03/12/2013
Agriculture, alimentation et société. Un éclairage de la crise de l’agroalimentaire (3 décembre 2013)

L’accord allemand Merkel/SPD, une opportunité pour la Bretagne ? (Publication originale)

Ah, la Bretagne ! Pas un jour sans qu’un reportage ne polarise ici sur la révolte des bonnets rouges, là sur les entreprises de l’agroalimentaire qui s’effondrent, plus loin sur la casse des portiques et bornes écotaxe, sans oublier les indéboulonnables « cochons qui puent »…
Un peu (beaucoup) agacé que la Bretagne soit ainsi caricaturée, dans cet entretien avec la Mission Agrobiosciences, Jean-Paul Simier directeur des filières alimentaires à l’Agence économique de Bretagne, remet les pendules à l’heure. Sans exonérer la région d’excès productivistes, il rappelle qu’elle travaille aussi l’innovation, la qualité et la diversification. Elle possède ainsi l’un des réseaux bio les plus dynamiques de France, une quinzaine de filières, de très belles entreprises, y compris dans le secteur des viandes, et reste une terre d’investissements. Par exemple, les Chinois mettent des billes dans le lait… à Carhaix.
Dans son analyse de la situation actuelle, Jean-Paul Simier pointe, d’une part, la crise générale de l’emploi industriel en France, d’autre part les pratiques de la distribution française, l’une des plus voraces avec ses fournisseurs, et, enfin, la déficience de l’Europe en matière sociale et environnementale. Et d’espérer que l’accord Merkel/SPD permettra - il est temps- une convergence plus forte, tirant l’ensemble des acteurs vers le haut.

L’accord allemand Merkel/SPD, une opportunité pour la Bretagne ?

Un entretien avec Jean-Paul Simier (15 novembre 2013), agronome, économiste, directeur des filières alimentaires à l’Agence économique de Bretagne, et co-auteur du rapport Cyclope sur les marchés mondiaux (chapitre viandes), tous les ans, depuis plus de dix ans.

Mission Agrobiosciences : Quel diagnostic portez-vous sur la crise que traverse actuellement la Bretagne ? Y-a-t-il un biais dans ce que nous lisons ou entendons ? Manque-t-il des éclairages que nous n’aurions pas vus ici ou là ?
Jean-Paul Simier : Concernant cette crise, on parle beaucoup de l’agroalimentaire. C’est normal puisque, avec 40% des emplois, ce secteur demeure le premier employeur industriel de Bretagne – première région agroalimentaire de France.
Mais en fait, plus qu’un problème spécifique de l’agroalimentaire, je pense que cette crise nous renvoie plus globalement à la situation industrielle critique que connaît le pays. Si l’agroalimentaire breton était le seul secteur industriel touché, ce ne serait pas grave. Sauf que de l’électroménager aux Télécom, en passant par le transport, la chimie ou le textile, de très nombreuses filières sont affectées. Pour moi, on devrait parler d’agroalimentaire en Bretagne, comme on parle de sidérurgie en Lorraine, de textile dans le Nord ou de chimie à Fos-sur-Mer… Regardez la carte des emplois menacés par des plans sociaux publiée la semaine dernière par le ministère du Travail : près de 80 000 postes sont menacés sur l’ensemble du pays [1].
Je dis donc qu’il faut réinterpréter les événements qui se déroulent en Bretagne à la lumière de la désindustrialisation que vit le pays depuis 20 ans. La France a perdu environ 1/3 de ses emplois industriels depuis 1998, soit un million de postes, dont plus de 50 000 l’année dernière.

