27/01/2011
Vient de paraître dans le cadre des 16ièmes controverses de Marciac (août 2010)
Nature du document: Actes des débats
Mots-clés: Consommation

Sécurité alimentaire du bassin méditerranéen : un deal gagnant-gagnant est possible entre les pays du Sud et ceux du Nord (publication originale)

Peut-on être optimiste pour la sécurité alimentaire du bassin méditerranéen ? Sur quelle base, quelle cohésion, quelles coopérations pourrait-elle s’opérer ? Partant du constat que les pays du Sud de la Méditerranée connaissent des déficits agricoles et alimentaires structurels, et que ceux du Nord restent largement excédentaires, l’économiste algérien Slimane Bedrani pense qu’il est possible de construire un deal gagnant-gagnant entre les deux rives de la Méditerranée. A condition que les terres ne soient pas détournées de leur vocation agricole, au profit des carburants. Ses explications livrées au cours des 16èmes controverses de Marciac, organisées par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers, les 30, 31 juillet et 1er août 2010.

Sécurité alimentaire du bassin méditerranéen : un deal gagnant-gagnant est possible entre les pays du Sud et ceux du Nord.
Par l’économiste algérien Slimane Bedrani.

Oui, un deal gagnant-gagnant est possible, à condition que tout le monde soit raisonnable, ce qui est plus problématique...
En réfléchissant à la question posée par les organisateurs, « L’agriculture et l’alimentation peuvent-elles être le ciment de la Méditerranée ? », j’ai pensé qu’elle devait faire référence à la Politique agricole commune, qui a été menée dans l’Union européenne depuis la signature du traité de Rome en 1957. Et j’ai trouvé la comparaison un peu osée, comme si l’on tentait de comparer la construction de l’Union européenne et une construction souhaitée autour de la Méditerranée. Or les intervenants précédents ont bien montré que ce n’était pas du tout le cas. Effectivement, ce qu’a fait l’Union européenne, depuis le traité de Rome, a vraiment consisté à construire un espace économique intégré, avec une libre circulation des hommes, des capitaux, des marchandises, et une très grande solidarité entre les pays. Ce qui n’est pas du tout prévu tant par le processus de Barcelone que dans l’actuelle Union pour la Méditerranée.
Aussi, j’ai pensé qu’il fallait reformuler ainsi la question, plus modestement : L’agriculture et l’alimentation peuvent-elles rapprocher – et non plus cimenter- les pays méditerranéens entre eux ?
Deux éléments de réponse : dans le premier, j’examinerai, brièvement, l’état des agricultures méditerranéennes, du Nord et du Sud ; dans le second, j’essaierai de voir en quoi pourrait consister un deal gagnant-gagnant entre les pays du Nord et les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. La Turquie étant un cas particulier, car ce grand pays agricole est largement autosuffisant et approvisionne déjà de nombreux pays du Moyen Orient.

L’état des agricultures méditerranéennes : des déficits structurels
A grands traits, il existe des déficits structurels au Sud et des excédents au Nord. A l’exclusion de la Turquie, selon les statistiques de la FAO, tous les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée ont une balance agricole et alimentaire déficitaire, en moyenne annuelle pour la période 2003-2007 - à l’exception de la Syrie en 2006 et 2007, et de la Tunisie en 2006.
Par ailleurs, tous les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, toujours à l’exclusion de la Turquie, sont déficitaires en produits alimentaires de base. Si l’on prend le blé, par exemple, seule la Syrie dispose d’une production toujours supérieure à ses disponibilités alimentaires au cours de la décennie 1998 – 2007. Le Maroc ne présente cette situation pour le blé que durant deux années seulement, sur dix ans. Concernant les huiles végétales, seule la Tunisie a eu une production supérieure à ses disponibilités alimentaires au cours de quatre années, pendant la décennie 1998-2007. Idem pour les légumes secs, sauf pour la Syrie et le Maroc qui s’auto-suffisent constamment pour ces produits. Enfin, pour le lait, tous les pays sont déficitaires sauf l’Egypte, le Maroc, la Syrie et la Tunisie. Concernant la viande, deux pays seulement seraient autosuffisants : le Maroc et la Syrie.
Mais derrière le terme « autosuffisant » se cache, en réalité, des niveaux de consommation relativement faibles. Par exemple, au Liban, qui est le pays le mieux nanti des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée en consommation de viande, la ration de viande par habitant ne représente que 56% de celle des pays du Sud de l’Europe. La ration de lait en Algérie, qui est un des plus gros consommateurs de ce produit par habitant pour les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, ne représente que 52 % de celle des pays de l’Europe du Sud en 2007.
On voit donc que les déficits sont extrêmement importants. Et on peut penser qu’ils vont se maintenir dans le futur. Pour plusieurs raisons.
D’abord, la croissance démographique de ces pays restera probablement relativement forte, en tout cas plus forte que celle des pays du Nord de la Méditerranée, et cela va entraîner une augmentation de la demande alimentaire. Ensuite, on peut espérer un certain rattrapage, même s’il opère relativement lentement, par les pays du Sud des niveaux de consommation des pays du Nord. Enfin, on peut penser que les marges d’accroissement de la productivité en matière agricole, qu’on peut espérer dans les pays du Sud, vont probablement se réaliser aussi à un rythme relativement lent.

