06/10/2015
Cogestion, magots, erreurs de stratégie...

Crise de l’élevage : enlevez les oeillères !

A chaque crise agricole, les Français - qui ont fini par tout ignorer ou presque de leur agriculture - redécouvrent avec étonnement l’expression revendicative des paysans. Ils voient surtout les avantages que l’on peut tirer d’un parc de tracteurs, moissonneuses et poids lourds en tous genres, pour bloquer les routes ou assiéger les préfectures. Les mauvaises langues diront que la force est la manière des faibles mais, en l’espèce, ce n’est pas faux : peur de disparaître corps et âmes, revenus et moral dans les chaussettes, les paysans sont effectivement bien affaiblis.
A qui la faute ? Pas forcément à ceux qui sont systématiquement désignés dans les manifestations.

En tout cas, certainement pas au ministre ni à ses prédécesseurs, qui ont souvent tenté, avec plus ou moins d’allant, d’éteindre des incendies allumés bien avant leur prise de fonction.. Stéphane Le Foll, ayant pris soin d’arriver à son poste avec un vrai projet dans ses cartons – l’agroécologie - ne comptera pas parmi le plus tocard des hôtes de l’hôtel de Villeroy. Certainement pas non plus à l’Europe qui, malgré tous les maux, les normes et les paperasseries dont on l’accable, n’est pas étrangère au niveau exceptionnel de performance auquel notre agriculture s’est hissée en moins de 50 ans.

Et si on questionnait aussi la profession ?

Que l’époque soit à la haine systématique de nos élus et de nos responsables politiques ne justifie pas pour autant que l’on ne rende pas à César ce qui lui appartient, et aux agriculteurs les conséquences de leurs stratégies hasardeuses. Si les éleveurs tirent aujourd’hui la langue, il y a certainement à regarder du côté de la distribution et des politiques européennes, mais il y a aussi et surtout à questionner une profession sur les modèles qu’elle a choisis librement et qui la conduisent aujourd’hui à la ruine. Depuis quand un chef d’entreprise qui se trompe tout à la fois d’orientation, de produit et de marché - et fait ainsi faillite en toute logique - fait endosser la responsabilité aux pouvoirs publics et payer le contribuable, après l’avoir bloqué une heure dans un bouchon pour lui faire la morale ? La profession agricole est-elle à ce point singulière qu’elle peut déroger à la raison sans que personne n’y trouve rien à redire ?

En matière de production de viande, les seules filières rentables en 2014 et 2015 sont celles des productions labellisées de qualité. Ceux qui ont misé sur l’élevage industriel bas de gamme ultra-concurrentiel sont donc face à une erreur de choix d’entreprise, dont on parle depuis au moins la crise de la vache folle (plus de 20 ans), erreur qu’ils ont feint d’ignorer et qui leur incombe aujourd’hui pleinement. Les éleveurs en colère auront beau demander la tête de leur ministre, un patron d’exploitation reste un patron, et personne d’autre que lui ne décide s’il fera du maïs, du rutabaga ou du poulet de chair et si ces oiseaux batifoleront dans un pré ou seront entassés dans un bâtiment à 25 par m².

La politique du piètre

Il fallait habiter sur Jupiter depuis 20 ans pour ne pas avoir entendu que certaines limites semblaient atteintes en matière de pratiques d’élevage. Qui ne s’est pas interrogé sur les risques économiques, sanitaires, environnementaux, biologiques… des élevages où le respect de la vie n’a plus aucune importance ; où la chair est rendue au rang de minerai et où la cupidité justifie toutes les chimies, toutes les souffrances et beaucoup de tromperies aux consommateurs ? Lorsque l’on produit de la piètre qualité, on finit toujours par vous la payer à piètre prix, et les revendications de réévaluation à la hausse du prix de piètres produits douteux sont, reconnaissons-le, un peu grotesques. Parmi les éleveurs, ceux qui se sont empêtrés dans des dettes monumentales pour produire de la viande à 3€ le kilo, gonflée d’eau et aromatisée aux antibiotiques, ont là un sérieux et urgent examen de conscience à engager.

Autre procès en responsabilité à prévoir, celui de la profession, de ses instances consulaires et notamment de son syndicalisme. Il est tout de même assez curieux qu’un secteur professionnel rassemblé à plus de 80% autour d’une même organisation syndicale depuis plus de 40 ans, ne songe pas à lui demander quelques explications sur la qualité de ses conseils, des modèles qu’elle propose, ou sur son efficacité à défendre une corporation dont les effectifs ont fondu pour trois-quarts, qui a vu ses revenus stagner et son image se dégrader à vue d’œil. Qu’il ne songe pas également à le questionner sur l’usage qu’il fait, au titre de la cogestion, de son rôle au côté de l’Etat à participer à l’élaboration des politiques publiques qu’il conteste aujourd’hui avec tant de virulence. Il y a bien des pays et bien des corporations où de si médiocres résultats syndicaux auraient été sanctionnés de façon plus expéditive.

Richesses insoupçonnées

De la même manière, il serait intéressant d’entendre dans les détails l’usage que font les grandes organisations professionnelles agricoles richissimes de leurs actifs tentaculaires, de leurs mirobolantes trésoreries, de leurs astronomiques « contributions volontaires obligatoires », dès lors qu’il s’agit de soutenir les leurs et notamment les plus démunis d’entre eux. La Cour des comptes relève périodiquement le flou artistique (sic) qui règne sur ce magot, mais n’a pas encore évoqué sa pingrerie face à son plus élémentaire devoir de solidarité. Car, bien sûr, il n’aura pas échappé aux Français que c’est dans leur poche que l’on vient une fois de plus chercher pour aider les agriculteurs alors que, dans le même temps, leur organisations professionnelles se constituent des empires industriels et financiers vertigineux. Le décalage laisse dubitatif…

Les éleveurs français qui souffrent doivent aujourd’hui avoir pleinement conscience du caractère dérisoire des aides qu’ils demandent. De même, s’en prendre à leurs homologues européens, espagnols ou allemands, qui ont fait les mêmes choix qu’eux et sont donc condamnés à la même course suicidaire, n’a pas non plus de sens. C’est de trajectoire qu’il faut changer. C’est autrement qu’il faut produire. C’est à d’autres conquêtes qu’il faut désormais se consacrer. Au pays des terroirs que le monde entier nous envie, des labels de qualité, des savoir-faire, des saveurs, des races d’exception… il y a certainement d’autres pistes à explorer pour créer des richesses et faire vivre dignement l’agriculture, plutôt que de s’obstiner à flatter ses dérives. Que l’agriculture manie la tradition de la jacquerie tant qu’elle en a encore les moyens, mais qu’elle fasse attention de ne pas lasser les consommateurs, les citoyens, les contribuables, qui financent l’agriculture de leurs impôts, et abondent chaque année des aides exceptionnelles exigées par la force, pour finalement avoir beaucoup de doutes sur ce que l’on met dans leur assiette et leur environnement.

Christophe de Heaulme.


Un billet d’humeur de C.de Heaulme (Mission Agrobiosciences). 5 oct 2015

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