15/10/2015
A propos des images choc de l’abattoir d’Alès... octobre 2015
Nature du document: Entretiens

Jocelyne Porcher : Agriculture et Société. L’élevage : plaisir ou souffrance en partage ?

photo : christinelapostolle.fr

A l’heure où les images insoutenables de l’abattoir d’Alès, prises en caméra cachée par l’association L214, circulent sur le net, relisons cet entretien avec la chercheuse Jocelyne Porcher, publié par la Mission Agrobiosciences en septembre 2004. A l’époque, nous nous demandions, avec elle : est-ce du plaisir ou de la souffrance que partagent les hommes et les animaux en élevage ? L’une des meilleures spécialistes des relations entre l’homme et l’animal dans les systèmes d’élevage rappelait que si, historiquement, plaisir et souffrance se sont articulés pour construire le travail en élevage et lui donner du sens, aujourd’hui, pour la majorité des éleveurs et de leurs animaux, la souffrance domine.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : nous sommes tous collectivement touchés par cette souffrance et nous en sommes collectivement responsables, car l’élevage est un bien commun. Alors comment sauver cette relation entre les hommes et animaux, qui a construit nos sociétés depuis des millénaires ?

Comment, au fil de l’histoire de l’élevage et de la société, le travail du paysan et son rapport à l’animal se sont-ils transformés ?

Jusqu’au milieu du XIXème siècle en France, l’élevage est complètement intégré au travail paysan. Les animaux sont d’abord des partenaires du travail, ils font intimement partie du monde mental et affectif des paysans. Animaux et paysans habitent les mêmes maisons, travaillent ensemble et subissent en grande partie une condition partagée face aux dominants de l’époque, aristocrates et bourgeoisie montante. Cette proximité est très bien montrée par les historiens, et la littérature témoigne combien les animaux et les paysans sont animalisés dans les représentations des classes dominantes. L’élevage des animaux est alors décrit par les agronomes comme il l’était déjà au XVIIème et XVIIIème siècles alors que les aristocrates et les intellectuels commençaient à s’intéresser à l’agriculture, c’est-à-dire comme un « mal nécessaire » : une source de fumier pour l’agriculture.
Avec le développement des activités industrielles, les « décideurs » de l’époque prennent conscience que l’agriculture, et plus largement la nature dans son ensemble, recèle des réserves de profits laissés en friche entre les mains des paysans et de quelques agronomes et aristocrates. La zootechnie, qui naît à cette époque, a alors pour mission de faire de l’élevage une activité rentable pour les industriels et pour la nation. L’élevage se transforme, dans les représentations sinon encore dans les faits, en « productions animales ». Le premier élément de transformation de l’élevage en productions animales sur lequel travaillent les pionniers de la zootechnie est le statut de l’animal. L’animal devient une « machine animale » au même titre qu’un haut fourneau.
Cette transformation du statut de l’animal n’est pas acquise aisément par les zootechniciens. Les paysans, mais également certains vétérinaires et certains agronomes, résistent un temps à cette évolution. Portée sur les fonts baptismaux du progrès et de la science, la « machine animale » est le premier pas d’une transformation radicale du travail en élevage. Dans le champ industriel, les rationalités multiples du travail en élevage sont alors réduites à une seule : produire. Produire pour le profit.
Si la volonté d’industrialiser l’élevage est ancienne, le processus d’industrialisation a été freiné jusqu’à la seconde guerre mondiale par des limites techniques. C’est notamment la diffusion des antibiotiques et des vitamines de synthèse et la mise en place d’une industrie de l’alimentation animale, qui ont effectivement permis de faire des « productions animales » de façon industrielle, telles qu’elles existent aujourd’hui. Ces productions sont organisées au sein de filières qui intègrent l’amont et l’aval de l’activité des éleveurs. Par exemple, à partir de 1970, date à laquelle a été mis en place le plan de rationalisation de la production porcine (celle que je connais le mieux), un éleveur qui veut s’installer en porcs n’a d’autre choix que le système industriel. C’est pourquoi aujourd’hui plus de 95 % des 26 millions de porcs abattus en France chaque année sortent des systèmes industriels, ainsi que le milliard de volailles (poulets, dindes, cailles, canards, pintades...) consommées en France ou exportées.

