26/10/2007
Les actes de la 12ème Université d’Eté de l’Innovation rurale. Marciac 2006. Organisé à Marciac par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers. Avec le soutien financier du Conseil Régional Midi-Pyrénées et le Conseil Général du Gers

« L’agriculture se voit assigner une fonction symbolique disproportionnée ». Par Jean-Luc Mayaud. Historien. Dans le cadre du débat « Comment débattre des sujets qui fâchent ? ». Marciac 2006.

Copyright Ph. Assalit pour la Mission Agrobiosciences

En tant qu’historien du monde rural- et citoyen, l’évocation des « sujets qui fâchent » me fait d’abord penser au célèbre dessin de Caran d’Ache stigmatisant cette France divisée en deux camps, déchirée par l’Affaire Dreyfus : parues dans Le Figaro sous le titre « Un repas de famille », une première vignette montre une paisible tablée de convives, avec pour légende : Surtout, ne parlons pas de l’Affaire Dreyfus. La deuxième, juste en-dessous, ne laisse plus voir que champ de ruines, convives saignant à terre et vaisselle cassée. Avec pour seule légende : Ils en ont parlé... Si j’évoque Dreyfus, en 2006, un siècle après sa réhabilitation, c’est que ce « Ils en ont parlé » témoigne de la profondeur et de la complexité de la fracture : un conflit qui traverse les familles rend vaine toute approche explicative de type sociologique.
Nous allons donc en parler. De la multiplicité des thèmes qui touchent au rural et/ou à l’agriculture et sur lesquels il y aurait motif de fâcherie. Mais que les choses soient claires : à titre personnel je préfère la fâcherie au

consensus mou.

L’éternelle paix des champs ?

En novembre 1940, Pagnol tourne La fille du puisatier, avec Raimu (le puisatier). Quel est l’argument du film ? La fille du puisatier, vivant au cœur du rural, a été séduite par le rejeton de riches commerçants urbains. Enceinte, elle est abandonnée, alors même que le brave Fernandel, l’employé du puisatier, est prêt à se dévouer. Ce que le film met en exergue, c’est une opposition manichéenne entre les moeurs dégradées des villes, où dominerait le monde de l’argent, face aux mœurs des « campagnes », supposées régies par le monde de l’honneur. Quant à la scène finale, il en existerait deux versions. Dans la première, la réconciliation familiale s’opère en écoutant un discours du maréchal Pétain. La version suivante, diffusée à New York à la Libération, lui aurait substitué l’appel du 18 juin...
Septembre 2001. Soixante plus tard, un film de Christian Carion, Une hirondelle a fait le printemps, oppose Michel Serrault, vieux berger quelque peu acariâtre, et Mathilde Seignier, jeune informaticienne parisienne arrivant à la ferme. Deux affiches font la promotion de ce long-métrage. L’une avec le visage de Mathilde Seignier et ce commentaire : Pour elle, tout commence enfin. L’autre montrant Michel Serrault : Pour lui, tout peut recommencer.
Eh bien, à partir de là, on pourrait considérer qu’en soixante ans, rien n’a changé, du moins dans les valeurs attribuées au monde rural. Nous sommes toujours dans ces constructions d’un agrarisme éternel, tout juste actualisé en 2001.
D’ailleurs, quelles images ont-elles été véhiculées entre-temps ? Celles d’une publicité télévisée pour une marque de lave-linge vantée par la Mère Denis - Ah, c’est ben vrai, ça !...- ou encore le slogan de cette « banque des paysans » qui, pour conquérir les villes, lance Le bon sens près de chez vous. Toutes ces représentations tournent autour des valeurs de la terre, cette terre qui ne ment pas.