Des excédents pour les pays de l’Union européenne
Dès 1957, l’un des principaux objectifs du Traité de Rome est de construire un système agricole et alimentaire commun à l’ensemble des pays qui formaient, à l’époque, la Communauté économique européenne (CEE). L’objectif explicite du Traité de Rome était de faire en sorte que les agricultures européennes puissent devenir extrêmement productives, qu’elles puissent produire de la nourriture pour les Européens à des prix très bas, qui permettraient une accumulation du capital à des niveaux élevés. Cet objectif d’autosuffisance de l’Union européenne est très rapidement atteint : dès les années 70, l’Europe est autosuffisante sur le plan alimentaire et enregistre des excédents pour le lait, le vin, la viande bovine, les céréales. Très vite, le stockage ou la destruction de ces excédents va coûter cher au budget communautaire. Pour maîtriser ce phénomène, la CEE va introduire en 1984 les quotas laitiers et va subventionner les exportations agricoles, par le mécanisme de restitution . Enfin, l’une des principales mesures que prendra l’Union européenne pour tenter de limiter les productions de certains produits, comme le blé et les oléagineux, va être le gel des terres.
Cependant, malgré ces politiques, les excédents agricoles et alimentaires européens subsistent puisqu’en 2009, l’Europe a envisagé d’envoyer une partie de ses excédents à Haïti, après le tremblement de terre de janvier 2010.

En conclusion, on a des déficits structurels au Sud et des excédents au Nord. Il semblerait logique que, dans le futur, les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée s’approvisionnent en produits alimentaires de base dans les pays du Nord de la Méditerranée. Logique, ne serait ce que du point de vue d’une agriculture durable. Car je ne vois pas pourquoi et au nom de quoi nous irions nous approvisionner en lait en Nouvelle Zélande, à des milliers de kilomètres plutôt qu’à deux pas de chez nous.

Le deal global à construire entre les pays du Sud et ceux du Nord de la Méditerranée
Les relations actuelles entre l’Union européenne et les pays du Sud de la Méditerranée, en matière d’agriculture et d’alimentation, sont aujourd’hui régis de façon presque généralisée par les accords sur la zone de libre échange signés entre l’UE et différents pays.
En matière agricole, a toujours existé une clause d’exception qui autorise un pays à rétablir des barrières tarifaires (droits de douanes ou autres taxes) pour se protéger en cas de distorsion grave des échanges (c’est-à-dire quand une de ses filières de production stratégique est gravement menacée par la concurrence étrangère)..
Reste que dans les différents accords que l’UE a signés avec les pays du Sud de la Méditerranée, aucun ne remet en cause le principe selon lequel l’UE subventionne très largement, directement ou indirectement, ses produits agricoles et alimentaires à l’exportation ou à la production. Les pays du Sud de la Méditerranée se trouvent donc concurrencés sur leurs propres marchés par des produits agricoles européens largement subventionnés, sans pouvoir agir.
Alors quel serait le deal entre l’Europe et les pays du Sud de la Méditerranée ? Pour être pleinement efficace, ce deal ne porterait pas uniquement sur l’agriculture et l’alimentation, mais devrait être global.
Je pars de l’hypothèse, qui me paraît raisonnable, que l’UE a besoin d’avoir des voisins relativement prospères. Dans ces conditions-là, sa sécurité globale serait mieux assurée. Il ne s’agit pas seulement d’une question de sécurité, mais aussi d’intérêt économique bien compris.
Le deal global serait que l’Europe « aide » les pays du Sud de la Méditerranée à une certaine convergence avec les niveaux de vie et de revenus des pays du Nord de la Méditerranée. Qu’y gagnera l’Europe ? En se développant, les pays du Sud deviendront des marchés plus prospères et achèteront davantage à l’Union européenne, que ce soit des équipements, des biens de consommation ou des services. Tout le monde y trouverait son compte.
Sans aller jusqu’à dire que l’Union européenne devrait avoir la même politique, surtout financière, que celle qu’elle a menée pour la Grèce, ou encore pour l’Espagne ou les pays de l’Est de l’Europe au moment de l’élargissement, elle pourrait faire davantage que ce que propose l’UPM - ou proposait le processus de Barcelone. Par exemple, consentir des aides, sous forme de prêts à long terme aux pays du sud de la Méditerranée, afin que ces derniers puissent converger avec les pays européens. Pour qu’il y ait un véritable rattrapage.

Le rôle de l’agriculture dans ce deal
Dans ce deal, les pays européens approvisionnent les pays du Sud méditerranéens en produits agricoles de base à des prix relativement raisonnables, tout en consentant des crédits à des taux d’intérêt relativement bas. Pourquoi ?
Ces biens agricoles de base sont, pour les économistes, des biens salaires. Ils doivent arriver dans les budgets des ménages des travailleurs à des prix relativement bas, de manière à ce que les salaires restent relativement bas, et qu’un plus grand dégagement de profit soit possible pour les investisseurs. Une plus grande accumulation du capital, donc. Ainsi, les biens salaires, que fournirait l’Europe aux pays du Sud, permettraient à ces derniers de créer des emplois plus nombreux et de façon plus rapide. Les pays du Nord et les pays du Sud y trouveraient leur compte.
Vous allez rétorquer que ce système serait la ruine des agricultures du Sud de la Méditerranée, qui se trouveraient en concurrence avec les produits européens proposés à des prix relativement bas. Je pense que ce n’est pas le marché qui doit réguler cela : les différents pays du Sud doivent mettre en place des politiques de soutien à leurs agricultures, qui leur permettent de produire un minimum de nourriture sur leur propre sol, afin de garantir leur souveraineté alimentaire. Je crois que la mise en place de ce minimum ayant un coût, il devra être défini par chaque pays impliqué.
Pour conclure, les pays du Sud doivent mettre en place des politiques qui permettent que les petites exploitations du Sud de la Méditerranée ne soient pas attaquées frontalement, brutalement et de façon extrêmement rapide, qui pourraient mener, par exemple, à des troubles sociaux ou à des émeutes de la faim. Et je pense que l’on peut faire tout cela de façon volontariste et sans que cela entraîner d’énormes problèmes.

Portrait
Slimane BEDRANI, économiste, algérien.
Professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie (ENSA, ex-INA), dont il dirige le Département d’Economie, Slimane Bedrani est également Directeur de recherche au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD) où il dirige la Division "Agriculture, Environnement et Territoires", et Rédacteur en chef des Cahiers du CREAD.
Par ailleurs, il est l’auteur de plusieurs livres, dont notamment L’Agriculture algérienne depuis 1966 (Alger : Office des Publications Universitaires, 1981) et Situation de l’agriculture, de l’alimentation et de l’économie algérienne (CIHEAM, 1999).
Il a également participé à l’écriture d’un certain nombre d’ouvrages tels que Mondialisation et sociétés rurales en Méditerranée. (sous la direction de Mohamed Elloumi), Karthala, Paris.2002, et "Où va l’Algérie ?", Karthala-IREMAM, Paris, 2001 (Sous la direction de Ahmed Mahiou et Jean Robert Henri).

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Par Slimane Bedrani, économiste algérien

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