23/12/2009
Vient de paraître. Dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !". Décembre 2009

Une vie de cochon, vraiment pas rose (Entretien original)

Dans le cadre de l’émission radiophonique de la Mission Agrobiosciences, "Ça ne mange pas de pain !" de novembre 2009 consacrée aux heurts et malheurs du cochon, Sylvie Berthier recevait la sociologue, spécialiste des relations entre l’homme et l’animal, Jocelyne Porcher.
Impossible sur un tel sujet, de ne pas aborder la question de l’élevage industriel. Pas pour parler des méfaits d’une surconsommation de viande sur la santé humaine, non. Mais bien pour alerter sur des pratiques où à ne transformer l’animal qu’en simple machine à produire du profit, l’homme est en train de détruire la culture d’une relation qui a en partie fondé son humanité. Dès lors, quelles alternatives restent-ils aux consommateurs ?

Une vie de cochon, vraiment pas rose
Séquence "Les Pieds dans le Plat" de "Ça ne mange pas de pain !" d’octobre 2009

Sylvie Berthier.
Dans le cadre de cette émission dédiée au cochon, impossible d’échapper à la question de l’élevage du porc. L’élevage industriel s’étend. Car sachez que plus de 95% des 26 millions de porcs abattus en France chaque année sortent des élevages industriels (sans oublier le milliard de volailles, poulets et autres dindes…).
Depuis de nombreuses années, un très grand nombre d’articles et de livres pourfendent l’élevage industriel. Je pense, pour les plus récents, à celui de André Pochon « Le scandale de l’agriculture folle : reconstruire une politique agricole européenne » (Editions du Rocher, 2009), ou « Bidoche. L’industrie de la viande menace le monde » , du polémiqueur Fabrice Nicolino (Editions Les liens qui libèrent, 2009).
Si la plupart pointent les dérives de l’industrialisation des productions animales, des méfaits d’un excès de consommation de viande pour la santé humaine et l’environnement, en revanche, très peu racontent précisément le calvaire des animaux, transformés en simples machines à profit, et quasiment aucun n’examine la santé mentale des femmes et des hommes qui travaillant dans ces environnements de plus en plus morbides. Alors que la question du stress, voire du suicide, des salariés sur leur lieu de travail fait l’actualité, nous avons invité Jocelyne Porcher, sociologue à l’Inra, à nous parler des nouveaux rapports entre l’homme et l’animal dans les systèmes industriels, et surtout de leur souffrance partagée. Elle est l’auteur notamment de « Une vie de cochon » .

Jocelyne, vous avez une très bonne connaissance de ces questions-là, puisque avant d’être chercheur à l’Inra, vous avez d’abord été éleveur de brebis, puis vous avez enchaîné les diplômes : BTA, BTS "productions animales", formation continue d’ingénieur agricole. Vous vous intéressez à l’élevage dans les porcheries industrielles depuis de nombreuses années. Ce qui vous a frappé, c’est l’évolution des relations entre l’homme et l’animal. Vous rappelez qu’au début de la domestication, les animaux ont été des partenaires des paysans – et que si nous sommes les hommes que nous sommes aujourd’hui, c’est aussi grâce aux animaux-, mais que progressivement leur statut a changé pour en faire des machines dédiées à un seul objectif : produire pour le profit. Pouvez-vous nous décrire les principales caractéristiques de ces systèmes industriels ?
Jocelyne Porcher. Ce qui a profondément changé, ce sont les rationalités du travail avec les animaux. Nous vivons avec eux depuis plus de 10 000 ans. Le travail en leur compagnie a eu pendant des siècles de multiples rationalités – certaines productives, d’autres relevant du « vivre ensemble », de la construction de l’identité… sans oublier les rationalités morales dans la relation à l’animal. Toutes ces rationalités du travail ont été ramenées à la seule rationalité économique par le système industriel. Et au profit.
Assez souvent, des personnes me disent « Quand j’étais petit, ce n’était pas mieux. Les paysans étaient violents avec leurs animaux. » Soyons clairs.
Aucun d’entre nous n’a vécu les débuts de l’industrialisation de l’élevage. Elle commence au milieu du 19ième siècle, en même temps que s’industrialise notre société. C’est à ce moment-là, que les industriels s’aperçoivent que l’élevage, et la nature toute entière, sont une source de profit potentiel, et qu’il serait dommage de laisser cette manne aux mains de paysans incultes. Cela va avec la naissance de la zootechnie et la conceptualisation de l’animal comme une machine. Désormais, seul compte le profit. On se moque qu’une vache soit belle ou pas, du moment qu’elle produit, toujours plus.

