01/07/2013
Contribution aux 19èmes Controverses européennes de Marciac (30-31 Juillet 2013)

Peut-on faire entrer le Développement Durable dans des labels ?

Sylvaine Lemeilleur et Gilles Allaire signent une contribution très riche qui remet en question le paradigme néoclassique légitimant la certification des produits agricoles dits « durables ». Reconsidérant les hypothèses sur lesquelles repose ce paradigme – notamment la croyance au système de vérification proposé, et dans les critères choisis – ils en viennent à proposer un système de « certification participative ».
Que l’on soit agriculteur, chercheur, formateur, étudiant, responsable de structures associatives, professionnelles ou administratives... voire "simple" citoyen, tout le monde est invité à apporter sa contribution aux prochaines Controverses européennes de Marciac. L’ensemble des textes sera non seulement publié sur le site, mais également diffusé lors des Controverses en version papier.

La légitimité de la certification des produits agricoles dits durables (dont le mode de production est considéré comme « durable ») repose sur l’hypothèse de la possibilité de garantir une qualité recherchée aux consommateurs, en apposant un label sur les produits concernés. Cette hypothèse prend sens du point de vue de l’économie néoclassique car les labels liés à ces standards de production sont censés distribuer une information identique et identiquement comprise sur la qualité à tous les consommateurs (objectivisation de la qualité) et établir ainsi un marché concurrentiel. C’est donc au travers de ce paradigme que la diffusion des standards privés dans les échanges internationaux a été facilitée par des institutions internationales telles que l’OMC ou l’Union Européenne (Busch and Bain, 2004).

Toutefois, un certain nombre d’observations empiriques nous invite à reconsidérer les hypothèses proposées par ce paradigme et questionne sérieusement la pertinence de ces mécanismes pour garantir un développent durable !

Premièrement : la manière dont sont spécifiés les indicateurs des cahiers des charges de ces standards est-elle pertinente pour permettre une vérification du respect de la qualité clamée par le standard ?
Les problèmes de mise en place et de contrôle des critères dans les champs, parfois irréalistes ou parfois invérifiables, rendent souvent utopique le respect des critères très stricts attendus par les consommateurs (Giovannucci and Ponte, 2005 ; Lemeilleur et al., 2013).

Deuxièmement : dans quelle mesure le système de vérification et de contrôle par les certificateurs est-il crédible pour garantir le respect du cahier des charges du standard ?
Afin de manifester la crédibilité du processus de vérification de conformité des produits, la plupart des standards ont recours à des certificateurs privés, considérés comme indépendants et impartiaux. Néanmoins, le service fourni par les certificateurs privés peut être lui-même suspecté quant à la qualité des processus de contrôle et de vérification (Balineau and Dufeu, 2010) - ne serait-ce que parce que les certificateurs privés sont payés par les agents qu’ils contrôlent ! Selon certains auteurs, l’accréditation des certificateurs selon la norme ISO 65 n’échappe pas elle-même aux sérieux doutes sur l’objectivité du contrôle (Hatanaka et al., 2005 ; Jahn et al., 2005).

Alors : « Qui contrôle les contrôleurs ? » Une surveillance citoyenne est parfois invoquée, mais faute d’une transparence suffisante, elle ne peut être effective, sauf à ce que se développent des mouvements sociaux dans le domaine concerné.

Troisièmement : Est-ce que les pratiques requises par le standard apportent réellement une amélioration en terme de développement durable ?
Comme le souligne Orléan (2011), l’hypothèse retenue d’objectivité de la qualité dans l’économie néoclassique devrait exclure les rivalités concernant la définition de cette qualité. Or de nombreux travaux montrent que la définition des standards durables est en fait au cœur de nombreux enjeux de compétition et de collusion dans les arènes internationales, relevant difficilement d’une objectivité (Cheyns, 2011 ; Djama et al., 2011 ; Reinecke et al., 2012). Allaire (2010 ; 2013) d’ajouter que la définition des standards volontaires durables porte seulement sur les moyens requis pour obtenir une qualité visée, mais n’ont pas la capacité de garantir réellement un résultat certain quant à l’impact de ces moyens en rapport avec la qualité visée.

