Spécialiste, entre autres, des enjeux socio-économiques
liés à la protection d’origine, Bertil Sylvander,
chargé d’animer la table ronde, a d’abord typé le
contexte mondial. Car à l’échelle internationale, les
productions sous signes de qualité relèvent d’une
nature juridique clairement identifiée au sein de l’Organisation
Mondiale du Commerce : la propriété intellectuelle.
« Dans cet esprit, les producteurs
s’assimilent à des créateurs de produits, de savoir faire,
de terroirs et de communautés. Un statut qui ne
les protège pas forcément des pratiques marketing
du me-too, terme qui recouvre tout simplement les
stratégies d’imitation menées par des concurrents,
qui vont parfois jusqu’à usurper le nom, tout en
contournant les contraintes de modes de production.
Un danger contre lequel s’est prémunie l’Europe sur
son territoire par le développement des indications
géographiques collectives, et qu’on aimerait bien voir
s’élargir au plan mondial ». Et B. Sylvander de préciser
: « Les accords sur la propriété intellectuelle, nés
en 1994, ne sont pour l’instant que des coquilles vides
mais ils pourraient être un premier pas vers un
registre international de ces appellations. D’ailleurs, les
Européens demandent à ce que les produits enregistrés
sous indication géographique jouissent du même
niveau de protection que les vins et spiritueux reconnus
comme tels au niveau mondial. Pour y contribuer,
le réseau Origin (1) regroupe depuis juin 2003
une trentaine de pays producteurs soucieux de
défendre les indications géographiques (IG). Les rencontres
de Cancun et de Doha auraient dû permettre
d’en discuter mais, comme vous le savez, il n’en a rien
été. Au contraire, les contentieux se multiplient et
aujourd’hui, le parmesan risque de devenir un produit
générique dans le cadre du Codex alimentarius (2) ».
Difficile à avaler pour le directeur général du consortium
Parmigiano-Reggiano, Léo Bertozzi, dont le parmesan (3),
fabriqué depuis 800 ans, répond à une
indication géographique européenne, l’Appellation
d’Origine Protégée (AOP) et, sur le territoire national,
à l’équivalent de nos AOC : une Denominazione d’Origine
Protetta (DOP). Économiquement, le succès du
parmesan ferait pâlir bien des producteurs français :
une production de 110 000 tonnes, soit près du
double du Comté, obtenue dans 524 fromageries et
regroupant 5 500 producteurs de lait de vache. Côté
contraintes, l’affinage minimum de 12 mois est en
général poussé six mois à un an de plus. « C’est une
filière longue, complexe et difficile, dans une région
aux conditions climatiques marquées par le manque
d’eau » précise Léo Bertozzi. « Et pourtant, nous fêtons
cette année les 70 ans de la création de l’Appellation.
Preuve que nous sommes quand même compétitifs,
mais sur d’autres critères que le prix de vente.
Notre stratégie est fondée sur la différenciation et
une organisation très poussée qui ont permis à l’activité
laitière de perdurer dans un contexte de prix bas
et de coûts structurels élevés ».
Côté français, le témoignage de Arño Cachenaut rend
compte d’une réalité différente, et pas seulement
parce qu’elle concerne le fromage de brebis. Lui même
producteur de lait et de fromage, il soutient de
longue date que l’agriculture et l’élevage peuvent
ancrer l’activité économique dans les zones les plus
montagneuses du Pays Basque. Un propos qui, il y a
trente ans, était loin d’être entendu. « Jusque dans les
années 70, le lait était collecté dans les Pyrénées-
Atlantiques essentiellement pour la production de fromage
de... Roquefort. Cette appellation collectait
certes principalement dans l’Aveyron, mais aussi en
Corse et chez nous. À partir des années 80, a été instauré
dans le cadre du développement agricole et rural- un
système d’augmentation des productions, ce qui a
permis à Roquefort de produire la quantité de lait suffisante
». Problème : que devient la production laitière
des autres régions ? Un "sous-produit",
pourrait-on dire, en forçant le trait. Car d’un côté, la
politique de qualité des sociétés fromagères aveyronnaises
exige à l’époque de ne transformer en Roquefort
que la quantité assumable par le marché, afin de
maintenir la valeur haut de gamme du fameux fromage
persillé. De l’autre, accords interprofessionnels
obligent, ces mêmes industriels s’engagent à continuer
de collecter tout le lait des deux autres bassins producteurs,
quitte à transformer le surplus en produits
dits de "diversification" à moindre valeur ajoutée. « À
l’époque, nous n’avons pas été consultés », ajoute
Arño Cachenaut, « et nous n’avons pas tardé à constater
que parmi ces produits de diversification, figurait
un fromage fermier à pâte pressée typique du Pays
Basque, "récupéré" par Roquefort. Une menace
pour nous, à la fois en terme de valorisation de notre
produit, et en terme de maintien de l’activité économique
dans nos montagnes ».