Dans ces systèmes, l’animal, qui n’est plus qu’une machine à produire du profit, est en souffrance. Des hommes et des femmes travaillent dans ce système très fragmenté : certains font naître les petits, d’autres les engraissent, les transportent ou les abattent - à raison de 850 porcs à l’heure. Comment vivent-ils ces conditions de travail ? On parle beaucoup du suicide des travailleurs en ce moment. A-t-on des chiffres pour cette filière industrielle ?
Non, il n’y a pas de suivi pour l’instant. Et il est très difficile de faire des statistiques sur le suicide. Mais effectivement, les porcheries industrielles sont un lieu de souffrance pour les animaux - c’est assez connu- mais aussi pour les personnes. J’insiste, il faut bien parler de souffrance et non pas de malaise ou de stress, comment certains le suggèrent. C’est vrai, les éleveurs et les travailleurs en production porcine sont stressés, car ils ont une surcharge de travail, en flux tendu, et un timing très soutenu. Reste qu’au-delà du stress, il existe une énorme souffrance, éthique, morale, notamment, parce qu’ils font des choses qu’ils ne devraient pas faire et ils le savent.

Par exemple ?
Il y a, en ce moment, dans ces systèmes industriels, le développement d’un travail de mort assumé comme tel. Cela est du à l’évolution de l’organisation générale du travail dans les filières. Deux exemples. Les abattoirs n’acceptent plus les animaux « mal à pieds » - ceux qui marchent mal-, car une fois arrivées à l’abattoir ces bêtes retardent la chaîne. Les travailleurs doivent donc les tuer eux-mêmes (alors qu’elles pourraient être soignées). Et puis, ils doivent tuer aussi les porcelets surnuméraires, car du fait de la sélection les truies sont hyper-prolifiques. Elles peuvent faire 25 petits en une seule portée, alors qu’elles n’ont que 14 tétines, parfois 16 maintenant, toujours « grâce » à la sélection. De toute façon, elles ont toujours plus de porcelets que de tétines. Beaucoup ne sont pas viables et doivent être tués.

D’une piqûre, d’un coup de massue ?
D’un coup de marteau ou en étant balancés contre un mur… Mais la filière est en train de développer des outils pour faciliter ce travail de mort car les travailleurs ont beaucoup de mal à le faire, surtout les femmes. Mes enquêtes montrent qu’elles sont vraiment en souffrance.

