Gilles de Mirbeck :
« Le "vieil Africain" que je suis
ne peut oublier que ce Sud qui englobe plusieurs
continents rassemble aussi la majorité des agriculteurs
les plus défavorisés au monde. Lors d’un café débat
à Marciac, Omar Bessaoud, au côté de
Gérard Ghersi, avait posé un diagnostic alarmant sur
les pays méditerranéens du sud dont l’agriculture se
caractérise par l’exploitation de ressources extrêmement
rares et fragiles. Il avait prôné avec véhémence
la nécessité d’instaurer de réels partenariats d’une rive
à l’autre. De son côté, Alexis Krycève, un des dirigeants
d’Alter Eco, nous avait convaincus lors d’un
autre café-débat qu’au travers du commerce équitable,
les petits agriculteurs organisés en coopératives
obtiennent une meilleure valorisation de leur
production. Je vais leur demander de traverser symboliquement
la mer et depuis ce Sud qu’ils connaissent
bien, de nous donner leur point de vue sur
l’agriculture d’ici. Un regard nuancé et complexe. Un
métissage de sentiments à la « Je t’aime moi non
plus ».
Vue depuis le Maghreb : l’admiration, l’aveuglement et la
contestation
Omard Bessaoud :
« Mon point de vue sera personnel car le
Maghreb dispose de très peu d’études ou de
recherches réalisées sur l’agriculture française par
les Maghrébins eux-mêmes. Les seuls travaux dont
nous disposons portent sur les rapports Nord-Sud et
les accords de coopération. D’après moi, donc, notre
regard s’avère être très contradictoire et ambigu. Il est
teinté d’admiration au vu d’une agriculture perçue
comme moderne et compétitive. Elle produit des
richesses dont certaines arrivent jusqu’à nous : les
produits laitiers, le sucre, les huiles alimentaires, le
blé. Et lorsque les gens viennent ici, ils constatent
en premier lieu l’abondance. De même, nous considérons
que votre "paysannerie" a un poids certain en
interne, qu’on remarque lors des manifestations, des
contestations et des négociations. Lorsque j’étais étudiant,
j’avais été très impressionné par la gestion politique des conflits avec les organisations professionnelles,
l’ensemble des règles d’organisation, la régulation
des marchés, la mise en réseau des acteurs
pour gérer à la fois leurs ressources et leurs territoires ruraux-.
Enfin, tout aussi attractive nous semble être la
place de cette agriculture dans le monde, à travers les
grands forums et rounds internationaux où la France
s’oppose aux États-Unis.
Mais c’est aussi un regard
empreint de nostalgie et opacifié par la méconnaissance.
La nostalgie parce que nous gardons une certaine
empreinte de la France, à travers la constitution
de secteurs dits modernes dans l’agriculture coloniale
de l’époque. Ces dernières années, les politiques
d’ajustement et de réforme agricole mises en
œuvre dans les pays du Maghreb ont d’ailleurs pris
la France comme modèle pour tenter de reconstruire
et de développer ce qui nous a été légué, notamment
les interprofessions, les chambres agricoles, la
viticulture et le crédit mutuel en Algérie... Nous reprenons
ainsi à notre compte un certain nombre d’outils
qui avaient été créés du temps de la colonisation.
Sauf que notre posture résulte aussi d’une méconnaissance
des mécanismes et des conséquences de
cette modernisation "à la française". Nous ignorons
quel en a été le coût social et la plupart d’entre
nous s’étonne en apprenant qu’il ne reste que
600 000 agriculteurs, ou que l’agriculture représente
seulement 4 à 5 % du produit intérieur brut, là où, au
Maghreb, elle pèse encore 15 à 25 % du PIB selon
les années et occupe plus du quart de la population
active.
Même chose sur le prix à payer sur le plan
budgétaire. Lorsque j’explique aux étudiants ou aux
institutionnels maghrébins que la moitié du revenu
d’un agriculteur français provient de transferts et
d’aides, ils ne comprennent pas. Ils savent que cette
agriculture est subventionnée, mais n’imaginaient
pas qu’elle l’était à une telle hauteur.
Nous connaissons
également mal la géographie de la France. C’est
en la visitant qu’on évalue son potentiel en termes de
ressources naturelles et ses avantages au plan climatique.
De même, le coût environnemental de cette
modernisation - la pollution des eaux et des sols, les
friches ou la désertification - demeure très abstrait
pour nous, y compris dans des milieux avertis. Enfin,
notre regard exprime la contestation. Un refus qui
porte principalement sur les échanges commerciaux.
Au Maroc, par exemple, plusieurs travaux de chercheurs
mettent en cause la contradiction entre un
discours de libéralisation et des marchés verrouillés,
des volumes contingentés, des barrières douanières
déguisées au prétexte de normes phytosanitaires.