Quelles sont les caractéristiques de ces systèmes industriels ?

Tout d’abord la finalité du travail. Contrairement à l’élevage qui renvoyait à des rationalités multiples, je vais y revenir, les systèmes industriels de productions animales ne visent qu’à générer du profit. Ils n’ont pas d’autres vocations. Ils n’ont pas pour objectif premier de « nourrir le monde », contrairement à ce que voudraient croire de nombreux éleveurs. Nous savons tous très bien que si les filières industrielles poussent nos enfants, via la publicité, à ingurgiter du saucisson pour leur 4 heures ou nous incitent à « colorer nos salades » avec du jambon, leur intérêt ne va pas jusqu’aux 800 millions de personnes sous-alimentées dans le monde. Ce qui intéresse les filières industrielles, c’est bien évidemment le monde « solvable ».
C’est pourquoi on constate aujourd’hui une tendance à la délocalisation des productions. Si les coûts de production, notamment le coût du travail, ou les contraintes environnementales, sont moins élevés au Brésil ou en Pologne, les industriels de l’aviculture ou de la production porcine iront installer leurs usines dans ces pays. Rien ne les rattache à un pays ou à une région. Les productions animales industrielles sont hautement délocalisables, tout comme l’industrie textile par exemple. Ce qui caractérise également fortement ces systèmes, c’est la division du travail en filières. Les systèmes industriels de productions animales rassemblent différentes filières qui sont concurrentes entre elles. C’est pourquoi les éleveurs de porcs peuvent se réjouir des crises sanitaires qui affectent les élevages de volailles et réciproquement. Ces systèmes sont également marqués par une forte spécialisation des hommes qui conduit à une parcellisation du travail, mais aussi des animaux. C’est parce que les vaches Holstein sont spécialisées dans la production laitière que le veau est considéré comme un sous-produit du lait. C’est pour la même raison que les poussins mâles des races à ponte sont jetés au broyeur.

Parcellisation du travail, instrumentalisation de l’animal... Tout cela nous amène aux notions de bien-être et de souffrance, de l’homme et de l’animal...

La question du bien être et de la souffrance au travail est posée d’un point de vue scientifique via celle du « bien-être animal ». Le terme « bien-être animal » est un euphémisme pour désigner la souffrance des animaux dans les systèmes industriels.
Avec la mise en oeuvre du processus d’industrialisation de l’élevage, nous avons collectivement construit un rapport durable aux animaux domestiques empreint à la fois d’indifférence et de compassion. Ainsi en même temps que la zootechnie émergeait comme science de l’exploitation des machines animales et que les zootechniciens s’efforçaient de réduire la sensibilité des éleveurs, à la même époque, était créée la SPA (1845) et votée la loi Grammont contre la brutalité publique envers les animaux (1850). De la même façon, dans les années 1980 en France, au moment où les systèmes industriels commencent à témoigner de leur efficacité productive, se développe une forte critique sociale contre ces systèmes. Cette critique émane à la fois de certains scientifiques, vétérinaires, économistes ou sociologues, qui soulignent combien ces systèmes industriels sont à court et à long terme collectivement contre productifs et qu’ils sont facteurs de souffrance pour les animaux et pour les êtres humains, mais cette critique provient aussi de personnes engagées d’un point de vue éthique contre la violence faites aux animaux, comme le prix Nobel de physique (1966) Alfred Kastler qui a cosigné le « Grand massacre », paru en 1981.

Nous sommes dans une double position : d’une main, nous critiquons les éleveurs industriels, mais de l’autre nous mangeons la viande qu’ils produisent...