De fait, dès le 19ème siècle, puis dans l’entre deux-guerres, le développement agricole est pensé sous la forme de l’agrarisme, c’est-à-dire dans une traduction politique. Ce qui la sous-tendait : la volonté de contourner la ville considérée comme le lieu de l’agitation, ponctuée par les révolutions de juillet 1789 et de juillet 1830, puis de février et de juin 1848, sans oublier la Commune de Paris. Une ville investie par le monde des ouvriers, où s’enracinent et prospèrent le socialisme, la laïcité et l’anticléricalisme... Dès lors, les gouvernements successifs, notamment sous la IIIème République, tentent de s’appuyer sur les « campagnes » et développent un discours agrarien vantant la paix des champs et l’ordre des notables. Par un soudain retournement de situation, les « brutes » paysannes, qui avaient mis le feu au pays pendant le printemps et l’été 1789, au moment de la Grande Peur, sont tout à coup chargées de valeurs positives. Un revirement que reflète la production littéraire d’une George Sand, puis d’un Giono, loin des univers de Balzac ou de Zola. Et qui a pour point culminant le régime de Vichy, se réclamant officiellement de la terre, du monde rural et paysan - la ville n’étant que mensonge.

Enterré et sommé de renaître

Valeurs éternelles de l’agrarisme, disions-nous. D’un film à l’autre, rien n’aurait changé. Et pourtant. Entre novembre 1940 et 2006, en un demi-siècle d’agricolisation du rural et d’industrialisation de l’agriculture, tout a changé dans le monde agricole et rural. Une mutation qui, de plus, s’est opérée en symbiose avec l’ensemble de la société, puisqu’il s’agissait dans un premier temps de nourrir le pays - à la Libération, les Français ont faim - , puis de bénéficier d’un grand secteur d’exportation.
En quelques décennies, par décision de l’Etat qui promulgue des lois pour garantir les prix et les débouchés, et du monde agricole qui s’organise et se syndicalise, une incroyable modernisation technique et sociale se développe, libérant notamment les agriculteurs de l’emprise des anciens notables. Ce sont les filières qui désormais segmentent le monde de la production et se donnent de nouveaux moyens d’intervention et d’action grâce à la maîtrise de la communication. Bien évidemment, la figure du paysan est alors rapidement gommée pour laisser place à celle de l’exploitant, puis de l’entrepreneur agricole, jusqu’à l’emploi du terme d’agri-manager que d’aucuns affectionnent. L’éradication du mot « paysan » fait clairement l’objet d’une revendication des organisations agricoles dans les années 1960. Une véritable rupture avec le passé, mais pas encore avec le reste de la société.
Ces évolutions conduisent au contraire à l’unification des modes de vie, via l’accès aux supermarchés, aux télévisions, aux équipements des villages qui se dotent de trottoirs, de ronds-points décorés et de salles polyvalentes.
Les années passent. La société s’urbanise toujours plus et soudain, à partir des années 1970, cette population citadine semble se réveiller en exprimant un irrépressible besoin de rural. Elle veut « manger du paysan »... Elle a faim d’authenticité. C’est ainsi que depuis une vingtaine d’années s’affirme de plus en plus fortement une recherche de l’éternel paysan, enterré dans les années 1960 et sommé de renaître aujourd’hui. Pour nombre d’acteurs, la terre doit être patrimonialisée et les agriculteurs mis au musée et sous cloche.
On avait cru éradiquer la réalité paysanne, or le mot subsiste durablement, même avec ses dérivés péjoratifs - le péquenot, le bouseux, le plouc -, stigmatisant un monde dont on a voulu se dégager - tant dans la littérature, le cinéma, le théâtre que dans la production scientifique, voire dans la sphère du syndicalisme agricole.

