Nous sommes passés du droit d’être moderne au devoir de l’être
Par Bertrand HERVIEU, sociologue, inspecteur général de l’agriculture.
Bertrand Hervieu. Je ferai quatre remarques. La première concerne l’intitulé de ces 18èmes Controverses. Il faut souligner qu’il est assez étonnant : « L’agriculture a-t-elle le droit d’être moderne ? » S’il nous est possible de le formuler ainsi, c’est que nous sortons d’une période de trois siècles et demi de montée en puissance pour aboutir non au droit d’être moderne, mais au devoir de l’être. La modernité a été au cœur du développement depuis les années 1850 et de façon accélérée depuis les années 1950. Dans ce devoir de modernité et de modernisation, entrent en jeu trois ingrédients : la science, la technique, et la recherche de rationalité. À ceux-ci s’ajoutent un élément important : le débat entre l’interne et l’externe. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le processus de modernité ne venait pas de l’intérieur. Comprenez, ce ne sont pas les paysans, les laboureurs qui ont été porteurs de la modernité ; celle-ci venait de l’extérieur. Pourtant, le caractère endogène de la modernisation est non seulement tardif mais extrêmement ténu du point de vue de l’histoire longue. Comment l’expliquer ? Sans doute par le fait que, historiquement, la modernité était collectivement entendue comme un progrès et un progrès pour tous. Je trouve que nous n’avons pas beaucoup discuté du terme de progrès alors même que, dans notre imaginaire collectif, nous sommes probablement plus en nostalgie du progrès qu’en nostalgie de modernité. Outre la notion de progrès, la modernité était associée à une autre dimension, elle aussi très puissante : l’idée que cette modernité était un horizon jamais atteint, qui reculait au fur et à mesure que nous marchions. Une posture certes inconfortable mais extrêmement stimulante.
Il n’y a plus d’articulation entre le progrès et la croissance
Or, et c’est le deuxième point, ce qui advient depuis vingt, voire quarante ans, c’est l’émergence d’un doute. Souvenons-nous, pour les plus anciens d’entre nous, des débats de 1981 sur les nouveaux modèles de développement et des états généraux du développement agricole [1] : cela fait trente ans qu’on en parle. Ce doute, cette cassure qui s’instille, est marqué symboliquement par deux paliers faciles à délimiter : les cent quintaux qu’on n’arrive pas à dépasser et les cent mille litres de lait qui se tarissent. On ne peut pas aller au-delà, les rendements à l’hectare stagnent. Brusquement, l’horizon se ferme. Il est possible de faire un parallèle avec cette impression que le monde est fini, que nous vivons à l’étroit. Dès lors, les termes de développement, de progrès, ne s’articulent plus bien avec le concept de modernité.
Nous rejoignons alors un débat qui est au cœur de nos sociétés et qui dépasse le cadre de l’agriculture. Car, de manière plus générale, ce débat pose la question de l’articulation entre le progrès et la croissance, qui est au cœur des interrogations associées à la mondialisation. On ne sait plus, aujourd’hui, construire de la croissance et, par voie de conséquence, construire du progrès. Nous n’avons guère parlé de la croissance pendant ces deux jours. Nous sentons confusément que notre société se trouve face à un paradoxe : la croissance n’est plus synonyme d’accroissement, d’augmentation. Cette dernière ne renvoie plus à des avancées mais à de la maîtrise de la complexité, à des choix. Elle nous oblige probablement, et c’est assez nouveau, à renoncer autant qu’à inventer. Enfin, la croissance ne s’applique pas de façon universelle : il n’y a pas une acception, un retour, et un universalisme de la croissance. Tout cela fait quand même beaucoup de crises et explique le fait que nous ne sommes plus, désormais, dans un devoir de modernité. Dans ce contexte, poser dans l’intitulé de ces controverses la question du droit à la modernité -et non du devoir- rend sensible ces glissements successifs, et nous convie à les interroger. Au fond, c’est le propre des colloques de poser plus de questions que d’en résoudre.
Le refus de modernité n’est pas un bonheur de l’archaïsme
Mon troisième point porte sur le concept de modernité lui-même. Le sociologue français Edgar Morin a beaucoup réfléchi à ce sujet. Lorsqu’il est arrivé à Plozévet en 1987 en Bretagne, il a cherché à comprendre le fonctionnement de la société bigoudène. Et après trois années d’études, Edgar Morin concluait ceci : la modernité voulue en 1945 à Plozévet était souhaitée par les femmes et refusée par les hommes. Le documentaire [2] projeté ce matin en est la parfaite illustration. D’un côté les hommes rejetaient le processus de modernité tel qu’il leur était proposé car ils avaient conscience que ce dernier signifiait la disparition de plus de la moitié des exploitations en dix ans. L’histoire leur a donné raison. De l’autre, comme le montre le documentaire, les femmes voulaient cette modernité au regard de l’allègement du travail et des tâches quotidiennes que celle-ci leur promettait. Il ne faut donc pas lire le refus de la modernité comme un bonheur de l’archaïsme.