Oui, et on notera que cette double position est aujourd’hui tenue non seulement par nous-mêmes, mais également par les pouvoirs publics qui d’une main financent les recherches sur le « bien-être animal » et de l’autre financent l’abattage massif des animaux d’élevage pour cause de vache folle, de fièvre aphteuse, de peste porcine, de grippe aviaire ou plus prosaïquement de saturations des marchés. Il faut le remarquer, le « bien-être animal » voisine aisément avec les charniers d’animaux (dont les derniers visibles en date sont ceux des volailles mortes à cause de la canicule l’été dernier et que de nombreux éleveurs ont dû « enfouir » eux-mêmes du fait de la saturation des centres d’équarrissage), sans parler des abattages massifs pour cause de grippe aviaire : en 2003, en Belgique et en Hollande, puis en 2004, en Asie (Chine, Thailande, Japon) des millions de volailles ont été abattues.
Dans les années 1980 donc, cette critique complexe qui posait une véritable question de société (qu’est-ce que produisent au juste les systèmes industriels ?) a été transformée en problématique du « bien-être animal ». En se concentrant sur l’animal, ou plus précisément sur l’organisme animal et ses capacités d’adaptation au système industriel, les scientifiques ont évacué la question de la condition humaine dans ces systèmes et donc celle du travail. Depuis vingt ans la plupart des scientifiques, en France mais également en Australie, au Canada ou aux Etats Unis, accumulent des « manips » de laboratoire qui visent de façon plus ou moins claire à s’interroger sur la douleur que ressentent les animaux (le terme souffrance est trop subjectif) - est-ce qu’elle est si insupportable que ça ?- ou à montrer, comme le souligne l’écrivain Armand Farrachi, que « les poules préfèrent les cages », et en tout cas à prouver que redonner aux animaux accès au milieu naturel est une hypothèse qui ne se pose vraiment pas. Les questions posées aux animaux par les comportementalistes interrogent des « préférences » qui ne tiennent pas du tout compte du fait que l’animal d’élevage a un monde propre. Les vaches en zéro pâturage préfèrent-elles un tapis de telle ou telle sorte ? On ne leur demande pas si elles préfèrent la prairie au zéro pâturage. Les porcs préfèrent-ils le caillebotis partiel ou total ? On ne leur demande pas s’ils préfèrent la prairie ? Les porcs préfèrent-ils un ballon dans leur box bétonné et sombre plutôt que rien ? Et bien ils continueront d’être entassés dans le noir mais ils auront droit à un ballon, touche de couleur étrange dans ce monde noir et sordide. Les poules préfèrent-elles une petite ou une grande cage ? Et si elles préféraient la prairie elles-aussi ?
Cette absence de vraie question aux animaux, et donc ce questionnement scientifique complètement tronqué, repose sur le constat d’une primauté de la sauvegarde ou d’une amélioration des systèmes industriels, sans remise en cause de ceux-ci. C’est pourquoi la question des systèmes de production est très peu posée. Il importe avant tout de maintenir en place l’outil industriel.

Comment l’homme vit-il son travail dans ces systèmes industriels ?