Nous, les consommateurs, sommes dans une double position. On critique, on est horrifiés par ces pratiques, on est écœurés par cet élevage mais, dans le même temps, il nous arrive à tous d’acheter du jambon bas de gamme ou des petits dés de jambon rose pour agrémenter nos salades… Votre travail trouve-t-il un écho au sein des associations de consommateurs, de défense de l’environnement, de protection des animaux ?
Là où je trouve un écho, c’est auprès des lecteurs. Quant aux associations de protection animale, c’est plus difficile parce que la plupart d’entre elles font le jeu de l’industrie sans s’en rendre compte. Il y a une collusion involontaire entre ce que veut le système industriel et ce que veut la protection animale. Car souvent, ces associations ne connaissent pas le travail avec les animaux. Du coup, elles prétendent protéger les animaux mais, en détachant cette protection du travail réel et du sens du travail, elles s’attachent à des choses qui ne sont pas reliées entre elles. Un exemple, la question du « bien être animal » n’est pas du tout reliée à la protection de l’environnement, alors que les deux vont ensemble. Mais les réglementations étant séparées, on favorise le développement des grandes structures qui peuvent à la fois installer des stations de traitement de lisier et se mettre aux normes « bien-être » animal, au détriment des petites structures, qui n’ont pas les moyens de financer de nouvelles cages ou de transformer le système de production, faire de l’élevage sur paille par exemple, etc.
Autre exemple, celui de la castration, qui est très douloureuse pour l’animal, et très lourde pour les travailleurs qui en font plusieurs centaines dans la journée. C’est donc très pénible physiquement et psychiquement. Les associations de protection animale demandent à ce qu’on ne castre plus les cochons, ce qui arrange les industriels pour qui cette tâche représente une énorme perte de temps. La filière a donc développé l’immuno-castration(1) , un procédé chimique qui arrête le développement testiculaire. Cela évite la castration du cochon, évidemment, mais ce n’est pas si simple pour les travailleurs, car c’est un produit dangereux. S’ils se piquent par mégarde, ce n’est pas sans conséquence. Le produit a les mêmes effets sur eux que sur les cochons. Les travailleurs angoissent donc à l’idée d’utiliser ce produit, qui est d’ailleurs interdit aux femmes – ce qui prouve qu’il n’est vraiment pas anodin. Mais pourtant, l’immuno-castration est soutenue par la protection animale. Pire, au nom du bien-être animal, la protection animale (2) va sans doute faire la promotion de cette pratique auprès des consommateurs, en occultant l’effet possible de ce produit chimique qui vient s’ajouter à tous ceux déjà donnés aux animaux, dont de nombreuses hormones aux truies. Je rappelle que la moitié des antibiotiques utilisés dans les productions animales le sont par la filière porcine.

Si nous voulons nourrir les 9 milliards d’humains qui peupleront la planète d’ici 2050, il va falloir fortement augmenter la production alimentaire. Mauvais temps en perspective pour les cochons ? Quelles alternatives, proposez-vous ?
Je crois qu’il faut prendre en compte le réel du lien, sinon, le processus industriel conduit à produire de la matière animale sans animaux, par cultures cellulaires (3) par exemple. En fait, les animaux dérangent les industriels – il faut s’en occuper, les nourrir, prendre en compte leur « bien-être » etc.-, et puis les travailleurs sont attachés à leurs animaux de manière stupide, du point de vue de l’organisation du travail. La logique industrielle est donc de se passer des animaux. C’est ce qui nous attend et c’est pour demain. Cela arrangerait les industriels de la production animale, mais aussi les végétariens et les associations de défense des animaux (4). Je pense que l’élevage va finir par disparaître. Et les animaux d’élevage aussi. L’alternative, c’est de refaire de l’élevage, d’encourager la multiplicité et la diversité des systèmes de production. Il faudrait ré-inventer l’élevage, et faire de la relation aux animaux d’élevage un bien collectif. Si nous nous sentions responsables des animaux d’élevage, au lieu de revendiquer leur « libération » (la demandent-ils ?) et de nous laver les mains de dix millénaires de vie commune, beaucoup de choses pourraient changer.

Pour le consommateur, acheter Label rouge ou bio, est-ce la certitude d’un plus grand respect de l’animal et d’un travail plus respectueux des hommes ?
Compte tenu de la faible marge de manœuvre des consommateurs pour ce qui concerne la production porcine, je crois que c’est l’achat bio qui garantit une meilleure prise en compte des animaux et des éleveurs. Mais il faut surveiller l’évolution des cahiers des charges qui tendent, sous la pression des industriels et de la grande distribution, à favoriser le développement d’une « bio » industrielle, pas forcément locale, pas forcément respectueuse des travailleurs et en tendance appuyée sur des conditions de vie pour les animaux socialement acceptables et non pas à la hauteur de ce que veulent les éleveurs pour leurs bêtes.

Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs
Bertil Sylvander. On voit le lien entre les conditions de production et les conditions de vie des éleveurs, c’est un acquis très intéressant. La plupart des Français qui ont un animal de compagnie ont cette proximité avec l’animal. On voit, là au contraire, que le soin aux animaux est une valeur importante. Comment expliquer le gap énorme qui existe entre la sensibilité que les ménages ont envers les animaux de compagnie et cette espèce d’ignorance qu’ils cultivent pour les animaux d’élevage ?(5)
Jocelyne Porcher. Difficile à dire, mais je ne crois pas qu’il y ait, comme le disent certains, d’un côté une bonne conscience de l’animal de compagnie et, de l’autre côté, une mauvaise conscience concernant les animaux d’élevage mal traités. Je pense que les gens qui sont sensibles à la malveillance envers les animaux d’élevage le sont également pour les animaux de compagnie. En même temps, il est vrai qu’il y a une différence entre ce qu’affirment la plupart des gens et leur comportement d’achat en tant que consommateur. Je crois que cela tient en partie à une information parcellaire. Si on voit un film à la télé, très violent, on se dit je ne mangerai plus de porc « industriel ». ça dure 15 jours, puis on en rachète. Pourquoi ? Parce que l’on fonctionne sur de l’émotionnel, de l’hygiène, de la santé, mais que ce n’est pas relié à un contenu politique de la relation à l’animal d’élevage. Comprenez, cette relation construit aussi notre société parce que l’animal est un partenaire social.

Bertil Sylvander. Est-ce que la Société protectrice des animaux ou d’autres associations ont conscience de ce problème que vous soulevez ?
Non, j’ai donné l’exemple de la castration. Et cette collusion pas du tout naturelle entre les industriels et ceux qui prétendent défendre les animaux me peine. Cela est du en partie à l’ignorance de ce qu’est le travail avec les animaux. C’est cette ignorance qui pousse au végétarisme en réduisant la relation à l’animal d’élevage à l’abattage et à la mort à l’abattoir. Voyez la « journée sans viande » prônée par certains écologistes au nom du réchauffement climatique. L’élevage est accusé de tous les maux. Mais le coupable, ce n’est pas lui, ce sont les productions animales, ce sont les industries agro-alimentaires. Cette confusion, c’est aussi ce qui pousse les associations de protection animale à appuyer les filières industrielles sur des actions ponctuelles. Le pire, c’est que cela fait durer le système industriel alors que l’objectif est de rompre définitivement, pour des raisons morales, mais aussi parce que ces systèmes sont un témoin de la barbarie de notre société. J’emploie là le terme barbarie au sens de Michel Henry (6) , c’est à dire la destruction de la culture. L’élevage est une culture de la relation aux animaux et à la nature qui est en train de disparaître.

Cet entretien, réalisé dans le cadre de l’émission "ça ne mange pas de pain !" Tours de cochon : heurts et malheurs du porc.

TELECHARGER L’INTEGRALE

1 - Plus d’information sur l’immuno-castration sur un site de produits vétérinaires
2 - Lire « McDonald’s ne vend plus que du porc provenant d’animaux non castrés », sur le site de la protection animale
3 - Lire « De la viande de porc créée en laboratoire », sur LeMonde.fr, du 1er décembre 2009
4 - Lire sur le site PETA (People for the ethical Treatment of Animals)
“PETA Offers $1 Million Reward to First to Make In Vitro Meat” (Peta offre 1 million de dollars au premier qui créera de la viande in vitro”.
5 - Sur ce thème, on peut lire sur le site de la Mission Agrobiosciences, l’intervention de Jean-Pierre Digard « Les nouveaux rapports homme-animal »
6 - Pour en savoir plus, sur Michel Henry (Barbarie, Grasset, 1987, et collection "Biblio Essais", 1988, PUF, collection "Quadridge", 2001)

Avec Jocelyne Porcher, sociologue, chargée de recherche à l’Inra

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