Par ailleurs, si je reprends ici les travaux d’Edgar Morin, c’est parce qu’il a, à propos de tout ceci, une phrase extrêmement forte : « dans ce genre d’affaire les questions sont plus importantes que les réponses ». Pour quelqu’un qui, comme moi, doit conclure, cette pensée est toujours rassurante...
La modernité agricole, au cœur des questions de mondialisation
Le dernier point que je voudrais souligner, c’est que la modernité agricole est au cœur d’un des quatre ou cinq problèmes de la mondialisation. Nous avons le devoir, et non pas le droit, de nous interroger sur le devenir des agriculteurs et des agricultures du monde. Nous ne pouvons pas oublier que les paysans représentent plus de la moitié de la population du monde, même si, de rurales, nos civilisations sont devenues urbaines. En ce début de XXIème siècle, la moitié de l’humanité est encore peu ou prou occupée à la terre. Cette réalité aussi forte et lourde soit-elle, doit être rappelée pour deux raisons.
Tout d’abord, dans le débat sur la sécurité alimentaire mondiale, on a du mal à se défaire de l’équation entre la quantité de protéine à produire et le nombre de bouches à nourrir. Certes, lorsque l’on pense à l’alimentation des villes, il faut raisonner en ces termes. Mais cela ne résout absolument pas la question de l’accès à l’alimentation de l’autre moitié de l’humanité, celle qui, dans les campagnes, survit plus qu’elle ne vit du travail de la terre. Car, dans ce cas, nous sommes face à des populations qui ne sont pas du tout dans un processus de développement, d’agrandissement ou de modernisation. Bien au contraire, la plupart des paysans du monde sont dans des processus de régression, de paupérisation, de prolétarisation. Ils tournent le dos à l’horizon de la modernité plutôt qu’ils ne lui font face... Et leur situation n’est pas intégrée à la question de l’alimentation et de la sécurité alimentaire mondiale.
Ensuite, il nous faudrait réintroduire dans notre débat sur la modernité, le cas des pays du Sud. Qu’est-ce que cela signifie « être moderne » pour un paysan égyptien, héritier de trois mille ans d’histoire agronomique ? D’année en année, il assiste à une réduction de son lopin de terre en raison de l’accroissement démographique, de l’étalement urbain et du mitage du territoire. Parallèlement, il voit ses concitoyens dépendre de plus en plus d’un marché mondial pour se nourrir. Un paradoxe pour l’Egypte, qui est historiquement une grande civilisation céréalière. Aussi, lorsque, vous vous retrouvez dans un tel niveau de dépendance, il ne s’agit plus seulement d’un problème de pauvreté et de paupérisation. C’est également une question de dignité nationale. Si, comme Omar Bessaoud l’a rappelé, les révolutions arabes sont le fruit des politiques libérales menées dans ces pays, lesquelles ont conduit à l’accroissement de la pauvreté, elle révèlent tout autant ce besoin de revendiquer sa dignité.
L’Egypte n’est pas un cas isolé. Il en va de même dans d’autres pays du Sud de la Méditerranée, et plus largement, en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie. Dès lors, la situation européenne que l’on voudrait servir comme modèle au monde doit être revue dans une perspective de diversité et de complexité pour être à la hauteur de ce défi. Elle ne peut plus être un modèle. Au mieux peut-elle être une démarche qui doit se confronter à ces difficultés des pays voisins ou lointains. Car, c’est un fait que l’on ne peut ignorer, les questions agricoles redeviennent un élément central de l’équilibre du monde.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement)
- L’évolution de l’agriculture égyptienne dans le contexte de la mondialisation, par Saad Nassar, professeur d’économie rurale, Gouverneur de la province du Fayoun.
- "La revanche de Prométhée, quelques réflexions sur l’idée de progrès", par Jean-Michel Ducomte, avocat et enseignant. Juin 2002
- Oswaldo de Rivero, Le mythe du développement, note de lecture de la Mission Agrobiosciences
- Portrait de Bertrand Hervieu par la Mission Agrobiosciences
- La coopération européenne Nord/Sud : quelle modernité pour le développement agricole et rural ? Dialogue entre Omar Bessaoud, agroéconomiste au CIHEAM-IAMM ; et Jacques Prade, DG ECHO de la Commission Européenne