20/02/2014
Vient de paraître dans le cadre des 19è Controverses européennes de Marciac (Juillet 2013)
Nature du document: Actes des débats

La culture de la norme : bonnes pratiques ou pratiques « à la bonne » ?

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Tant de normes, est-ce bien normal, nous interrogions-nous collectivement en ces jours de Controverses Européennes de Marciac qui se déroulaient les 30 et 31 juillet 2013. Cette 19ème édition des Controverses européennes de Marciac, organisées par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers, se proposait d’explorer les tensions et les adhésions, d’éclairer la manière dont sont élaborées ces règles, de débattre de leurs effets sur les individus et les organisations. Au coeur du festival Jazz In Marciac, deux journées de réflexion collective ouverte à tous les acteurs de l’agriculture, de la recherche, de la formation et des pouvoirs publics, à l’échelle communautaire et Nord/Sud. Après avoir entendu ce qu’en disaient les agriculteurs et divers spécialistes mis en débat (juriste, lobbyistes, responsables européens...), sans oublier les restitutions des cercles d’échange, il revenait à
Patrick Denoux, d’apporter sa lecture conclusive de ces journées au titre de grand témoin. Celle d’un psychologue interculturel, professeur de psychologie interculturelle à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Il est responsable de l’axe 3 du LCPI, Laboratoire Cliniques Pathologique et Interculturelle (EA 4591).

La culture de la norme : bonnes pratiques ou pratiques « à la bonne » ?

Lorsqu’il est question de normes, il est courant que règne un certain flou dans la définition qui oscille généralement entre celle de la loi, de la règle ou de la prescription. Cela a pour conséquence que la dimension informelle de la norme est bien souvent éludée au profit d’une lecture top-down, d’une vision formelle descendante. Notre réflexion est sans aucun doute parasitée par les conceptions sous-jacentes à la normalisation européenne s’affichant comme une cascade de règlements codifiés. Cependant, il existe des normes de fonctionnement qui échappent à ces définitions et régulent les relations humaines dans n’importe quel groupe, échappant pour partie aux institutions qui voudraient les circonscrire. Point de compréhension de la norme, sans en examiner sa constitution informelle dans un mouvement bottom-up, ascendant et instituant. La pertinence de la question surgit dans la confrontation malaisée à l’étranger, aux pays en voie de développement qui par la différence de leurs fonctionnements, représentations et valeurs nous renvoient la relativité des nôtres…. Sous nos tropiques, la parole de chacun est l’égal de la parole de tous, voilà une norme implicite de n’importe quel débat, alors même qu’aucun règlement à son introduction ne vient nous rappeler l’obligation de se comporter comme cela et pourtant nous nous comportons tous de cette façon. Souvent tue, la norme en introduisant une régulation implicite constitue le moyen d’ancrer dans les relations les valeurs partagées. Emanation d’un rapport de force qui a été transformé en consensus, la norme traduit des valeurs qui, à travers elle, régulent « spontanément » les interactions dans une culture donnée. Comment ne pas déplorer qu’au profit de ses aspects fonctionnels, les normes soient si peu envisagées comme porteuses de valeurs ? Alors même que, par les valeurs qu’elles implantent dans les pratiques, elles contribuent à tracer le périmètre identitaire de l’agriculteur.

Top-down ou bottom-up ?

