A-t-on vraiment besoin des OGM pour nourrir le Monde ?
Marion Desquilbet. Rares sont les discussions concernant la sécurité alimentaire au fil desquelles ne sont pas évoqués, à un moment ou un autre, les OGM. On pourrait même dire que, bien souvent, ceux-ci accaparent une grande part des échanges relatifs au développement agricole ne serait-ce que dans le volet le plus médiatisé de ce domaine.
Dans ce cadre, la question qui revient le plus fréquemment est de savoir si, oui ou non, nos sociétés ont besoin des OGM pour nourrir le monde. Une question que je vais tenter d’éclairer au fil de cette intervention, en prenant comme angle les sciences économiques. Cela étant, je souhaiterais également vous démontrer que, de mon point de vue, cette question ne devrait pas être posée comme telle, en ce sens que les enjeux des biotechnologies agricoles sont différents de ceux de la sécurité alimentaire de la planète. Dès lors, on peut se demander pour quelles raisons ces deux champs sont ainsi interconnectés.
Mon propos s’articulera en quatre parties. Dans un premier temps, je reviendrai sur la manière dont s’est organisé le secteur des biotechnologies agricoles. Ensuite, je présenterai les OGM actuellement commercialisés, puis, dans un troisième point, ceux qui sont en développement. Enfin, fort de ces éléments, je vous parlerai des expertises internationales relatives à la sécurité alimentaire du globe et ce qu’elles préconisent concernant les biotechnologies agricoles.
Une innovation structurée autour de grandes firmes
En préambule, je souhaiterais apporter quelques éléments d’éclairage sur l’organisation du secteur des biotechnologies agricoles. Ce dernier s’est constitué par une conjonction de deux éléments : certaines découvertes scientifiques du XXe siècle, en biologie moléculaire notamment, qui ont ouvert de nouvelles voies pour l’innovation variétale ; et le renforcement de la protection juridique des innovations. Cette dernière s’est accompagnée, aux Etats-Unis, d’un accroissement de la protection par brevets, dont le domaine d’application s’est étendu, dans les années 1980, au champ du vivant. Ainsi, il est désormais possible de breveter des gènes, des séquences génétiques, des variétés végétales et même certains outils spécifiques à l’élaboration d’une plante transgénique.
La protection par brevets s’est développée dans le monde entier, non sans quelques variantes en fonction des pays : certains se sont engagés dans des accords bi- ou multilatéraux ; d’autres se sont vus dans l’obligation de renforcer leur propre législation en matière de propriété intellectuelle afin de rester compétitif par rapport aux Etats-Unis.
Il en a résulté un changement d’échelle dans le mouvement de privatisation de l’innovation variétale conduisant à ce que l’essentiel des recherches sur les biotechnologies agricoles soit mené par le secteur privé. Par ailleurs, compte-tenu des coûts élevés de recherche et de développement de ces produits, on a assisté à la création de grands groupes, souvent constitués autour de l’industrie chimique des pesticides qui y voyait de possibles débouchés en matière de protection des plantes.
Fort de ce contexte, comment est structuré, aujourd’hui, le marché des biotechnologies agricoles ? 90% des OGM commercialisés sont produits par Monsanto. A ses côtés, cinq autres groupes dominent l’innovation dans ce domaine : Dupont-Pioneer et Dow, pour les Etats-Unis ; Syngenta, Bayer et BASF, pour l’Europe. Ensemble, ces six multinationales totalisent 75% des ventes de pesticides. Par ailleurs, ces groupes ont acquis des entreprises de semences, ceci, dans un souci de maîtrise et de retour sur innovation. Trois d’entre eux contrôlent près de la moitié du marché des semences commerciales (toutes semences confondues, OGM ou non).
Quelle est la finalité des OGM actuellement commercialisés ?
La nature des OGM commercialisés et cultivés est liée à la manière dont le secteur s’est structuré. Ainsi, les deux tiers des surfaces cultivées avec des OGM sont occupés par des variétés tolérantes au Roundup [1]. De part leur propriété, ces variétés ont pour intérêt majeur de simplifier le désherbage et d’en diminuer le coût. Elles ont pour autre atout de permettre à Monsanto de commercialiser son herbicide Roundup. Sur le tiers des surfaces restantes, on trouve des variétés résistantes à un insecte et, éventuellement, au Roundup, qui présentent des caractéristiques similaires : réduction des coûts par une utilisation restreinte d’insecticide, et, dans certains cas, augmentation du rendement par une protection accrue des plantes.
Dans les deux cas, le principal intérêt de ces OGM est de diminuer les coûts de production et non d’accroître la productivité à l’hectare. En outre, leurs cultures bénéficient essentiellement aux clientèles des pays riches. Un peu plus de la moitié des surfaces cultivées se situent aux Etats-Unis et au Canada. La seconde moitié est localisée dans les pays en développement (PED) mais destinée à l’exportation : culture de soja pour l’alimentation animale en Argentine, au Brésil et au Paraguay [2] ; culture de coton en Inde, en Chine et en Afrique du sud, dont l’usage est, par définition, non alimentaire.
