ferme verticale apparaît alors comme une solution enthousiasmante avec sa faculté à produire hors-sol, hors air ambiant, sans contact avec les masses d’eau de surface ou souterraines ; en un mot, sans lien physique direct avec les écosystèmes sensibles aux pollutions agricoles. Elle devient un écosystème avec autant d’équations que d’inconnues et où, grâce aux procédés hydroponiques ou aéroponiques, l’ensemble des pollutions potentielles sont évitées. On crée ainsi un filtre qui se veut infaillible entre son écosystème anthropique et les écosystèmes « naturels » par la maîtrise de l’ensemble des facteurs de production et l’affranchissement de l’ensemble des paramètres environnementaux. La ferme verticale est-elle l’aboutissement ou tout du moins « l’étape d’après » d’un processus de modernisation qui aurait paradoxalement trouvé la réponse à ses excès d’artificialisation dans l’artificialisation suprême ?
Las, une ferme verticale n’est pas qu’un empilement de parcelles agricoles. Elle est aussi et surtout un bâtiment dont les matériaux et le fonctionnement peuvent être, sauf saut technologique, bien plus impactants sur l’environnement à l’échelle de leur cycle de vie que leur équivalent de plein champs pour une production similaire. Ainsi, seuls les modes de productions présentant en plein champ les impacts potentiels sur l’environnement les plus élevés sembleraient pouvoir faire sens et trouver leur place dans les fermes verticales. Ces fermes verticales seraient alors à même d’héberger de façon pertinente une agriculture tout à la fois hors-sol, ultra-intensive, et peu polluante. Elles seraient particulièrement adaptées aux productions à forte valeur ajoutée, dont certains facteurs et impacts environnementaux sont plus difficilement gérables en plein champ, comme l’agriculture biologique par exemple [5]. Peu polluantes mais fortement consommatrices de ressources : sauf à recréer tous les processus physico-chimiques de l’air et du sol, il faut bien alimenter cet « écosystème » déconnecté et donc non auto-entretenu.
Des agricultures en plein champ multifonctionnelles, productrices
de biens et services
Cet idéal d’une ferme verticale, permettant tout à la fois d’allier intensification et réduction drastique des pollutions d’origine agricole, participe cependant d’une vision selon laquelle l’agriculture est monofonctionnelle, uniquement portée vers la production de biens matériels (en premier lieu les produits alimentaires) et dont les externalités sont majoritairement négatives : pollution de l’eau, émission de polluants atmosphériques, odeurs, etc. Or ce paradigme, réduisant l’agriculture à sa seule fonction de production de matières premières et engendrant par la même occasion des « dégâts collatéraux » à endiguer au mieux, apparaît aujourd’hui comme dépassé car incomplet. Les travaux synthétisés dans le Millenium Ecosystem Assesment [6]ont apporté un nouvel éclairage sur cette question en mettant en exergue l’ensemble des services environnementaux rendus par les écosystèmes, dont bien sûr les écosystèmes agricoles. Ces services écosystémiques rendus par l’agriculture, qui s’apparentent à une production et à une gestion d’actifs « verts », résultent systématiquement d’un lien physique entre la pratique agricole et le territoire : stockage de carbone, régulation des inondations, production d’eau, régulation des maladies, entretien de la biodiversité, esthétique des paysages, etc. Ces services écosystémiques sont par construction fortement territorialisés, liés organiquement à leur terroir et disparaissent donc pour leur plus grande part dès lors qu’on découple l’agriculture du sol et du territoire. Confiner la production agricole dans ces fermes verticales, se priver du lien au sol et au territoire, c’est limiter les pollutions, certes, mais c’est aussi se couper de ces bienfaits et ne concevoir l’espace rural qu’au travers de fonctions récréatives et de conservation (rendant toute liberté à la nature) tandis que l’agriculture en ville est à son tour restreinte à sa fonction de production agricole. Si l’on conçoit la ferme verticale comme alternative totale à l’agriculture liée au sol, on se prive de ces services vitaux, quoiqu’immatériels, rendus par une agriculture multifonctionnelle qui participe d’un écosystème « naturel » bien qu’anthropisé. Le lien au sol est donc un pré-requis à une agriculture multifonctionnelle. Concevoir la ferme verticale et sa production hors-sol comme une alternative à l’agriculture liée au sol nie donc d’une certaine façon l’importance majeure des services écosystémiques potentiellement rendus par l’agriculture et dont la société a un besoin de plus en plus impérieux à mesure que les aléas climatiques s’accroissent ou que l’érosion de la biodiversité s’amplifie.