Dans une porcherie industrielle, nous trouvons des animaux, mais nous trouvons aussi des êtres humains qui travaillent, dans la poussière, le bruit, les odeurs poisseuses qui collent à la peau même après la douche... Afin d’éclairer les conditions de travail dans ces systèmes et le niveau d’intensification du travail auquel sont soumis les animaux et les êtres humains, je voudrais vous donner quelques chiffres en production porcine.
En 1970, il y avait environ 800 000 élevages de porcs (12 porcs/exploitation). Il y en a actuellement 19 000 dont 3 500 « spécialisés » concentrent la moitié du cheptel (plus de 2 000 porcs/exploitation). 70 % des élevages de porcs sont situés dans le Grand-Ouest (Bretagne, Pays de la Loire). Entre le recensement agricole de 1988 et celui de 2000, la moitié des élevages de porcs ont disparu, notamment bien sûr les plus petites exploitations. On assiste donc depuis les années 1970 à une énorme concentration des structures, qui va de pair d’ailleurs avec celle des abattoirs.
Autres chiffres. En 1970, une truie produisait 16 porcelets sevrés par an ; elle en produit aujourd’hui 26. Ces dix porcelets ont été obtenus grâce à une accélération drastique du cycle de production de la truie et à un accroissement de la productivité du travail des éleveurs et des salariés. Ainsi, toujours en 1970, l’intervalle entre la mise bas et la saillie était de 21 jours, il est actuellement de 8 jours. Le sevrage se faisait à 52 jours, il se fait à 25 jours en moyenne actuellement.
Je voudrais m’arrêter un instant sur cette moyenne. La législation interdit le sevrage des porcelets avant 21 jours. Donc les éleveurs et les salariés affichent cette durée minimum. En réalité, du fait de la surproductivité des truies, c’est plutôt à 18 jours, voire à 15 que les porcelets sont sevrés. En effet, bien qu’elles n’aient toujours que 14 tétines, les truies donnent naissance à 18 voire à vingt petits par portée. Les éleveurs répartissent ces porcelets surnuméraires entre les truies et complémentent avec du lait ou de l’aliment artificiel. Ils sèvrent dès que possible. Le but étant d’augmenter non pas directement le nombre d’animaux produits, car ces porcelets surnuméraires garderont une croissance ralentie, mais le tonnage de viande produit. Dans ce cas là, un porc, même pas très beau, c’est toujours des kilos gagnés.
Dans ce contexte, je voudrais mettre l’accent sur les aspects liés à la mortalité des animaux et à la place de la mort dans ces systèmes. En moyenne, 20 % des porcelets nés meurent en maternité, dont 7 % de morts-nés. 8 % meurent entre le sevrage et l’engraissement. Les éleveurs et les salariés doivent donc faire face à une nécessaire gestion de la mort dans l’élevage. C’est pourquoi la DGAL, la Direction générale de l’alimentation du ministère de l’Agriculture, a récemment autorisé les éleveurs à disposer d’un matador, ce pistolet d’abattage utilisé en abattoirs pour assommer l’animal, sur l’exploitation car les transporteurs des abattoirs refusent maintenant de prendre en charge des animaux incapables de marcher. Qu’en faire ? Les éleveurs doivent donc tuer ces animaux.

Plus les élevages s’agrandissent, plus la place de la mort s’accentue... Quelle influence cela a-t-il sur le travail, voire sur l’identité des hommes au travail ?