En conclusion, il y a un consensus relativement large de la communauté scientifique sur le fait que les OGM actuels n’ont pas d’intérêt particulier pour la sécurité alimentaire.
L’avenir appartient-il aux OGM ?
Actuellement, deux grandes catégories d’OGM en développement se font jour en ce qui concerne la sécurité alimentaire : la biofortication des variétés, c’est-à-dire l’obtention de plantes enrichies en micronutritments – vitamines A et E, fer, zinc... ; et la mise au point de végétaux résistants à la sécheresse.
Ces innovations étant dominées par des firmes du privé, on peut supposer que, tout comme les précédentes, elles seront essentiellement destinées à des clients solvables. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il existe différents projets de développement pour les PED, associant les secteurs privés et publics, financés par la fondation Bill Gates, au sein desquels les firmes privées donnent un accès gratuit à leurs brevets pour le développement de semences. Les recherches sont menées sous l’égide du CGIAR, le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale, qui coordonne les programmes internationaux de recherche agricole dans les PED. Ces projets portent le plus souvent sur l’amélioration de plantes cultivées localement – riz, manioc, sorgho, banane.
Si la démarche est louable, on peut néanmoins pointer le fait que la recherche s’oriente dans une voie, celle de la biofortification, au détriment d’autres pistes comme la diversification alimentaire et, ce, dans un contexte d’amoindrissement des financements publics dédiés à la recherche agricole internationale. Contexte dans lequel le CGIAR n’a pas vraiment d’autre option, pour travailler, que celle d’accepter les financements de la fondation Bill Gates.
Dès lors, on peut se demander si ces catégories d’OGM offrent la meilleure réponse aux enjeux de la sécurité alimentaire. En matière de qualité nutritionnelle de l’alimentation et de lutte contre les carences, la solution ne réside-t-elle pas plutôt dans la diversification des apports que dans la biofortification des plantes ? Quant à la tolérance à la sécheresse, il faut savoir qu’il s’agit d’un mécanisme complexe faisant intervenir non pas un mais de nombreux gènes. Comment être sûrs que les OGM seront une voie plus appropriée que la sélection classique de variétés présentant une tolérance naturelle à la sécheresse ? En outre, plusieurs Organisations Non Gouvernementales (ONG) [3] ont lancé une alerte sur le fait que BASF, Monsanto et Syngenta ont déposé de nombreuses demandes de brevets sur les gènes impliqués dans la résistance aux stress environnementaux, un des mécanismes qui intervient dans la tolérance des plantes à la sécheresse. Or ceci pose un problème : celui de l’appropriation, par quelques firmes, de ressources qui relèvent du patrimoine commun.
Qu’en disent les expertises internationales ?
Cette analyse est cohérente avec ce qui est actuellement préconisé par l’expertise internationale sur les solutions possibles pour nourrir le monde. En 2009, est notamment paru le rapport de l’IAASTD [4], une évaluation internationale des connaissances, des sciences et des technologies agricoles pour le développement, initiée par la Banque mondiale et la FAO [5]. Ce rapport est le fruit d’une consultation de trois ans ayant mobilisé 400 experts et 110 pays. Pour être complet, il faut préciser que les représentants de l’industrie des OGM ont quitté le processus avant la fin et que les Etats-Unis, le Canada et l’Australie ont refusé de signer ce rapport.
Selon cette expertise internationale, les enjeux du développement agricole sont au nombre de quatre. Premier enjeu, la prise en compte de la complexité des systèmes agricoles, systèmes inscrits dans des contextes sociaux et écologiques variés. Dans cette perspective, le rapport invite à soutenir fortement les systèmes agro-écologiques basés sur une connaissance et un respect des écosystèmes. Le second enjeu concerne la reconnaissance des communautés agricoles, des producteurs comme des responsables des écosystèmes. Il s’agit de donner aux agriculteurs le pouvoir de gérer de manière innovante les sols, l’eau, les ressources biologiques, la diversité génétique ou encore les bioagresseurs. Ensuite, le développement agricole ne peut se faire sans une augmentation des investissements privés et publics dans les savoirs, les sciences et les technologies au sens large, et une valorisation des savoirs locaux et traditionnels. Enfin, le dernier enjeu porte sur le développement des politiques d’accès au microcrédit et celles sur les régimes fonciers ; il préconise également un renforcement des marchés locaux, des infrastructures et des filets de sécurité (assurances, etc.).
Parallèlement, cette expertise alerte fermement sur le fait que la question de la sécurité alimentaire, de par sa complexité, ne peut se résumer au simple développement et à la seule diffusion d’une technologie auprès des agriculteurs. Elle indique par ailleurs que pour appliquer, dans le contexte actuel, les préceptes du développement durable, il faut une réorientation des politiques scientifiques et technologiques, des politiques d’investissement, des politiques globales des institutions.
Enfin, pour ce qui concerne plus spécifiquement les OGM, cette évaluation pointe trois risques possibles liés à leur développement : le risque d’un effet contre-productif par une concentration des recherches dans ce domaine au regard d’autres pistes ; le risque de concurrence entre ces derniers et les innovations locales alors que celles-ci peuvent améliorer la sécurité alimentaire et la viabilité économique des PED ; le risque d’un regroupement de la propriété agricole dans quelques mains, avec la multiplication de la protection par brevets.