Cette crise de l’agroalimentaire serait donc avant tout une crise de l’emploi industriel…
Oui, une crise de la compétitivité. L’année dernière, le rapport Gallois [2] avait pointé le manque de compétitivité des produits finis français, le retard en termes d’innovation, les charges pesant sur les entreprises… Toute l’industrie française a perdu en compétitivité, y compris l’agroalimentaire qui, jusqu’alors, n’avait pas été beaucoup frappée par les crises, même par celle de 2008 qui avait pourtant provoqué un effondrement important de l’activité industrielle. Mais voilà, cinq ans après, c’est l’effet retard. Comme les autres secteurs industriels, l’agro n’est pas épargnée, en raison notamment de l’hyper-compétition à l’échelle européenne.
Prenez l’intensification de la concurrence sur le coût du travail dans un certain nombre d’industries agroalimentaires, surtout dans le secteur des viandes. Il n’y a pas de Smic pour les ouvriers des abattoirs allemands. Pas étonnant dès lors que, dans certaines entreprises, une majorité de main-d’œuvre étrangère (Roumains, Polonais, Hongrois…) travaille à des coûts deux à trois fois inférieurs au salaire minimum en vigueur en France.
Il existe une Europe monétaire, une Europe économique mais il reste un vrai problème de convergence environnementale et sociale, sur les salaires nets et les cotisations sociales. Cependant, il y a bon espoir que cela change avec la réélection de Angela Merkel qui se voit dans l’obligation de faire alliance avec le SPD [3].
Autre point sur lequel j’aimerais insister : depuis une dizaine d’années, les marges des industriels ont été divisées par deux dans l’agroalimentaire en France. Pourquoi ? Parce que l’alimentation est devenue un produit d’arbitrage de la consommation des ménages, qui n’y consacrent plus que 13% de leurs revenus. Du coup, l’alimentation sert de produit d’appel dans la guerre des prix que se livrent les grandes enseignes de la GMS. Au passage, le secteur de la distribution française est l’un des plus voraces avec ses fournisseurs. Il nous faut donc réinventer un système offrant une répartition plus juste de la valeur des produits et une meilleure coopération entre l’amont et l’aval de la filière. Car, à terme, on ne pourra pas proposer uniquement du low cost dans les rayons des supermarchés. Reste que cette question semble tabou ; on ne parle que des producteurs agricoles et des transformateurs, jamais de la distribution. Le député européen José Bové a fait un rapport [4] sur le sujet, dans lequel il appelle à revoir l’organisation de la chaîne alimentaire en Europe, car, bien entendu, cette question des prix ne concerne pas que la France.

Dans les commentaires, le modèle agroalimentaire breton hyper-productiviste est souvent pointé du doigt… Il serait en bout de course…
On ne se serait pas adapté, c’est pourquoi nous fermerions aujourd’hui des entreprises. Oui, forcément : les entreprises en difficulté ne se sont sans doute pas adaptées. Celles qui tombent maintenant n’ont pas mené les meilleures stratégies, les meilleurs managements, les meilleures innovations et cumulent des défauts de performance. Alors, oui, il faut se poser des questions sur le modèle productif mais ne pas oublier le poids de l’hyper compétition européenne. Je comprends les salariés en colère qui rappellent que si le cochon allemand se vend en France, c’est qu’il est encore moins cher que le nôtre... Comparons notre agro-industrie à d’autres, bien plus industrielles, y compris au niveau des élevages. Quand ils comptent 200 truies en Bretagne, ce peut être 1 000 en ex-Allemagne de l’Est ou au Danemark, et 10 000 en Russie ou en Ukraine.

Quelles sont les entreprises les plus touchées en Bretagne et les filières qui se portent bien ?
La crise du secteur agroalimentaire en Bretagne touche surtout des entreprises de l’amont, de la viande (et le saumon Marine Harvest) principalement tournées vers la première transformation d’importants volumes de produits issus de l’agriculture. Il s’agit donc plutôt d’entreprises basées sur une stratégie volumes/prix, dont on sait depuis longtemps que, fragilisées par la mondialisation, la concurrence et l’arrivée des pays à plus bas coûts, elles vont avoir des problèmes économiques. Et malheureusement, elles représentent un poids très important, car elles emploient énormément de main d’œuvre.
Mais je tiens à souligner ici que toutes les sociétés travaillant dans la viande ne sont pas en difficulté. Il y a un biais dans la presse. Les médias ont tendance à dire que l’ensemble de l’agroalimentaire breton est en difficulté. Non, mille fois non ! Les journaux parlent sans cesse des quatre entreprises bretonnes qui vont mal. Mais il y en a 496 autres dont ils ne parlent jamais. Et certaines dans la viande vont bien. LDC [5], n°1 français de la volaille, n’est pas en difficulté et doit même investir 100 millions d’euros dans l’année. Le groupe Bigard, premier transformateur de viande en France, est breton et n’a pas de difficultés.
En fait, l’agroalimentaire breton compte une quinzaine de filières : les viandes (porcine, de volailles, bovine) et les charcuteries salaisons -c’est dans ce secteur dont on parle tant que se concentrent les difficultés-, mais aussi les produits laitiers, les plats cuisinés et produits traiteurs, les conserveries de poissons, les légumes frais et transformés, la biscuiterie, la viennoiserie, les boissons, les produits alimentaires intermédiaires, etc. Et de toutes ces filières-là, on ne parle jamais. Cela ne veut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes - la dégradation des marges touche tout le monde. N’empêche, des entreprises continuent à investir près de 500 millions d’euros par an dans la région et créent de l’emploi. Et cela va continuer, car le marché de l’agroalimentaire explose au plan mondial. D’ailleurs, de plus en plus d’importateurs, notamment les Asiatiques, viennent acheter nos produits bretons.