Gérer la diversité de modèles possiblement vertueux
Les controverses qu’a subies le monde agricole, telles que celles portant sur les organismes génétiquement modifiés, nous invitent à réfléchir très tôt à l’acceptabilité sociale de ces nouvelles agricultures. Ainsi, s’il est facile d’envisager dans ces structures des productions maraîchères, qu’en est-il de l’élevage où les exigences en faveur du respect du bien-être animal sont croissantes ? Sans oublier les risques sanitaires envisageables liés à la concentration des animaux et/ou de végétaux en villes (zoonoses, allergies…). En marge de la question environnementale et sanitaire, la déconnection proposée par la ferme verticale entre un produit et son terroir impose également de se questionner sur une description et une caractérisation des qualités organoleptiques et culturelles des produits agricoles issus de ces immeubles. Et celui qui travaillera dans cette ferme verticale deviendra-il définitivement un urbain voire l’ouvrier d’usine agricole ou restera-il un agriculteur ? Quel statut social conférer à cet individu ? Un sujet d’autant plus sensible en France que son histoire nationale est intimement liée à celle de ses paysans ; et que les Français restent très attachés à l’image de l’agriculture familiale traditionnelle, perçue comme un facteur de réassurance alors que de plus en plus de consommateurs remettent en cause le « globalized agri-food system » suite aux crises sanitaires [7]. Les fermes verticales inspireront-elles confiance et participeront-elles de la reterritorialisation de l’agriculture par ailleurs recherchée ?
Si elles ne constitueront vraisemblablement pas la panacée, les fermes verticales restent porteuses de grands espoirs. Elles devraient permettre d’accroître sensiblement les volumes de productions agricoles en assouplissant la contrainte liée à la disponibilité de surfaces agricoles « traditionnelles ». De plus, comme nous l’avons évoqué, ces fermes pourraient présenter de nombreuses vertus environnementales si tant est que l’on cible les productions présentant les impacts environnementaux potentiels les plus élevés. Pour les productions à impact potentiel modéré et de mieux en mieux maîtrisés, comme le blé par exemple, qui nécessitent par ailleurs de grandes surfaces, seuls des sauts technologiques majeurs en terme d’éco-conception du bâti pourraient rendre la ferme verticale « compétitive » par rapport à un champ.
On se rend alors vite compte de l’intérêt, plutôt que de concevoir les fermes verticales comme se substituant à l’agriculture territorialisée et liée au sol, de réfléchir à comment ces formes diverses d’agriculture peuvent coexister et se compléter au sein de mondes agricoles déjà pluriels. De même que le développement des agricultures dans toutes les régions du monde apparaît aujourd’hui indispensable pour répondre aux défis alimentaire et environnemental, il convient de penser et promouvoir les modes de productions les plus vertueux dans leur diversité, en fonction des situations locales, au lieu de vouloir les opposer. Les fermes verticales apparaissent comme des solutions à des situations de problèmes localisés d’accès à l’alimentation et comme un mode de production adéquat aux productions agricoles problématiques en plein champ. Emblème des mutations agricoles à l’œuvre plus qu’image futuriste, cette figure de la ferme verticale nous incite à la prospective, à penser le futur proche et lointain pour œuvrer sur le présent. En cristallisant cette réflexion, la ferme verticale nous invite à chercher les réponses aux défis du XXIème siècle dans la diversification des mondes agricoles, en soulignant la multifonctionnalité des agricultures et la plurivalence des agriculteurs, plutôt que dans l’uniformisation de l’entreprise agricole et des modes de production.
François Purseigle
Maître de conférences en sociologie à l’École Nationale Supérieure Agronomique de Toulouse-Institut National Polytechnique, François Purseigle est ingénieur en agriculture (ISA Lille) et docteur en sociologie rurale.
De 2006 à 2008, il a notamment animé avec Bertrand Hervieu, Nonna Mayer et Jacques Rémy, au Centre de Recherches Politiques de Sciences Po-Paris (CEVIPOF), un projet sur la place des agriculteurs dans la vie politique. Il dirige actuellement un programme de recherche qui a pour objectif d’identifier et de caractériser les « agricultures de firme » (ANR Jeunes chercheurs).
Chercheur associé au CEVIPOF, il est également membre du conseil scientifique des Organisations Nationales de Vulgarisation Agricole et Rurale et membre du comité de veille stratégique de l’ACTA, réseau des instituts des filières animales et végétales.
Il est l’auteur de nombreuses publications dont Les Sillons de l’engagement : jeunes agriculteurs et action collective (L’Harmattan, 2004) et il a notamment codirigé l’ouvrage Les mondes agricoles en politique (Presses de Sciences Po, 2010).
Antoine Poupart
Responsable du service Agriculture Durable et Développement du groupe InVivo (Union nationale de coopératives agricoles), Antoine Poupart est ingénieur agronome diplômé de l’Institut Nationale Agronomique Paris-Grignon (PG03).
Il est en charge d’un service d’études et de développement d’outils et services relatifs à l’environnement et l’économie de l’environnement, dont la finalité réside dans la valorisation économique des services écosystémiques rendus par l’agriculture.
Pierre Compère
Chargé de développement au sein du groupe InVivo (Union nationale de coopératives agricoles), Pierre Compère est ingénieur agronome diplômé de l’AgroParisTech (PG03).
Rattaché à la direction Marketing Stratégique et Innovation, il accompagne les projets transversaux et les métiers du groupe dans leur développement, en conduisant des analyses d’opportunités et en animant la démarche d’innovation.
Visiter le site du Laboratoire d’Urbanisme Agricole (LUA)
- Télécharger "Dessine-moi une exploitation", par François Purseigle et Etienne Barda.