Le point majeur, déterminant, reste celui de leur processus de constitution descendant ou ascendant, top-down ou bottom-up, bien souvent éludé. Plus qu’une alternative, il s’agit d’articuler les niveaux de négociation et de décision : Le niveau central européen avec les niveaux beaucoup plus basiques et sociétaux où se réalisent dans une certaine improvisation de nouveaux équilibres entre le politique, le citoyen et l’expert. La norme descendante construite par les uns pour les autres, par un abandon relatif du libre arbitre, est un moyen de remplacer l’arbitraire par l’arbitrage. Alors que la norme ascendante construite par tous pour quelques uns donne un cadre au libre arbitre. Double mouvement qu’il faut envisager pour percevoir à quel point nous avons besoin de méta-normes pour penser les procédures de constitution des normes. Quelles sont les conditions qui nous permettraient d’obtenir une norme relativement acceptable ? Et surtout une norme applicable, avec la question lancinante : certaines normes ne sont-elles pas élaborées pour ne pas être appliquées ? La réflexion sur le processus de constitution de la norme est souvent soutenue par l’idée que, d’une certaine manière, la norme privée serait plus dans un jeu stratégique, alors que la norme publique, relèverait davantage d’un jeu bureaucratique. En réalité l’une et l’autre posent la question des valeurs ce qui est loin d’être reconnu par tous. J’ai entendu suggérer que le lobby était un contre-pouvoir, mais excusez-moi, le lobby est un pouvoir et il fait partie des jeux de pouvoir qui procèdent de l’élaboration des normes. Si à un moment il n’est pas dominant à un autre moment il peut l’être. La lamentation des lobbyistes constatant l’évolution des règles du jeu européen ne porte pas sur les valeurs qui le définissent mais déplore, en fait, la modification ou la perte de marges de manœuvre.

Accepter la normalisation ?

Actuellement, un accord tacite qu’il faudrait interroger semble se dégager pour admettre que la norme est absolument nécessaire. Qu’est-ce qui nous garantit qu’à ce point nous ayons besoin de la norme ? Sinon peut-être une importante perte de confiance caractérisant notre société qui pose tout de même question. Il y quatre décennies une telle réflexion sur les normes aurait indubitablement montré à quel point les contraintes qu’elles imposaient nous empêchaient de vivre. De manière contreproductive, un certain discours antinormatif a d’ailleurs alimenté le courant néolibéral pour lequel les normes faussent la concurrence, dressent des barrières non tarifaires entravant le libre-échange…Ce discours est encore présent mais sur un fond général d’acceptation du processus global de normalisation. Un mouvement historique et culturel fort tend à faire accroire que la norme apporte de la compétitivité, de la protection, qu’elle génère des opportunités de marché. Il peut même confiner à une mythification de la norme supposée échapper au marché, alors qu’elle en est une régulation.

Charlot des temps postmodernes

Un aspect évoqué me semble à relever. La norme peut sans aucun doute stimuler l’innovation dans beaucoup de domaines mais elle peut aussi être un facteur de destruction des compétences. L’exemple du plan de fumure est particulièrement éloquent. D’indicatif et personnel, il est devenu prescriptif, 30 pages d’information, 40 pages à remplir (Chambre d’agriculture de Bretagne), puis petit à petit l’agriculteur finit par le déléguer, l’externaliser auprès d’organismes spécialisés. Une compétence propre a rejoint le marché des compétences… Le processus généralisé de normalisation opère une dépossession du même ordre que celle produite dans l’industrie par l’émergence du taylorisme. Les ingénieurs, sur la base d’une observation fine du comportement de l’homme au travail ont redéfini par la méthode des temps et mouvements, l’ensemble des comportements productifs. Après s’être emparé de leurs savoirs et les avoir passés à la moulinette du rendement ils ont restitué aux ouvriers, comment désormais, ils devaient travailler… à la chaîne, afin d’améliorer la productivité. De la même manière à travers le processus de normalisation, il existe une dépossession du savoir de l’agriculteur, la norme apparaissant comme un levier essentiel pour l’agriculture de ce qu’il était convenu d’appeler, dans le secteur secondaire, la « révolution industrielle ». Redéfinir par la norme les pratiques des agriculteurs pour les leur expliquer alimente un processus de captation au service d’une mise en ordre. Point n’est besoin de brandir ce que devient le Charlot des « Temps modernes » pour comprendre qu’au travers de cette mise en coupe réglée s’opère une forme de standardisation répétitive qui expulse l’agriculteur. Bien sûr il est toujours possible de se réapproprier les processus de normalisation, à la condition d’en devenir réellement l’acteur et de se pencher sur la façon dont se négocient les conflits d’intérêt, à partir de quelles instances et dans quel cadre de légitimation. Cette réflexion est à porter sur la diversité des procédures de constitution des normes. Quel est le rapport entre ceux qui construisent les normes et ceux qui les appliquent ? Quelle est la nature de ce rapport ? Est-ce un rapport décideur-exécutant, de coopération, de coresponsabilité ? Tout cela mériterait d’être éclairci car rien de ce point de vue-là n’est véritablement modélisé. Si chaque agriculteur veut garder une marge de manœuvre relativement importante caractérisant sa manière de fonctionner, la démarcation entre normalisation et standardisation doit être établie.

