23/09/2003
Débat
Nature du document: Chroniques

"J’ai épousé Jean-Luc, pas ses cochons !"

Le débat qui a suivi la conférence de Rémi Mer a principalement porté sur la reconnaissance sociale des agriculteurs. "Etre seul, n’est ne plus être", écrivait récemment le philosophe Tzvetan Todorov (Revue "Sciences Humaines", octobre 2002).

L’agriculture : un métier ou un état ?

Alain Deshayes, ancien responsable du développement des biotechnologies végétales à l’Inra : Je voudrais insister sur des paradoxes que vous (Ndlr : Rémi Mer) n’avez pas soulevés. Vous avez dit que l’agriculture n’est pas une activité comme les autres, qu’il est à craindre que le consommateur ne voit plus l’agriculteur derrière le produit et que les agriculteurs sont fiers de leur métier. Pour rester sur ces seuls points, est-ce que, vraiment, l’agriculture n’est pas un métier comme les autres ? Je pense à la santé, à l’éducation... Ces domaines me semblent avoir, eux aussi, leur spécificité. Deuxième remarque, que je sache, l’agriculture n’est pas un métier que l’on choisit. J’aurais tendance à dire que c’est un état. Il y a une sorte de fatalité : c’est écrit, je vais reprendre la ferme de mon père. Enfin, en termes de produits, lorsqu’on achète une voiture, voit-on la sueur de l’ouvrier ? Cela dit, je reconnais qu’il y a des problèmes spécifiques à l’agriculture mais je crains qu’à force de vouloir souligner les particularités d’une profession qui représente aujourd’hui moins de 900 000 personnes, on oublie des millions d’autres personnes.

Rémi Mer : Le métier agricole est quand même de plus en plus choisi par les jeunes, qui ont le plus souvent eu une autre activité avant de s’installer. Même s’il y a quelques secteurs de production où on le fait encore un peu par défaut. Et le fait qu’ils aient choisi est une bonne chose : cela responsabilise l’agriculteur. Moi, je ne trouve pas idiot qu’un agriculteur dise : tiens, je vais faire cela pendant quinze ans. Pas plus. Ou qu’un écologiste fasse une expérience paysanne.

Bien sûr, chaque métier a ses spécificités. Et celles de la santé, de la culture ou de l’enseignement ne sont pas mineures. C’est justement cela qui inquiète aujourd’hui les agriculteurs, un peu embêtés d’ouvrir leur porte pour discuter avec d’autres, car ils savent qu’ils vont être remis en cause. Du moins, ils ne sont pas sûrs de la manière dont le dialogue va s’installer. L’objet de leur activité est questionné par leur environnement. Ce n’est pas rien. La voilà la spécificité : les gens sont en droit de venir embêter les agriculteurs sur ce qu’ils font, pour plein de raisons.

Quant à savoir s’il est encore essentiel de voir l’agriculteur derrière le produit, je reste persuadé que c’est une vraie question. Sauf si l’on n’admet pas la spécificité de l’agriculture. Je suis convaincu qu’il y a beaucoup d’intellectuels que cette question-là n’intéresse pas, parce qu’eux-mêmes l’ont réglée. Ils ont la possibilité intellectuelle de trouver des alternatives à la question. Sauf que cette dernière est centrale pour l’identité culturelle des agriculteurs, mais aussi du banlieusard et de son arbre à frites. C’est à l’arbre de répondre, pas à la frite.

Féret

Samuel Féret, sociologue : N’y aurait-il pas un autre paradoxe, mais interne à la profession agricole ? On dit que l’agriculture n’a pas intérêt à se penser à l’extérieur de la société, or il me semble qu’aujourd’hui, le monde agricole, tel qu’il est structuré, convie à penser le contraire. Beaucoup de faits contredisent encore cette volonté d’ouverture aux autres acteurs.

Rémi Mer : Les agriculteurs ont beaucoup changé. C’est récent, mais l’évolution est positive. Cela reste cependant un exercice difficile. Vous, chercheurs, vous accepteriez qu’on vienne vous embêter sur l’objet de vos recherches, la manière dont vous publiez ? Certes, vous le faites, mais dans le cadre de comités scientifiques, pas d’un débat social et public.

Déprise et dépression

François Guillon, Cnam et Isab : Actuellement, avec mon équipe, nous travaillons sur l’image agroalimentaire bretonne. Nous constatons qu’un certain nombre d’éléments relèvent en fait de l’analyse marketing : des problèmes de positionnement de produits ou d’image globale. Dans ces études, nous avons constaté que les Bretons sont plus sévères avec eux-mêmes que les non-Bretons, qui ont une image assez romantique de cette région. Et que les agriculteurs ont une image plus sévère sur eux-mêmes que les non-agriculteurs. Cela ne concerne pas leur métier, comme vous l’avez dit. Ils en sont fiers. Mais ils ont une déprime liée à un problème identitaire profond. Cela ne relève pas non plus de l’image de l’agriculture qu’a la société. Selon moi, la réponse à ce problème réside à l’intérieur même du corps des agriculteurs. Et je ne vois pas de solution autre que celle d’un apaisement interne lié à un projet. Quand les projets fonctionnent, les agriculteurs n’ont pas de questions métaphysiques.

Sylvie Bonny, Inra : Je parle en mon strict nom personnel et non à titre professionnel. Il y a une question qui n’a pas été abordée, c’est celle de la diminution très forte du nombre d’agriculteurs. Certaines régions connaissent une très forte déprise agricole, avec des conséquences économiques pour la société. Or quand on fait partie d’une communauté très réduite, il est beaucoup plus difficile d’avoir des projets collectifs et une plus grande solidarité pour faire face au pouvoir financier et publicitaire de l’agroalimentaire et de la grande distribution. On critique beaucoup les lobbies agricoles. Mais au fin fond des campagnes, surtout dans la moitié Sud de la France, j’ai surtout rencontré des agricultures et des agriculteurs en déperdition, des terres dont plus personne ne veut. Aussi, je pense que ce qu’a dit Rémi Mer s’adressait principalement à des professionnels agricoles de l’Ouest. Alors, faut-il aider ces agriculteurs du sud par des aides indirectes ? Qui va entretenir ces terres comme ils le faisaient ?

Rémi Mer : Je ne partage pas du tout votre analyse politique et surtout, ce n’est pas la question posée. Paradoxalement, il est plus facile de créer une porcherie en Bretagne qu’en Dordogne. C’est une question de pression et d’acceptabilité sociale telles qu’elles s’exercent dans un lieu donné.


Bernard Guidez, réseau Farre : En complément de ce que vient de dire S.Bonny, je vous rappelle que, récemment, deux ministres de l’agriculture française ont dit successivement que l’Europe n’avait plus de vocation exportatrice. Je peux vous dire que dans les campagnes, cela fait un dégât monumental. De mémoire d’agriculteur, on n’avait jamais pensé que des exploitants de 40 ou 45 ans quittent le métier. On peut discuter sur les images et sur tout ce qu’on voudra. La réalité, c’est que la stratégie agricole européenne est en train de foutre le camp. On est en train de faire ce que l’Angleterre a pratiqué pendant 200 ans : on ne veut plus d’agriculteurs, on achètera tout à l’extérieur. Quand on va se réveiller, cela va être très rude.

Rémi Mer : C’est un débat de politique agricole. Soit dit en passant, j’ai entendu un Allemand s’étonner de notre « vocation » exportatrice, car avant 1980, nous n’exportions pas ! Je comprends bien votre remarque, mais c’est une image récente.


Qui suis-je ?

Rémy Le Duigou, sociologue : Je réagis sur ce qui vient d’être dit. En effet, l’agriculteur se trouve aujourd’hui confronté à un problème d’identité. Il vit de manière accrue le « Qui suis-je » que se pose tout un chacun. Car jusque-là, l’identité lui était attribuée par la collectivité. Et aujourd’hui, c’est à lui de la construire. Comment ? C’est d’abord un chef d’entreprise qui va vivre dans sa relation à l’autre un retour d’image. Le problème, c’est que ce retour d’image est de moins en moins positif et on peut se référer là à la pyramide de Maslow [1] sur le besoin d’estime de soi. Nous avons eu l’occasion de travailler sur des causes de la précarisation de l’agriculture ou sur le suicide : c’est un sujet qu’il faut aborder. La situation économique, le contexte général, certes, jouent un rôle majeur, mais ce qui va déclencher le processus de mise à distance de la vie, c’est tout simplement le problème qui va se poser dans le couple ou dans la famille, quand on ne peut plus discuter de son métier avec son conjoint, quand les enfants reviennent de l’école en disant : papa, c’est toi le pollueur... dans les deux-tiers des cas, le jeune agriculteur est seul sur son exploitation, même s’il a des associés. Sa femme ou sa compagne travaille à l’extérieur et, à l’inverse d’il y a dix ou quinze ans, elle ne s’investit plus dans l’exploitation, elle ne veut plus entendre en parler. Je terminerai par un extrait d’entretiens, avec cette phrase de Marie-Charlotte : « J’ai épousé Jean-Luc parce qu’il me plaisait, je n’ai pas épousé ses cochons ». Le drame est là.

Matthieu Calame, la Bergerie de Rambouillet : J’espère que ma femme ne m’a pas épousé pour mes vaches !... (rires). Vous avez parlé, en commentant le sondage, du fait qu’une image pouvait être bonne et que cela pouvait néanmoins poser un problème. Mais est-il est possible qu’une image vraie soit mauvaise ? Si les gens savent vraiment ce qu’il se passe, leur image ne se dégrade-t-elle pas ?

Rémi Mer : C’est la question que je me pose sur les relais d’opinion, qui sont critiques mais souvent lucides et qui posent parfois des questions justes. Sauf que les solutions ne le sont pas. Quant aux propos de Rémy Le Duigou, je partage son idée d’une co-construction de l’identité à partir de soi. La question n’est plus, à mon sens, uniquement technique ni économique. Elle est fondamentalement sociale. Et la question que je pose aux techniciens de communication des chambres d’agriculture est la suivante : en quoi vous accompagnez les agriculteurs pour régler ces problèmes de relation à autrui ?

Dans le cadre de la 9ème Université d’Eté. 6 et 7 août 2003.

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[1Abraham Maslow est un psychologue américain renommé, décédé en 1970. La pyramide qu’il a mis au point est une référence en marketing et en sociologie. Cet outil détermine un ordre de priorité dans la satisfaction des besoins humains, sachant que celle-ci ne peut être réalisée que si les besoins de niveau inférieur sont eux-mêmes satisfaits : tout en bas de la pyramide, qui comporte cinq nuiveaux, se trouvent donc les besoins physiologiques, puis le sentiment de sécurité, les besoins affectifs, l’estime de soi et d’autrui, et, au sommet, le besoin de se réaliser.


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