Un exemple ?
A Carhaix, un des hauts lieux de la contestation, les Chinois [6] vont investir 100 millions d’euros dans une usine pour fabriquer du lait infantile en poudre, avec du lait de vaches bretonnes, qu’ils vont exporter dans leur pays. La raison est simple : les mamans chinoises n’ont plus confiance dans le lait chinois depuis le scandale de la mélanine.

On sait finalement assez peu qu’une diversité d’entreprises, de tailles différentes, de produits variés coexistent en Bretagne.
Oui, il n’y a plus un seul modèle, celui des années 70 (à la fin des Trente Glorieuses) où se sont développés les élevages intensifs à base de produits importés selon une stratégie de volumes/prix - comme l’ont fait les Néerlandais, les Danois, les Espagnols.
Aujourd’hui, il existe une hyper-diversification des activités en Bretagne, avec quelques réussites. Par exemple, Triballat Noyal (yaourts Vrai) est leader, quasiment devant Danone, pour les yaourts bio. C’est breton, et cela n’a rien à voir avec les poulets export de chez Doux.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que la Bretagne possède un des réseaux bio les plus dynamiques en France, via les Biocoop. Leur principe ? Faire du bio, bien sûr, et du commerce équitable, c’est-à-dire rémunérer correctement les fournisseurs, agriculteurs et transformateurs et ne pas les assommer en termes de prix, tout en contractualisant un peu plus à moyen/long terme. Il s’agit d’un partenariat et non plus le simple flux tendu, dans un rapport agressif entre un fournisseur et un distributeur. Et puis, certaines de ces filières sont organisées sur un mode très collaboratif avec des groupements de producteurs, pour le maraîchage par exemple. En retour, les distributeurs remontent vers l’amont les besoins, des commandes, etc.

En substance, vous dites que la mondialisation un peu sauvage ne tire pas la Bretagne vers le haut en terme de qualité, mais plutôt vers le bas, sans que cela vous exonère de changer. Changer quoi, comment ?
Les maîtres-mots sont investissement et modernisation des élevages, des entreprises… Pas pour pratiquer du gigantisme, mais pour améliorer les process de production. Par exemple, dans l’abattage, où les conditions de travail sont difficiles, des investissements sont indispensables en robotique, automatismes, capteurs… Ou encore, pour réaliser des usines moins gourmandes en énergie, voire qui produisent de l’énergie par méthanisation ou recyclage de chaleur...
Nous devons aussi travailler la qualité et la diversification, dans le déploiement de circuits courts et de proximité, sans pour autant les opposer aux circuits longs. Car désormais le consommateur achète circuit court un jour, circuit long le lendemain, produit hyper-élaboré industriel ou produit du terroir une autre fois. Nous devons donc être présents sur toute la gamme de produits pour une offre complète. Sans oublier de re-raconter l’histoire au consommateur : l’alimentation, ce ne sont pas des boulons. Donc si nous voulons redonner de la valeur à nos produits, il nous faut aussi les vendre à un prix plus juste. Cela passe, notamment, par une autre manière de travailler avec la distribution, faute de quoi rien ne sert de faire des produits de qualité s’ils sont vendus moins d’un euro.
Très important également, nous devons repérer et renforcer les bonnes pratiques qui, trop souvent, restent l’apanage de quelques pionniers. Nous devons faciliter leur généralisation au plus grand nombre. J’ai en tête l’exemple d’ingrédients naturels pour les plats préparés.
Reste enfin à trouver, pour certains projets, le bon curseur en terme d’acceptation sociétale, comme par exemple la production d’algues, qui suscite d’importants conflits d’usage sur le littoral.

Lire d’autres publications avec Jean-Paul Simier, sur le site de la Mission Agrobiosciences

Sur la crise de l’agroalimentaire en Bretagne :


Une interview de Jean-Paul Simier (15 novembre 2013), directeur des filières alimentaires à l’Agence économique de Bretagne

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[2Dans son rapport sur la compétitivité française, remis en novembre 2012 au Premier Ministre, Louis Gallois proposait de « créer un choc de compétitivité ».

[3Un accord a effectivement été signé avec les socio-démocrates, mercredi 27 novembre. Les conservateurs acceptent enfin la création d’un salaire minimum en Allemagne (8,50 euros de l’heure), à partir de 2015.

[5Société spécialisée dans l’élevage, la transformation et la commercialisation de volailles, ainsi que dans l’élaboration de plats cuisinés. Numéro un européen de la volaille, le groupe possède notamment les marques Le Gaulois, Poulets de Loué, Maître Coq, Marie et Traditions d’Asie. Son siège social est à Sablé-sur-Sarthe (Région Pays de la Loire)

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