Les Maghrébins dénoncent la position française dans
les grandes enceintes internationales, trop centrée
sur les échanges commerciaux dont nous tirons peu
les bénéfices, au détriment des stratégies d’appui à
la sécurité alimentaire des pays du Sud, principe de
sécurité alimentaire que la France évoque tout de
même quand il s’agit de justifier la politique communautaire
ou sa politique agricole.
En conclusion,
il me semble que si les pays du Maghreb tentaient de
mieux connaître l’agriculture française, leurs populations
auraient à gagner au moins une chose : mieux
repérer leur propre identité. Car c’est à travers l’autre
que nous pourrions détecter et mesurer nos atouts,
nos potentialités et les ressources sur lesquelles nous
pourrions nous appuyer. »
Afrique : des zones de complémentarité sont
possibles.
Alexis Krycève :
« En vous écoutant depuis ce matin, je me
suis dit qu’il convenait plutôt d’inviter des psychanalystes
! Je souhaiterais mettre en avant le fait que
nous avons affaire à des comportements totalement
schizophrènes. Un mélange d’attraction-répulsion,
pour des raisons tout à fait légitimes. L’exercice que
vous nous demandez est également difficile parce
que, bien qu’ayant fréquenté beaucoup de producteurs
du Sud, je n’ai jamais abordé textuellement ce
sujet, concernant leurs perceptions de l’agriculture
française. C’est la dernière de leurs préoccupations !
Je ne pourrai donc en aucun cas vous rapporter leur
propos. En revanche, je peux donner des éléments de
réflexion permettant de deviner un peu l’image qu’ils
en ont.
En premier lieu, il convient de comprendre la
situation des producteurs et leurs rapports avec les
pays du Nord, dont la France. La surface moyenne
que cultivent les producteurs avec lesquels nous travaillons
est de 1 hectare. Ils sont issus de pays très
différents, répartis sur plusieurs continents, d’où la difficulté
supplémentaire pour résumer leurs perceptions.
Dans le cercle d’échanges auquel je participais,
la personne venue du Burkina-Faso disait : chez nous,
90 % de la population active vit de l’agriculture. Première
différence majeure avec la France qui modifie
radicalement les perceptions. Par ailleurs, ce sont
des gens en position d’arrêt complet. Ces producteurs,
qui n’ont aucun débouché, sont au bout d’un
chemin peu accessible, qui n’ont pas encore abandonné
la terre mais qui pourraient le faire s’ils en
avaient l’opportunité. Ils sont exsangues, et n’ont pour
solution que de vendre leur production à un intermédiaire
local à un prix dérisoire. Ils ne prennent
aucune distance avec leur quotidien, vivant au jour
le jour dans une économie de subsistance. Leur
revenu annuel est en moyenne de 200 dollars. Leurs
rapports aux pays du Nord sont donc faits d’un métissage
d’admiration et de rejet, avec des sentiments
hérités de la période coloniale et des critiques très
virulentes. Les Africains, par exemple, dénoncent
souvent le rôle de la colonisation pour expliquer leur
situation actuelle. Pourtant, dans la rue, beaucoup de
gens portent des tee-shirts de marque française,
aiment à supporter telle équipe de foot européenne...
Pour résumer leur sentiment à l’égard de l’agriculture
du Nord, je dirai que celle-ci constitue à la fois un
modèle, un concurrent et un partenaire potentiel.
Des sentiments et des comportements paradoxaux
faits de fierté, d’envie et de nécessaire partenariat
qu’incarne une figure du Sud telle que l’altermondialiste
Vandana Shiva, responsable d’une coopérative
indienne. L’un de mes collègues d’Alter Eco, qui
s’était rendu en Inde pour la rencontrer, m’a confié
au retour : « C’est une femme très digne, très dure,
qui considère que ça n’est pas à nous de lui
apprendre la solidarité et qui est très mordante vis à-
vis des Occidentaux ». Malgré tout, la coopérative
qu’elle dirige nous vend du riz basmati. Mais elle
refuse qu’y soit apposé le label Max Havelaar, en
arguant qu’elle n’a de leçons à recevoir de personne
et que les Hollandais n’ont pas inventé la solidarité.
Pour ces gens-là, il est évident que l’agriculture du
Nord, mécanisée, diversifiée, agit comme une référence - les coopératives françaises sont ainsi des
modèles d’organisation dont s’inspirent bon nombre
de pays du Sud - mais la rivalité reste au cœur de la
relation. D’ailleurs, souvenez-vous comment nous
parlions tout à l’heure de l’agriculture brésilienne :
votre premier réflexe a été de dire que vous vous sentiez
menacés !