Norme contre norme

Il ne faut pas négliger que la norme est source d’injustice. Ce qui est norme ici ne l’étant pas ailleurs, liée à la différence de contexte, il existe une injustice flagrante générée par une norme s’imposant à une autre. Nous ne sommes pas dans un processus réciproque orné de discours angéliques. En Inde, la suppression de la taxation à l’import du lait va ruiner un grand nombre de petits éleveurs qui sont en fait des éleveuses, le libre échange contre l’égalité d’accès au travail. Norme contre norme. Il existe des conflits d’intérêts certes mais aussi des systèmes de valeurs peu compatibles qui mériteraient dans la confrontation de participer davantage d’une coconstruction. Si l’on oublie cela, et si la question de la constitution de la norme est simplement règlée comme une simple tractation, nous commettrons la même erreur qu’un diplomate qui agirait comme si la culture n’existait pas. Exactement la même erreur.

La norme appelle la norme

Quelques mots sur le contexte culturel. La norme est là pour se substituer à la confiance sociétale qui a disparu, à la fois, très avantageuse car elle réinstaure du lien social mais en même temps entraînant un grand nombre d’effets indirects. La norme appelle la norme et avec une certaine inquiétude nous constatons un empilement des normes très agréablement baptisé mille-feuilles, voire pastilla…comme s’il était naturellement ordonné. Je ne suis pas sûr qu’il le soit autant, l’empilement des couches d’une pastilla semble autrement plus architecturé que celui des normes. Pour les spécifier, pour préparer les suivantes ou pour répondre aux problèmes qu’elles génèrent, plus vous créez des normes, plus il en faudra. Tout cela ne débouchant pas forcément sur un débordement normatif mais, bien souvent par un passage à la règle, sur une inflation légiférante. Il en existe un exemple historique, à savoir le régime pétainiste dans les années 1940-1942. Ce régime prude et moralisant, à tout bout de champ et en toutes choses, a cédé à cette inclination. Des normes puis des règles, jusqu’à l’imbécilité, statuaient depuis Vichy sur l’interdiction de la cueillette du genêt d’Espagne en haut des Pyrénées, entre telle heure et telle heure... Quel est le bureaucrate qui a pensé cela ? Quel rond-de-cuir pétainiste a pu s’imaginer la nécessité de tels contrôles dans une France défaite ? Pire, le train qui longe la côte méditerranéenne, sur une partie du parcours, jouxte une plage où des femmes se baignaient en maillot de bain, soumises donc au regard des voyageurs. Un décret édicté par Vichy imposait aux baigneuses, au moment où le train passait de tourner le dos ! Vous voyez déjà à quel point étaient présumées les pratiques sexuelles des voyageurs… par un régime finalement très « cul béni. » ! Nous pourrions trouver un grand nombre d’exemples du ridicule à l’ubuesques de ce que produit l’inflation légiférante comme stupidité lorsqu’elle est l’aboutissement d’une normalisation galopante. Il y a une mythification de la norme qui peut être entendue en filigrane dans certains propos conduisant à beaucoup trop lui demander. La norme, n’est-elle pas simplement à un moment donné, la cristallisation, à travers comportements et produits, d’un certain nombre de références. Nous serions presque déçus qu’elle n’ait pas la puissance du cavalier blanc qui permettrait de contenir l’emballement capitaliste.