C’est un point extrêmement important à la fois du point de vue du travail lui-même et du point de vue de la santé mentale des personnes. On peut s’interroger sur la légitimité et le sens d’un tel type d’élevage générant un métier de la mort plutôt que de la vie. Ainsi, dans un élevage naisseur-engraisseur moyen de 150 truies donnant naissance à environ 3 000 porcs par an, hors épisode pathologique particulier, c’est-à-dire dans le cours « normal » du travail, l’éleveur doit gérer la mort avant sevrage de plus de 600 porcelets et d’environ 200 porcs entre le sevrage et la vente, auxquels il convient d’ajouter les truies mortes ou saisies. On mesure quelle ampleur peut prendre la gestion de la mort dans les élevages de 800, 1 000 ou
2 000 truies.
En effet, si les animaux sont indéniablement dans un état de souffrance que les scientifiques et la législation tentent d’atténuer sans remettre sur le fond en cause les systèmes de production industriels, que penser de l’état des êtres humains ?
Pour répondre à cette question, je voudrais revenir sur le travail et ses rationalités. J’ai dit que le travail dans les systèmes industriels avait été ramené à une seule rationalité : produire. Or, travailler sert effectivement à produire, mais il ne sert pas qu’à cela. Il sert également à se produire et à être ensemble, à créer des liens, avec les animaux tout d’abord, mais également avec les autres, éleveurs, consommateurs ou concitoyens. Comme me l’a dit un éleveur, « les bêtes fédèrent les gens ».
Dans les systèmes industriels, le « se produire », c’est-à-dire le rôle identitaire du travail est fortement malmené. Les éleveurs manquent de reconnaissance sociale ; ils sont accusés d’être des pollueurs et de maltraiter les animaux et ils manquent aussi de façon récurrente d’une reconnaissance de base qui est la rémunération.
L’être ensemble dans le travail, c’est à dire la fonction relationnelle du travail est également très mal en point. La relation aux animaux est soit réduite à un rapport de pouvoir non stressant recommandé par les techniciens (car le stress nuit à la qualité des viandes) inscrit dans une indifférence glacée vis à vis des animaux, ou au contraire à des tentatives de protection des animaux dans des systèmes intrinsèquement cruels. Quant à la relation avec les autres éleveurs, elle est aussi fortement compromise du fait du climat concurrentiel qui existe entre éleveurs. Sachant que des éleveurs doivent disparaître, selon la loi d’airain de la sélection naturelle économique, chaque éleveur préfère voir disparaître son voisin que lui-même et peut d’ailleurs aider à cette disparition le cas échéant.

Quel bilan global peut-on tirer de vos recherches ?

La souffrance est ce qui est le mieux partagé en systèmes industriels, même si certains éleveurs - ceux qui pour l’instant survivent - peuvent trouver des satisfactions à leur travail, notamment en adhérant à l’idéologie de la compétition ; dans ce cas, ils font leur métier comme des sportifs en étant guidés par le seul souci de la performance : sortir 27 porcelets sevrés, puis 28, puis 29. Que cette course soit une course sans arrivée n’est pas pris en compte. Seul compte le résultat à court terme.
Pour les éleveurs qui se retrouvent « sur le carreau », la chute est dure. L’angoisse est également grande pour tous ceux qui, plutôt que de participer à cette course sans fin, voudraient changer leur système de production. Trop d’endettements, trop d’investissements et pas d’aide. Si l’état accorde en effet des aides à la cessation, il n’aide pas à la reconversion. Cela a pour conséquences que la capacité productive de ceux qui arrêtent est reprise par des producteurs plus gros, voire par les coopératives elles-mêmes. Les élevages deviennent alors de plus en plus grands.
A l’extrême opposé de ce tableau, il existe bien sûr des éleveurs qui ont gardé la maîtrise de leur système de production et peuvent trouver plaisir et reconnaissance dans leur travail. Néanmoins même dans des systèmes peu intensifiés, de nombreux éleveurs regrettent de devoir avoir de plus en plus d’animaux pour pouvoir maintenir leur revenu.

Quels sont les enjeux liés à la défense d’autres modèles d’élevage ?

Si l’on prend un point de vue prospectif, quelle est l’évolution à laquelle nous sommes en train d’assister : développement des systèmes industriels délocalisés et maintien d’un »élevage zoo » visant surtout à l’occupation du territoire ; moins de pollution en France, moins de problème de « bien-être animal » (loin des yeux, loin du cœur). Conséquence : dépendance alimentaire ; disparition de l’élevage en tant qu’activité productive
Il faut noter que cette évolution va à plus long terme s’accompagner d’une « bio-technologisation » croissante des productions animales. Et l’on pourrait arriver à produire industriellement de la viande sans animaux, par culture de tissus par exemple. Cette évolution satisferait bien sûr les industriels des biotechnologies mais également un grand nombre de nos concitoyens qui revendiquent la libération des animaux : s’il n’y a plus d’animaux, il n’y aura plus de mort d’animaux.
Cette hypothèse signerait en fait la disparition de l’élevage, c’est-à-dire la fin d’une relation entre hommes et animaux qui nous a construit depuis des millénaires.