Les producteurs du Sud n’ont donc
aucun espoir de s’en sortir : nos marchés sont fermés,
nos produits sont subventionnés et nos intérêts sont
antinomiques avec tout principe de solidarité. Le
coton illustre pleinement cette situation : son coût de
production est d’environ 1 $ la tonne, or le coton
américain est subventionné à cette hauteur. Pour un
burkinabé, il faudrait produire à coût zéro pour arriver
à être compétitif ! D’où la demande récurrente
des pays du Sud de lever les aides pour pouvoir accéder
aux marchés du Nord. Reste que cette concurrence
a quand même des effets positifs : elle incite les
pays avec lesquels nous travaillons à s’adapter, à
chercher des solutions spécifiques, à se spécialiser,
à améliorer la qualité.
C’est dans ce sens qu’Alter
Eco souhaite aller : le partenariat constitue une solution
possible par rapport au cul-de-sac dans lequel
nous sommes actuellement. D’autant que des zones
de complémentarité existent, à condition de mettre
l’accent sur les productions qui vont distinguer le
Sud, valorisant ses productions tout en apaisant l’hostilité
du Nord. C’est le cas du café, où il n’y a pas de
concurrence possible. De même, nous proposons
aux producteurs d’adopter la démarche de l’agriculture
biologique ou de réinvestir des cultures traditionnelles,
comme le riz violet ou le thé rouge... Des
spécificités locales qui permettent de laisser une
place à tout le monde. Le commerce équitable peut
ainsi, indirectement, apprendre à mieux nous
connaître et réconcilier les agriculteurs du Sud et du
Nord.
Je terminerai par un exemple symbolique des
complémentarités possibles : sous la marque "Les
fruits de la solidarité", des producteurs savoyards,
associés à des coopératives du Bénin proposent aux
consommateurs français des confitures mêlant des
fruits et des sucres du Nord et du Sud. Comme quoi
il est possible de faire "pot commun"... »
Lire la totalité des Actes de la 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?"
Accéder à toutes nos publications sur la Méditerranée : repères sur les enjeux agricoles et alimentaires, analyses géopolitiques
Retrouver d’autres morceaux choisis de cette 10ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac intitulée "Dans le champ des agricultures du monde, quel destin pour les agricultures d’ici ?" :
- "L’agriculture française, vue depuis les Etats-Unis !", une table ronde animée par Philippe Baralon, du cabinet Phylum ; avec Jean-Christophe Debar, directeur et rédacteur en chef de la lettre Agri-USAnalyses ; Alex Miles, professeur à l’ESC Dijon et Georges Cassagne, agriculteur au Texas.
- "L’agriculture française, vue depuis les Pays de l’Est !", une table ronde avec Piotr Dabrowski ingénieur agronome, ancien Secrétaire d’État à l’agriculture de Lech Walesa et Alain Pouliquen, agronome et économiste, directeur de recherche à l’Inra.
- "Au XXIe siècle, l’agriculture réapparaît comme la clé des équilibres du monde", Par Marcel Mazoyer, économiste.
- "Les appellations d’origine sont-elles prémunies contre la standardisation mondiale ?", Table ronde animée par Bertil Sylvander, directeur de recherches Inra, avec Léo Bertozzi, directeur général du consortium Parmegiano-Reggiano, et Arño Cachenaut, producteur fermier, co-fondateur de l’AOC Ossau-Iraty.
- "Agriculture d’ici ou d’ailleurs : il est logique que s’exprime un mal-être", par Emmanuelle Auriol, professeur agrégée d’économie à l’Université Toulouse 1
- "Agriculture du monde : les raisons d’un pessimisme ambiant", par Dominique Desjeux, Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne.
- Le point commun des agricultures du monde : l’existence d’un secteur de pauvreté", Conférence de Michel Griffon, conseiller pour le développement durable au CIRAD.
Sur le thème des Pays du sud, lire aussi, sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences : - "L’agriculture des pays méditerranéens du Sud, entre conquête des marchés européens et réponse aux besoins de subsistance", par Gérard Ghersi, directeur de l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier (IAMM) et Omar Bessaoud, enseignant-chercheur à l’IAMM, dans le cadre des cafés-débats de Marciac.
- "Quels défis et quels paris pour le commerce équitable ?", par Alexis Krycève, directeur de marketing d’Alter Eco, dans le cadre des cafés-débats de Marciac.
- "La science économique peut-elle aider l’Afrique ?", par Jea-Paul Azam, économiste et Zéphirin Mouloungui, chercheur en chimie, originaire du Congo, dans le cadre de l’Université des Lycéens
Accéder à l’ensemble des articles et publications concernant l’Afrique sur le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences