« Mon paysan »
« Je ne vous propose ni synthèse ni verbatim des propos de ce matin, mais plutôt de poser un regard transversal, celui d’un psychologue d’une nature un peu particulière, puisqu’il s’attache essentiellement aux conséquences psychologiques du contact entre cultures différentes, champ d’investigation dont vous allez aisément comprendre le rapport avec les questions que nous traitons ici.
Ma première réflexion est que l’agriculture est considérée par tout le monde, dans nos postulats, comme étant une réalité essentielle. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de primordial dans l’agriculture, qui donnerait du sens aussi partagé ? J’ai relevé trois réponses en filigrane dans les échanges tenus ce matin : En premier lieu, le monde agricole est quand même pensé, visiblement, comme l’origine. En second lieu, l’alimentation avec son principe d’incorporation, constituant un lien très particulier avec la nature, symbolise l’agriculture. Enfin, dernier point fondamental, la nature est ce que l’on en fait, sous l’emprise du rapport que nous entretenons avec elle. Origine, incorporation et modelage, voilà ce qui fuse de l’agriculture dans les discours que j’entends, faisant d’elle un principe premier, une question de vie ou de mort. Écartant toute interprétation psychologisante, je souhaiterais simplement avancer que ces trois points non seulement présentent un rapport extrêmement étroit avec l’enfance, mais constituent la base d’une puissante évocation, que chacun pourrait nommer « mon paysan », définissant le sien, celui qu’il a connu, qu’il a en lui, qu’il aurait pu être etc...
Il est un deuxième élément que je désire relever, très présent ici me semble-t-il. Nous nous accordons à dire que, dans une certaine mesure, l’image du paysan est, principalement, conjuratoire. Elle permettrait de parer les méfaits du progrès, de la technique, de l’industrialisation etc... Une image qui, dit d’une certaine manière, si elle était totale et totalitaire, condamnerait le paysan à incarner une sorte d’acteur de théâtre d’ombres, destiné à exorciser les malfaisances des avancées techniques et scientifiques.
Troisième élément : l’impératif d’un changement d’image. Ce matin, il a autant été question de changer l’image du paysan, que de son image actuelle. Certains en sont même venus, dans leur discours, à proposer quelques moyens pour transformer cette image, suscitant chez d’autres nombre de réticences
L’épouvantail n’est plus anthropomorphique
Quel rapport s’établit avec la psychologie interculturelle ? De nombreuses analogies surgissent avec les difficultés que l’on rencontre, dès lors que sont mis en contact des individus de culture différente, qui doivent s’organiser ou vivre ensemble. Je vous propose donc, non pas de nous intéresser aux contenus de la représentation du paysan, pas plus qu’à son décodage, mais plutôt de considérer la figure du paysan comme un lieu de fracture culturelle où se voient projetées les sous-cultures s’affrontant dans le champ social.
De fait, nous ne savons plus que faire de notre évolution technologique et la tentation du déni se fait pressante, parce que les sociétés à haute technologie souffrent d’un déficit symbolique, elles peinent à produire du sens. Du moins, elles n’en fournissent pas d’autre, qu’autoréférencé : la technique et le produit. Comme nous avons besoin de sens pour exister ce déni trouve un lieu propice dans la figure du paysan. Nous nous tournons, assurément vers l’endroit qui lui en a donné le plus, celui qui est supposé nous nourrir, être à notre origine et nous intégrer dans la nature, la façonner en se laissant façonner par elle : l’agriculture si proche de mère-nature. Je vous invite à considérer l’agriculteur, comme un être qui « éprouve » les conflits culturels que projette une société en difficulté sur sa créature : la figure du paysan. Beaucoup de propos d’agriculteur, que j’ai entendus, relevaient d’une souffrance s’approchant, pour un psychologue, d’une crise identitaire qui paraît sourdement marteler : « Nous ne sommes pas ce que vous croyez que nous sommes », « Nous ne voulons pas être (ou vous laisser dire) ce que vous voulez que nous soyons » etc... Pour ma part, je n’entends que cela depuis ce matin.
Pourquoi le paysan, est-il devenu un enjeu symbolique ? Pourquoi porte-t-il une fracture culturelle, amenée par l’ensemble de notre société ? Trois grands types de représentations ont traversé les discussions, qui sont autant de façons de penser les rapports entre urbanité, ruralité, science, nature, technicité, tradition, hygiène, écologie, authenticité etc... Voilà autant d’univers culturels en confrontation que nous n’arrivons pas à mailler, à croiser : une authentique question de psychologie interculturelle.
Je terminerai sur une petite image, que je voudrais vous renvoyer. J’ai le sentiment que, peu à peu, l’agriculteur réduit à l’état de simple agent économique, se virtualise, dans la crainte. Et je repensais tout à coup à ce que j’ai vu ce matin, en venant à la conférence : un CD accroché dans un arbre pour éloigner les oiseaux. Et je me suis dit : « Tiens, l’épouvantail n’est plus anthropomorphique, ce n’est plus un homme. Aujourd’hui, l’épouvantail, c’est le digital ».
On peut également lire l’entretien de Patrick Denoux La grande braderie des valeurs de la terre- sur le site du Groupe de réflexion européen Saint-Germain.