Autrement dit, les standards ont deux faces : un ensemble de caractéristiques vérifiables, non sans problème on vient de le voir, et la croyance que les moyens requis conduisent à la fin désirable (croyance subjective soutenue par une représentation ou une doctrine de ce qui fait qualité). C’est par des processus sociaux d’évaluation que des moyens sont associés à des fins exprimées en termes de qualité, et ce, en fonction de récits et de doctrines ou théories véhiculées par l’opinion courante ou par les « experts » - dont la neutralité est souvent peu remise en question.

Enfin, une dernière observation bouscule le paradigme néoclassique sur l’efficacité des standards à distribuer toute l’information sur la qualité. En effet, selon ce paradigme, assurer une concurrence libre et non faussée requiert la normalisation et la certification des produits. Or les impératifs de transparence, impliquant des procédures de plus en plus lourdes, rigides et formalistes, sont devenus les vecteurs sournois d’une bureaucratisation néolibérale (Hibou, 2012). Cette bureaucratie génère alors un coût non négligeable à même d’exclure tous les producteurs dans l’incapacité de s’en acquitter (Vorley and Fox, 2004 ; Lemeilleur, 2012). Ainsi, les produits non labélisés ne signifient pas pour autant qu’ils ne soient pas également produits selon des pratiques durables, mais le coût nécessaire à générer cette information les exclut de cette nomenclature !

L’accès à la signalisation de la qualité par la certification peut ainsi générer de sérieuses iniquités entre producteurs, et remet fondamentalement en cause les arguments justifiant l’efficacité de ces instruments pour redistribuer l’information. Ainsi, les labels semblent nous conduire à de sérieuses impasses quant à l’information sur la qualité des biens qu’ils prétendent observer et signaler.

Alors, d’autres alternatives émergent pour répondre à cette recherche de qualité pour le développement durable. Par exemple, les nouvelles formes d’organisation de proximité devraient rendre moins coûteux le processus de redistribution de l’information (pas d’asymétrie d’information en chaine, moins de bureaucratie et d’exclusion des producteurs par les coûts). Ceci expliquerait l’engouement récent pour les circuits courts de proximité « censés » rendre « plus » observable la manière de produire et de distribuer et réduire les asymétries d’information par une vérification directe de la qualité recherchée (Bougherara et al., 2009). Dans ces circuits, les consommateurs garantissent en quelque sorte par eux-mêmes la réponse à leurs attentes en termes de bonnes pratiques sociales et environnementales. Ils sont témoins des moyens mis en place pour la qualité et jugent selon leur croyance si ceux-ci engendrent effectivement la qualité finale recherchée (objectif de développement durable par exemple). Dans la réalité, il est peu probable que les consommateurs aient l’expertise suffisante pour vérifier et contrôler les pratiques mises en place par les producteurs locaux. Par ailleurs, les circuits courts sont polymorphes et englobent des modes de production et des distances d’acheminement très variés (Chiffoleau, 2008). Cette diversité effraie de plus en plus les institutions qui se sont emparées du concept pour promouvoir le développement durable dans les territoires. Alors, on évoque déjà l’idée de créer un label communautaire pour les circuits courts !

Des labels à la proximité et inversement, la boucle est-elle bouclée ?

Si les deux précédents mécanismes de garantie sont donc à renvoyer dos à dos quant à leurs faiblesses, il semble qu’une piste alternative hybride est encore relativement peu explorée par les économistes, au travers de la certification participative. Ce système de certification qui fait appel à différents niveaux d’évaluation par les producteurs impliqués (autoévaluation) ainsi que par les autres opérateurs concernés (commission d’évaluation incluant les acheteurs) permet une meilleure inclusion de tous les producteurs (réduction des coûts de bureaucratie), un échange des connaissances dans une logique d’amélioration collective des pratiques et de démarche de progrès (démarche non sclérosante), et enfin un rapprochement territorial avec les consommateurs qui participent à la définition des cahiers des charges localement (Van Der Akker, 2009). Ces formes qui existent déjà (en France, par exemple Nature et Progrès est un des pionniers de ce mode de garantie) mais qui ne sont reconnues officiellement que par très peu d’Etats (parmi lesquels le Brésil) pourraient certainement jouer un rôle essentiel pour répondre de manière plus pertinente aux attentes liées aux enjeux du développement durable.