Très vite, donc, les
producteurs se sont organisés en groupes de réflexion,
animés par les techniciens de la Chambre d’Agriculture
des Pyrénées-Atlantiques. Avec cette alternative :
« Devions-nous choisir d’augmenter notre production
pour rattraper l’Aveyron, en important les races de
brebis qui, génétiquement, fournissaient plus de lait ?
Ou devions-nous mettre en place un schéma de sélection
au niveau de nos races locales, les brebis Manech
et Basco-Béarnaises ? C’est cette deuxième solution
que nous avons choisie. Nous avons donc exploité
les qualités de notre bétail, ce qui nous a permis
d’augmenter la production et de faire vivre nos
espaces montagnards : pas moins de 20 000 hectares
occupés et entretenus par les troupeaux en
estives. Nous avons également valorisé les pratiques
artisanales de fabrication et mis en place les
démarches nécessaires à l’obtention de signes officiels
de qualité ». Partis de rien - « Au début des années
70, nous n’avions pas le premier mètre carré de terre
pour implanter un bureau » - ces groupements obtiennent,
en 1980, l’Appellation d’Origine Contrôlée pour
l’Ossau-Iraty, puis le Label Rouge pour l’agneau de lait.
Et Arño Cachenaut de citer deux chiffres. L’un, révélateur
du chemin parcouru : la production de fromage
a doublé de 1990 à 2003. L’autre, illustrant les problèmes
liés aux fameuses imitations : 30 % seulement
de cette production sont transformés en AOC.
Le reste ? Des copies, à moindre coût de production.
Parmesan : c’est râpé ?
Point commun aux deux expériences
française et italienne, souligné par Bertil Sylvander
: « Ces appellations sont le fruit d’actions et de
structures collectives qui continuent de les gérer.
Reste à savoir sur quelles bases. Ainsi, les interprofessions
ont certes une existence légale en France
mais elles restent peu connues sur le territoire national,
sans même parler du niveau européen, où elles
n’ont pas de statut légal. De plus, Arño Cachenaut a
précisé un élément qui ferait bondir tous les écono-
mistes libéraux : c’est que le groupement contrôle la
production pour se caler sur le marché ! Inutile de
préciser que les autorités de la Concurrence, en
France et en Europe, n’aiment pas ça du tout... »
Pas facile, donc, de défendre son produit tout en restant
dans l’esprit des politiques agricoles publiques.
D’où cette invite de B. Sylvander à élargir le raisonnement
pour solidifier son assise : « Sur quels arguments
un consortium ou une interprofession peut
légitimer ses orientations stratégiques au niveau international
? »
Commercialisé dans le monde entier, le parmesan
semble avoir réussi de ce côté-là. Pour Léo Bertozzi,
« Seule une structure publique peut garantir le respect
des normes et des cahiers des charges qui sous-tendent
un produit protégé, avec un rôle de contrôle et
de répression des fraudes. C’est le cas au niveau
national. Mais au niveau européen, il faudrait donner
davantage de pouvoirs à la Commission pour que sur
l’ensemble du territoire européen, les mêmes normes
s’appliquent ».
Bref, pour le Directeur Général du consortium parmesan,
pas de stratégie professionnelle sans pouvoirs
publics forts. Avec toutefois cette précision de taille :
« Dès le départ, les producteurs ont investi et, à l’heure
actuelle, chaque fromagerie verse une cotisation de
6 € par meule de fromage. Avec 3 millions de meules
produites, cela fait une certaine somme, dont les troisquarts
sont destinés aux actions de communication.
D’où la notoriété du produit. » Une notoriété qui ouvre
la brèche aux copies. « Parmesan est la traduction
française de Parmeggiano, et signifie tout simplement
"de Parme", que ce soit une personne ou un produit.
Logiquement, les deux termes, français et italien,
sont protégés au niveau européen à travers l’AOP. Un
fait que l’Allemagne n’admet pourtant pas, refusant de
reconnaître que "parmesan" est une stricte traduction
de l’italien réservée aux producteurs italiens d’une
zone définie. La Commission Européenne a donc
décidé de saisir la Cour de Justice Européenne contre
ce pays ». Mais l’enjeu est encore plus grand au
niveau mondial. Car hors d’Europe, point de salut,
plus de protection qui vaille. À telle enseigne que l’Allemagne,
amenant le conflit à l’OMC, provoque une
belle panique chez les Italiens. Claquant en effet la
porte de la dernière réunion de la commission du
Codex alimentarius, en juin 2004, celle-ci accuse
l’Union Européenne de chercher à empêcher l’aboutissement
d’une norme internationale sur le parmesan.