L’angoisse du futur

Autre aspect, qui me semble important, la norme rassure... avant d’inquiéter. Le philosophe Henri-Pierre Jeudy en a exprimé très justement sa fonction paradoxale par rapport à l’angoisse. Je ne peux que le rejoindre pour avoir observé à quel point, en matière d’alimentation, les restrictions actuelles normatives que chacun s’impose constituent le contenant angoissant de l’angoisse. Mais ce paradoxe se manifeste également dans la relation que nous entretenons avec l’avenir. Ne négligeons pas que la norme est censée nous protéger du futur en établissant des fonctionnements suffisamment partagés et bien tempérés. Or, nous vivons dans une société qui, comme toutes les sociétés hypertechnologiques, est beaucoup plus inquiète quant à ce qui peut advenir, que ne le sont les sociétés traditionnelles qualifiées, cependant un peu trop facilement, de fatalistes. En psychologie interculturelle nous étudions cette donnée importante en comparant les sociétés sous l’angle de la réponse psychoculturelle qu’elles apportent à cette angoisse du futur. Là où nous répondons par des programmes, les sociétés traditionnelles, elles, rétorquent par des processus. Et évidemment quand notre programmation avorte, l’angoisse redouble. Nos systèmes sophistiqués sont censés faire face aux catastrophes naturelles et industrielles. Voyez comme ils sont invalidés quand elles se produisent. Si la norme nous rassure par rapport au futur, douloureux sera le jour où les normes parce qu’elles auront été définies ou appliquées n’importe comment, au lieu de nous apaiser commenceront à nous inquiéter. Pour le moment, nous faisons comme si les elles ne pouvaient pas faire autrement que nous protéger dans des contextes fluctuants où nous aspirons à une certaine réassurance quant au futur.

Gérer la destruction des normes

Les normes ne participent-elles pas d’un système « managinaire » global excédant largement celui que De Gaulejac décrivait plus particulièrement pour le travail ? Réconciliant notre psychisme avec le lien social ne sont-elles pas objet d’identification en orientant nos énergies vers des objectifs partagés, renouvelant ou imposant par l’adhésion le pacte d’un vivre ensemble ? Outil de moralisation et même outil de manipulation de la confiance. Il devient nécessaire d’organiser la mort des normes, de gérer leur destruction comme a été planifiée leur production. A défaut, à l’heure actuelle, elles s’empilent et à quoi aboutit-on ? A des situations absolument ridicules où la norme, où la règle, où la loi même, ne représentent plus rien. Pour réduire cet entassement, il faut prévoir la mort des normes, programmer la destruction de certaines lois désuètes, inutiles, contre-productives. En attendant, il reste une sorte de « clairvoyance normative » : à partir du moment où les individus ont intégré des normes, ils commencent à se comporter de telle façon qu’ils vont pouvoir la contourner ; faire semblant de s’y plier ou ne l’appliquer que conjoncturellement. Bref, ils construisent une distance tactique par rapport à elle. Dans le monde agricole où les normes pleuvent, nous ferions bien de nous méfier de cette modulation circonstancielle de l’adhésion à la norme. En effet, il est louable de contribuer à définir, à promouvoir et à porter au pinacle par la norme les bonnes pratiques. Mais si, sous l’effet pléthorique, finalement les agriculteurs par des comportements de façade donnent à voir celles qui plaisent indépendamment de leur valeur intrinsèque ou de la réalité de leur application, la norme ne servira plus qu’à entretenir l’illusion…
Alors s’accomplira la confusion stérile entre bonne pratique et pratique « à la bonne ».

Télécharger les Actes des 19èmes Controverses de Marciac : TANT DE NORMES, EST-CE BIEN NORMAL ? (Matinée du 30 juillet)


TANT DE NORMES, EST-CE BIEN NORMAL ?
Les Actes des 19èmes Controverses européennes de Marciac,
Matinée du 30 juillet 2013.
Au sommaire :


Par Patrick Denoux, Professeur de Psychologie Interculturelle, Université de Toulouse-Le Mirail.

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