La permanence d’un certain discours

Il faut dire que le monde agricole, celui des organisations, des chambres d’agriculture, des ingénieurs et des techniciens mobilisés pour le développement, a appris à communiquer. Certes d’un côté sous la forme de barrages routiers, d’attaques de préfectures ou de manifestations coup de poing à Bruxelles qui font écho aux Jacques d’antan, toujours capables de se soulever... Mais de l’autre, se fabrique aussi une foule d’images : le 1er Salon International de l’Agriculture à Paris, dès 1964, et qui se présente comme la plus grande ferme de France ; les ventes directes le long des routes qui proposent des produits dits du terroir ; des fêtes des battages ou des transhumances où l’on réinvente parfois les costumes du pays ; la grande moisson sur les Champs-Elysées, en 1990, mêlant la démonstration de la modernité avec l’image d’un passé mythifié que l’on voudrait garant d’une authenticité héritée et perpétuée.
S’il y a quelque chose de permanent, ce n’est certainement pas la réalité du monde agricole et rural, mais bien un certain discours sur lequel il convient d’être prudent. Car ainsi que nous l’avons vu par le passé, il arrive qu’il se retourne et que les valeurs s’inversent.
D’autant qu’en termes de rapport de force, il importe de se demander ce que pèse aujourd’hui cette agriculture qui n’occupe plus qu’une portion du territoire national et compte moins de 600 000 exploitations, face au réinvestissement, par les urbains, du rural et de l’espace villageois, y compris par la multiplication des lotissements et les résidences secondaires ?
Nous sommes ainsi dans un moment historique inachevé où l’agriculture se voit assigner une fonction symbolique disproportionnée et décalée par rapport à sa réalité. On demande aux agriculteurs de fabriquer tout à la fois de la sécurité alimentaire, du goût, de l’Aoc, de l’environnement, du paysage, de la qualité de vie et cela, bien évidemment, en portant le béret et en se chaussant de sabots. Une publication. Mission Agrobiosciences. Jean-Luc Mayaud. Université d’été de l’innoation rurale. Marciac 2006. Ecrite et éditée grâce au soutien financier du Conseil Général du Gers. Marciac 2006

On peut également lire concernant Jean-Luc Mayaud

Revenir au paysan c’est retourner en 1950-. Par Jean-Luc Mayaud. Historien.

« Gens de l’Agriculture » par Jean-Luc Mayaud. Quand l’histoire bouscule nos représentations du monde rural et des agriculteurs. (Note de lecture. Sélection d’ouvrage) Note de lecture de Jean-Marie Guilloux-. Mission Agrobiosciences

Lires les autres interventions lors du débat "Comment débattre des sujets qui fâchent". Marciac 2006.

« DEBAT OGM : DE LA DIFFICULTE A ELABORER LE COMPROMIS »- DANS LE CADRE DU DEBAT « COMMENT DEBATTRE DES SUJETS QUI FACHENT ? » DE L’UNIVERSITE D’ETE DE L’INNOVATION RURALE. MARCIAC 2006.

Accéder à la table ronde : « OGM : ces débats
qu’on malmène... »-
qui a précédé ce débat. Table ronde avec Alain Toppan : directeur de recherche en génétique
végétale, il a d’abord mené son activité au Cnrs avant de
rejoindre le secteur privé. Favorable aux essais en plein
champ, il prône une évaluation des Ogm au cas par cas.
Matthieu Calame : ingénieur agronome au sein de la
Fondation Charles-Léopold Mayer, il a publiquement exprimé,
en diverses occasions, son opposition aux Ogm qui, selon lui,
relèvent du domaine de l’inutile et de l’incertain.
Philippe Martin : Député du Gers et Président du Conseil
général, cet élu a initié le premier référendum citoyen dans
son département, sur la présence d’expérimentations d’Ogm
en plein champ sur le territoire du Gers(2).
Bernard Chevassus-au-Louis (modérateur) Directeur de
recherche INRA.
Ancien Directeur
général de l’Inra puis
Président de l’Agence
française de sécurité
sanitaire des aliments
(Afssa), Bernard
Chevassus a également
été vice-président de
la Commission du génie
biomoléculaire, qui
évalue les demandes
d’essais d’Ogm en
France

Communication et Agriculture : « Il manque un espace de médiation entre la sécheresse du réel et le lieu des affects »- Par Eric Bardon. Ministère de l’Agriculture et de la Pêche. Dans le cadre du débat « Comment débattre des sujets qui fâchent ? ». Université d’été de l’innovation rurale. Marciac 2006.

« L’agriculture se voit assigner une fonction symbolique disproportionnée »- Par Jean-Luc Mayaud. Historien. Dans le cadre du débat « Comment débattre des sujets qui fâchent ? ». Université d’été de l’innovation rurale. Marciac 2006.

Accéder à l’ensemble des actes de la 12ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale « L’Agriculture entre Contrats et Contrôles »-. Marciac. Août 2006.