Et pour cause : cette nouvelle norme ne serait plus
basée sur l’origine, mais sur la composition de ce fromage,
permettant à n’importe quel pays d’en produire
sous ce nom... Faute de consensus, l’examen
de cette norme est reporté à la prochaine session.
Simple sursis avant la banalisation planétaire du parmesan,
ou opportunité nouvelle de faire entendre,
auprès de l’OMC, l’intérêt de protéger les indications
géographiques ? Seule certitude : cette empoignade est
loin de ne concerner que les fromageries de Parme...
C’est dans une même controverse que sont prises
des productions typiques aux marchés plutôt étroits
comme de grandes filières aux productions industrielles.
Au terme de ces riches débats, Bertil Sylvander souligne
que les controverses mondiales tournent en fait autour
des modes de justification des indications géographiques
et de leur partage par les différents protagonistes.
Si, au cours du XXe siècle, les IG ont été
invoquées pour moraliser et organiser le marché, puis
pour le réguler, elles sont considérées au début de
notre siècle comme des produits générant de fortes
externalités sociétales (par exemple en terme de développement
territorial, de paysages, de biodiversité) ainsi
que comme un moyen de préserver et de développer
des ressources patrimoniales. En ce sens, leur intégration
en 1994 dans les droits de propriété intellectuelle
(accords ADPIC) est importante, car elle signifie
qu’elles jouent bien dans le même registre que la
marque - qui doit être déposée, enregistrée et protégée, mais que, dans le même temps, elles fondent leur légitimité sur le bien commun des "ayants droit" et le
bien public des citoyens d’un pays donné.
(1) Origin, dont le sigle signifie Organisation for an International Geographical Indications Network, a été lancé à Genève en novembre 2003, par des producteurs d’une trentaine de pays soucieux d’adopter une stratégie commune pour défendre les indications géographiques au plan international.
(2) Le codex alimentarius réunit l’ensemble des normes en matière de denrées alimentaires, dans un but de protection de la santé des consommateurs et de loyauté des échanges internationaux.
(3) Dans sa conférence "Quel avenir pour les appellations d’origine en Europe ?", Ana Soeiro, déléguée du Portugal, au Comité européen de réglementation des appellations des produits agricoles et agroalimentaires, revient sur cette "affaire" du parmesan. Elle présente en outre les enjeux du système européen des IGP (Indications géographiques protégées).
Lire la totalité des Actes de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée « Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ? »
Retrouver d’autres morceaux choisis de cette 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?" :
- "L’agriculture française, vue depuis les Pays du Sud !", Table ronde animée par Gilles de Mirbeck, sociologue, avec Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’institut agronomique méditerranéen de Montpellier et avec Alexis Krycève, directeur marketing d’Alter Eco.
- "L’agriculture française, vue depuis les Etats-Unis !", une table ronde animée par Philippe Baralon, du cabinet Phylum ; avec Jean-Christophe Debar, directeur et rédacteur en chef de la lettre Agri-USAnalyses ; Alex Miles, professeur à l’ESC Dijon et Georges Cassagne, agriculteur au Texas.
- "L’agriculture française vue depuis les Pays de l’Est !", une table ronde avec Piotr Dabrowski ingénieur agronome, ancien porte parole de Solidarnosc des agriculteurs et ancien Secrétaire d’État à l’agriculture de Lech Walesa et Alain Pouliquen, agronome et économiste, directeur de recherche à l’Inra.
- "Au XXIe siècle, l’agriculture réapparaît comme la clé des équilibres du monde", Par Marcel Mazoyer, économiste.
- "Agriculture d’ici ou d’ailleurs : il est logique que s’exprime un mal-être", par Emmanuelle Auriol, professeur agrégée d’économie à l’Université Toulouse 1
- "Agriculture du monde : les raisons d’un pessimisme ambiant", Par Dominique Desjeux : Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne.
Sur ce thème des appellations d’origine, lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences : - "Pourra-t-on défendre et promouvoir les appellations d’origine à l’OMC ?, par Bertil Sylvander, économiste, expert français auprès des Communautés Européennes, Directeur de recherche INRA, dans le cadre des cafés-débats de Marciac
- "Les produits de terroir entre cultures et réglements", par Laurence Bérard, Unité mixte de recherche en Eco-anthropologie et ethnobiologie (Cnrs-Muséum national d’histoire naturelle), dans le cadre des cafés-débats de Marciac
Accéder à toutes les publications Produits de terroir, appellations d’origine et indications géographiques, édités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.