Si l’Agence de Protection de l’Environnement américaine est attaquée en justice, c’est pour avoir autorisé l’utilisation de deux néonicotinoïdes (des insecticides neurotoxiques très proches chimiquement de la nicotine), parmi une liste de 11 000 autres pesticides, par la procédure « d’autorisation conditionnelle » initialement créée pour des cas exceptionnels et d’urgence. Cette autorisation a l’avantage, pour les producteurs de pesticides, de ne pas nécessiter autant d’études préalables qu’une autorisation classique. Le clothianidine, l’un des deux néonicotinoïdes apparemment nocifs pour les abeilles, a par exemple bénéficié d’une autorisation conditionnelle en 2003. La société Bayer n’a fourni son étude d’impacts que 4 ans plus tard, après que l’ONG Natural Resources Defense Council l’ait poursuivie en justice pour l’obtenir. Et cette étude ne fait pas l’unanimité, y compris au sein de l’Agence de Protection de l’Environnement... En effet, elle est la seule à ne pas trouver d’effets alarmants aux néonicotinoïdes. Au contraire, de nombreuses études indépendantes montrent les effets nocifs de ces pesticides (cf. sources), particulièrement lorsqu’ils sont combinés avec d’autres : après 20 minutes d’exposition aux « néonics », les neurones des abeilles peuvent être endommagés au point d’affecter leur mémoire et leurs capacités olfactives… facultés éminemment nécessaires à leur survie.
Des apiculteurs blancs comme neige ?
Le mode d’élevage de plus en plus industriel des abeilles peut aussi être en partie responsable de leur disparition progressive. Particulièrement aux Etats-Unis, de nombreux apiculteurs nourrissent maintenant leurs abeilles au sucre pour ne pas qu’elles meurent pendant l’hiver, traitent leurs ruches avec des antiparasites toxiques dont les effets viennent se combiner avec ceux des pesticides se trouvant dans le pollen, les transportent très fréquemment pour les louer à des agriculteurs pour polliniser leurs cultures ou les déplacer vers des champs plus fleuris. Les ruches les plus touchées par le syndrome d’effondrement des colonies seraient aussi celles ayant une plus pauvre diversité génétique, qui diminue avec la sélection réalisée pour obtenir des ruches plus lucratives.
Un problème systémique ?
A ces critiques, les apiculteurs concernés pourraient répondre qu’ils cherchent justement, par là-même à lutter contre la surmortalité de leurs abeilles due à l’utilisation des « néonics »… Pour leur défense, il y a effectivement cette coïncidence temporelle : c’est à partir du milieu des années 2000 que la clothianidine et le thiaméthoxame ont été massivement utilisées aux Etats-Unis, et que le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles est clairement apparu. Un problème qui ne se limite pas aux abeilles mellifères. D’autres insectes – les pollinisateurs sauvages étant d’ailleurs plus importants pour la biodiversité que nos amies domestiques – et divers animaux souffriraient aussi des néonicotinoïdes, qui sont les insecticides les plus utilisés au monde (BBC News). Ces derniers sont appelés « systémiques » car ils sont intégrés à la plante et véhiculés par leurs tissus vasculaires. D’où cette hypothèse : plutôt que d’être tuées directement, les abeilles rapporteraient du pollen contaminé dans leurs ruches (The New York Times). Evidemment, dans ce cas de figure, la nocivité est amplifiée par les cocktails explosifs entre différents herbicides, fongicides, pesticides qui se retrouvent dans ces mêmes ruches via d’autres pollens.
Comme un air d’enfumage…
Au-delà de la question des dispositifs administratifs, avec une Agence de Protection de l’Environnement américaine qui semble assez laxiste pour accorder, sur toutes les autorisations données, 65% d’autorisations conditionnelles sans exiger d’études approfondies, cette affaire révèle les tensions qui sous-tendent le marché des insecticides, ainsi que la crédibilité des études scientifiques, parfois contradictoires. Ici, les études sur les néonicotinoïdes reconnaissent leur fiabilité limitée, en raison de l’impossibilité d’isoler le facteur à étudier, puisque même les espaces non traités aux pesticides peuvent y être indirectement exposés. Pour autant, lorsqu’un problème a des causes multifactorielles, s’il est intelligent de ne pas faire jouer le rôle de bouc émissaire à une seule, il est aussi sage de limiter celles qui ont pu être identifiées. Ainsi, les pesticides mis en cause aux Etats-Unis ont déjà été partiellement interdits en France, en Allemagne, en Italie et en Slovénie (The Guardian). Mais la proposition de la Commission européenne qui aurait dû s’appliquer dès le 1er juillet 2013, qui vise à interdire trois néonicotinoïdes sur quatre cultures très fréquentées par les abeilles, n’a toujours pas été votée par une majorité d’Etats membres. Et pourtant… bien au-delà du simple bien-être des apiculteurs, le sujet concerne par exemple un quart du régime alimentaire américain, pour la pollinisation des amandiers, pommiers, oignons et autres pastèques...
Une revue de presse de Diane Lambert-Sébastiani, stagiaire à la Mission Agrobiosciences et étudiante à l’IEP de Toulouse.
Sources :
Communiqués de presse, rapports et études scientifiques :
- Communiqué de presse Beekeepers and Public Interest Groups Sue EPA Over Bee-Toxic Pesticides, 21 mars 2013.
- Communiqué de presse de l’EFSA, L’EFSA identifie les risques associés aux néonicotinoïdes pour les abeilles, 16 janvier 2013.
- Résumé et accès à deux études dans la revue Science, The Global Plight of Pollinators, 29 mars 2013.
- Rapport de l’ONG Natural Resources Defense Council, Most Pesticides Are Approved by Flawed EPA Process, mars 2013.
- Rapport de l’American Bird Conservancy, The Impact of the Nation’s Most Widely Used Insecticides on Birds, mars 2013.
- Exposure to multiple cholinergic pesticides impairs olfactory learning and memory in honeybees, étude parue le 7 février 2013 dans The Journal of Experimental Biology.
Articles étatsuniens :
- Science Today, de California Academy of Sciences, Saving bees, 1er avril 2013.
- On Earth Magazine, Honeybees to EPA : Where Is Thy Sting ?, 29 mars 2013.
- The New York Times, Mystery Malady Kills More Bees, Heightening Worry on Farms, 28 mars 2013.
- Bloomberg, Beekeepers Sue EPA Over Pesticide Approvals, 22 mars 2013.
- Nature, Reports spark row over bee-bothering insecticides, 16 janvier 2013.
Articles européens :
- The Guardian, Pesticides linked to honeybee decline, 29 mars 2013.
- The Guardian, Pesticide makers propose plan to help bees, 28 mars 2013
- Le Monde, Bataille judiciaire aux Etats-Unis sur les pesticides tueurs d’abeilles, 28 mars 2013.
- La France Agricole, Les autorités accusées d’avoir autorisé des pesticides à risque, 28 mars 2013.
- The Guardian, Pesticide makes bees forget the scent for food, new study finds, 27 mars 2013.
- Actualité News Environnement, L’Union Européenne pourrait interdire certains pesticides pour protéger les abeilles , 27 mars 2013.
- BBC News Scotland, Dundee researchers find pesticide mix stops bees learning
- The Guardian, Insecticide ’unacceptable’ danger to bees, EFSA report finds, 16 janvier 2013.