En définitive, les OGM en développement, qui sont toujours à l’état de recherches, soulèvent d’importants questionnements portant notamment sur la place accordée aux solutions alternatives et les risques liés à la multiplication des brevets.
En conclusion : rien n’est moins sûr...
L’ensemble de ces éléments et de ces remarques indiquent que les OGM ne constituent pas une clé essentielle pour garantir la sécurité alimentaire de demain. Dès lors, pourquoi pose‑t‑on si (trop) souvent la question de leur intérêt pour nourrir le monde ? A mon sens, deux raisons peuvent être avancées : la fascination créée par une technologie qui permettrait de résoudre les problèmes d’un coup de baguette magique ; la force de frappe des firmes engagées dans cette technologie. Sur ce deuxième point, l’industrie a un intérêt stratégique à faire en sorte que cette technologie soit perçue comme une solution indispensable pour nourrir la planète. Et effectivement, l’industrie des biotechnologies agricoles s’est engagée, dès le départ, dans une campagne concertée, caractérisée par une rhétorique posant les OGM comme une solution essentielle pour répondre aux problèmes de la faim, de la durabilité et du développement. A ce titre, Monsanto a déployé, et déploie encore aujourd’hui, d’importantes ressources telles que le discours de l’entreprise, la publicité, la création et la stabilisation de réseaux de soutien parmi les autorités de réglementation [6], les journalistes, les politiques et la communauté scientifique.
Ces stratégies de communication ont contribué à placer les OGM au cœur de la problématique de la sécurité alimentaire de la planète. Impossible dès lors d’évoquer cette dernière sans se demander, comme aujourd’hui avec ces Controverses, « si l’on a besoin des OGM pour nourrir le monde ».
Que peut-on retenir en conclusion ? Nous pouvons tout d’abord dire que le secteur des biotechnologies agricoles est porté par une industrie concentrée qui présente une double caractéristique : une grande capacité à créer du discours autour de ses produits ; une protection accrue de ses recherches (brevets) avec tous les risques que cela peut entraîner en terme de verrouillage technologique. Ensuite, nous avons vu que l’expertise internationale insiste sur la multiplicité des solutions qu’appelle la question de la sécurité alimentaire, y compris en termes de diversité des pratiques agricoles. En dernier lieu, j’aimerais rappeler, comme le souligne l’expertise internationale, que la diffusion des OGM peut conduire à l’exclusion d’autres formes d’agriculture qui, dans l’absolu, pourraient s’avérer tout aussi rentables et intéressantes pour nourrir la planète de manière équitable et durable.
Intervention de Marion Desquilbet, économiste, Chercheur à l’école d’économie de Toulouse et au Gremaq, lors des Controverses de Marciac "L’Europe et le Monde. De crises en déprises... l’alimentation à couteaux tirés", co-organisées par la Mission Agrobiosciences et la Communauté de Communes Bastides et Vallons du Gers, août 2009.
Accéder au portrait de Marion Desquilbet
Lire les autres interventions publiées par la Mission Agrobiosciences dans le cadre des Controverses de Marciac :
- Quel futur alimentaire pour l’humanité au-delà du modèle agro-industriel contemporain ? Un essai de prospective à l’horizon 2050. L’intervention enrichie et complétée de Jean-Louis Rastoin, ingénieur agronome et économiste.
- Malnutrition dans le monde : un mal aux multiples facettes. Par Yves Martin-Prével, épidémiologiste et nutritionniste, Institut de recherche pour le développement (IRD)
- La politique agricole commune à l’horizon 2012 : huit pistes de réflexion pour faire face aux nouveaux enjeux. Par Tomas Garcia Azcarate, chef d’unité à la Direction générale « Agriculture et développement rural » de la Commission européenne
A propos des OGM, on peut lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- La transgénèse à l’épreuve du droit. La restitution de la Conversation de Midi-Pyrénées, avril 2005. Séance introduite par Pierre Boistard (LIPM Inra-Cnrs).
- OGM : ces débats qu’on malmène. Table ronde animée par Bernard Chevassus-au-Louis, Directeur de recherche INRA. Avec, Alain Toppan, directeur de recherche en génétique végétale, Matthieu Calam, agronome, Fondation Charles-Léopold Mayer, et Philippe Martin, Président du conseil général du Gers. Dans le cadre de la 12ème Université d’été de l’Innovation rurale Territoires ruraux : comment débattre des sujets qui fâchent (Intégrale PDF). 2006
- Les OGM : De la Fourche à la Fourchette. Un échange direct entre élus, professionnels de la filière agricole et consommateurs.. Organisé par le Conseil Général de la Haute Garonne. Conçu et animé par la Mission Agrobiosciences. 2006
- Cachez ces OGM que je ne saurais voir !. Le billet de la Mission Agrobiosciences, janvier 2008.
Accéder à tous les Entretiens et Publications : "OGM et Progrès en Débat" Des points de vue transdisciplinaires... pour contribuer au débat démocratique. Edités par le Magazine Web de la Mission Agrobiosciences.