Toutefois, au moment où « la tyrannie de l’évaluation et de la transparence sapent les fondements des activités sociales » qu’elles souhaitaient pourtant révéler, la promotion de cette forme hybride - entre label et proximité - nécessitera dans tous les cas d’accepter une part de non-indépendance et une zone de non vérifiabilité, et le fait que nos collaborations ont aussi besoin de se développer « sur le régime de la confiance plutôt que celui de l’évaluation abstraite » (Citton, 2013).


Bibliographie :

  • Allaire, G., 2010. Applying economic sociology to understand the meaning of “Quality” in food markets. Agricultural Economics, 41 : 167-180.
  • Allaire, G., 2013. The Multidimensional Definition of Quality. In : L. Augustin-Jean, H. Ilbert and N. Saavedra Rivano (Editors), Agriculture and International Trade : The Challenge for Asia. Palgrave, pp. 71-90.
  • Balineau, G. and Dufeu, I., 2010. Are Fair Trade goods credence goods ? A new proposal, with French illustrations. Journal of business ethics, 92 : 331-345.
  • Bougherara, D., Grolleau, G. and Mzoughi, N., 2009. Buy local, pollute less : What drives households to join a community supported farm ? Ecological Economics, 68(5) : 1488-1495.
  • Busch, L. and Bain, C., 2004. New ! Improved ? The transformation of the global agrifood system. Rural Sociology, 69(3) : 321–346.
  • Cheyns, E., 2011. Multi-stakeholder initiatives for sustainable agriculture : The limits of the ‘inclusiveness’ paradigm. In : S. Ponte, Vestergaard, J. & Gibbon, P. (Editor), Governing through standards : Origins, drivers and limits. Palgrave, London.
  • Chiffoleau, Y., 2008. Les circuits courts de commercialisation en agriculture : diversité et enjeux pour le développement durable. MARECHAL G., Les circuits courts alimentaires, Dijon, Educagri Editions : 21-30.
  • Citton, Y., 2013. Le démon de la bureaucratie néolibérale. La revue des livres, 10 : 3-10.
  • Djama, M., Fouilleux, E. and Vagneron, I., 2011. On the discursive, institutional and technological foundations of multi-stakeholder standards. In : S. Ponte, Vestergaard, J.& Gibbon, P. (Editor), Governing through standards : Origins, drivers and limits. Palgrave, London.
  • Giovannucci, D. and Ponte, S., 2005. Standards as a new form of social contract ? Sustainability initiatives in the coffee industry. Food Policy, 30 : 284-301.
  • Hatanaka, M., Bain, C. and Busch, L., 2005. Third-party certification in the global agrifood system. Food Policy, 30(3) : 354-369.
  • Hibou, B., 2012. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale. La Decouverte, Paris, 223 pp.
  • Jahn, G., Schramm, M. and Spiller, A., 2005. The reliability of certification : Quality labels as a consumer policy tool. Journal of Consumer Policy, 28(1) : 53-73.
  • Lemeilleur, S., 2012. To what extent small farmers are affected by their lack of GlobalGAP certification ? Evidence from mango export sector in Peru, International Association of Agricultural Economists (IAAE) Triennial Conference, Foz do Iguaçu, Brazil, 18-24 August, 2012.
  • Lemeilleur, S., N’Dao, Y. and Ruf, F., 2013. What is the rationality behind a mass certification process ? The case of the Rainforest Alliance in the Ivorian cocoa sector, ESEE 2013 Conference : Ecological Economics and Institutional Dynamics, 10th biennal conference of the European Society for Ecological Economics., 18-21 Jun 2013 Lille (France)
  • Orléan, A., 2011. L’empire de la valeur : refonder l’économie. Éditions du Seuil.
  • Reinecke, J., Manning, S. and Von Hagen, O., 2012. The Emergence of a Standards Market : Multiplicity of Sustainability Standards in the Global Coffee Industry. Organization Studies, 33(5-6) : 791-814.
  • Van der Akker, J., 2009. Convergence entre les Systemes Participatifs de Garantie et les Systemes de Contrôle Interne dans un projet pilote europeen d’IFOAM. Innovations Agronomiques, 4 : 441-446.
  • Vorley, B. and Fox, T., 2004. Global Food Chains—Constraints and Opportunities for Smallholders, OECD, Agriculture and Pro-Poor Growth Task Team Helsinki workshop.
Sylvaine Lemeilleur, CIRAD, UMR MOISA, et Gilles Allaire, Socio-économiste, ESR-INRA Toulouse.

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