Accéder aux actes de Toutes les éditions des Université d’été de l’innovation rurale de Marciac-

Jean-Luc Mayaud est Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2, spécialiste du monde rural, directeur du Laboratoire d’études rurales, unité de recherche consacrée aux sociétés rurales européennes contemporaine, rédacteur en chef de la revue Ruralia et auteur de plusieurs ouvrages, dont La petite exploitation rurale triomphante, en 1999, L’histoire de l’Europe rurale et contemporaine, du village à l’Etat, en 2006 ou encore Gens de l’agriculture de 1940 à nos jours.

Accéder à toutes les publications : Agriculture et Société Des conférences-débats, tables rondes, points de vue et analyses afin de mieux cerner les problématiques sociétales liées au devenir de l’agriculture. Edité par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

Accéder à tous les Entretiens et Publications : OGM et Progrès en Débat » - Des Points de vue transdisciplinaires... pour contribuer au débat démocratique. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences

Accéder à toutes les publications : Sur le bien-être animal et les relations entre l’homme et l’animal- Pour mieux comprendre le sens du terme bien-être animal et décrypter les nouveaux enjeux des relations entre l’homme et l’animal. Au cours de forums, de tables rondes, d’entretiens et de restitutions de colloques, la Mission Agrobiosciences cherche, au-delà du décryptage du terme bien-être animal, sujet à controverse, à déceler les enjeux et les nouvelles relations qui lient l’homme et l’animal et à en mesurer les conséquences pour le devenir de l’élevage, de l’alimentation et de la recherche médicale. Un débat complexe mêlant des notions de souffrance et de plaisir, d’éthique, de statut de l’animal, de modèles alimentaires...

Accéder à toutes les Publications : Alimentation et Société- Des conférences-débats, tables rondes, points de vue et analyses afin de mieux cerner les problématiques sociétales liées au devenir de l’alimentation. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

Accéder à toutes les publications « Alimentation en Débats du Plateau du J’GO-.Un Télescopage de points de vue de scientifiques, producteurs et cuisiniers sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société organisé par la Mission Agrobiosciences. En collaboration avec le bistrot du J’Go à Toulouse. Rencontres enregistrées et diffusées le troisième mardi de chaque mois de 17h30 à 18h30 et le troisième mercredi de chaque mois de 13h à 14h sur Radio Mon Païs (90.1).

Accéder à toutes les Publications : L’agriculture et les bioénergies.
Depuis 2005, la Mission Agrobiosciences a participé à plusieurs manifestations (et a organisé des débats) sur le thème des bioénergies et de ses enjeux pour le futur de l’agriculture. Le magazine Web « Agrobiosciences » permet d’accéder à leurs contenus et de disposer d’éléments d’éclairage sur les possibilités, les limites, les solutions alternatives. L’ensemble réunit les analyses d’acteurs des filières industrielles et agricoles ainsi que des chercheurs tant dans le domaine de l’économie que de la chimie. (Septembre 2006)

Accéder à toutes publications Histoires de... »- Des conférences-débats, articles et chroniques. Ces publications « Histoire de... » de la Mission Agrobiosciences concernent la science, l’agriculture, l’alimentation et leurs rapports avec la société. Des regards sur l’histoire, pour mieux saisir les objets dont on parle et l’origine technique et humaine des « produits » contemporains. Editées par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

Accéder à toutes les publications. Sur l’eau et ses enjeux Pour mieux comprendre les enjeux locaux et mondiaux et les turbulences qui agitent les acteurs de l’eau
Au cours de forums, de tables rondes et de conférences, de revues de presse et de sélections d’ouvrages, la Mission Agrobiosciences cherche à décrypter les enjeux mondiaux et locaux qui agitent le monde de l’eau : de la simple goutte perlant au robinet aux projets de grands barrages, d’irrigations en terres sèches... les turbulences scientifiques, techniques, médiatiques et politiques du précieux liquide.

Accéder à toutes les Publications : Sciences-Société-Décision Publique- Une « expérience pilote » d’échanges transdisciplinaires pour éclairer les enjeux, mieux raisonner, par l’échange, les situations de blocages en « Science et Société », instruire les débats en cours, clarifier des enjeux scientifiques et sociétaux des avancées de la recherche, participer à l’éclairage de la décision publique et proposer des réflexions et des objets de recherche à la science. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.

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