Et les consommateurs dans cette affaire ?

D’abord, une constatation. En 2003, les Français ont consommé en moyenne 91,4 kg de viandes dont 70 % de porcs et de volailles. Autrement dit, essentiellement des viandes issues des systèmes industriels, notamment le porc puisqu’il existe encore très peu d’autres systèmes. De la même manière, ils consomment majoritairement des œufs issus de poules en batterie. Depuis janvier de cette année, vous avez peut-être pu remarquer que ce type d’œufs est repérable puisque la mention « œufs de poules élevées en cage » est obligatoire sur les boîtes. Il est vrai que c’est écrit en tout petit et que très souvent il faut retourner la boîte d’œufs pour le voir.
Cette contradiction entre les critiques faites aux systèmes industriels et le réel des achats par les consommateurs est très bien relevée par les éleveurs. Comme le dit l’un d’eux : « Le cochon est beaucoup critiqué à travers le lisier mais je vois tout le monde se jeter sur les grillades l’été quand il y a des régalades, c’est la cochonnaille à tout prix et tout le monde se jette dessus ». Les éleveurs retiennent le versant économique de l’affaire, car dans notre société, c’est évidemment celui qui compte.
Il paraît donc très important en tant que consommateur et citoyen de prendre conscience que ce sont nos actes d’achat qui construisent l’élevage. Ni les éleveurs endettés, ni les salariés la tête dans le guidon, ni les techniciens qui encadrent les éleveurs et pensent surtout à faire durer leur emploi, ne peuvent à eux seuls transformer les systèmes de production.
Pour souligner combien notre responsabilité collective envers l’élevage est importante, je voudrais revenir d’autre part sur le fait que l’élevage, depuis le tout début des processus de domestication, nous permet de vivre et de travailler avec des animaux. C’est aussi grâce aux animaux que nous avons construit nos sociétés et cela depuis dix mille ans. Autrement dit, depuis dix mille ans, les animaux domestiques font partie de nos rapports sociaux. L’élevage a ceci de particulier qu’il rassemble, dans le travail, des sociétés humaines et des sociétés animales.

Nous aurions donc une dette envers les animaux ?

Oui, nous avons une dette énorme envers tous ces animaux. Dans les représentations de la majorité des éleveurs, le rapport que nous avons avec les animaux est un rapport de don. Nous donnons aux animaux, ils nous redonnent, nous leur redonnons... C’est pourquoi, même s’il est difficilement vécu, l’abattage des animaux est perçu comme légitime par les éleveurs. Or dans le cas des systèmes industriels, ce rapport de don est anéanti. Nous arrachons aux animaux tout ce que nous pouvons en tirer sans pitié ni compassion et ne redonnons rien en échange. C’est cette volonté de contre-don envers les animaux qu’il nous faut d’abord retrouver. Puis la conscience que le travail des éleveurs, via cette responsabilité que nous avons envers les animaux, est aussi de notre responsabilité. Nous pouvons aider les éleveurs à respecter leurs animaux en renonçant à l’irresponsabilité.
Cette indifférence dans l’achat est bien souvent le fait, non d’une indifférence réelle, mais d’une méconnaissance des systèmes de production. Les transformations de l’élevage ont été opérées sans que les citoyens soient consultés. L’agriculture industrielle a été imposée aux consommateurs comme aux agriculteurs. On doit remarquer en effet que les jeunes agriculteurs qui poussaient après guerre les vieux sur le côté en réclamant la modernisation de l’agriculture n’avaient pas conscience de s’insérer dans un processus d’industrialisation qui signerait leur perte. Et lorsque qu’Edgar Pisani, qui a participé au plus haut niveau à cette évolution, revient sur la mise en place de cette agriculture productiviste, il souligne qu’il y avait d’autres choix, et qu’il y en a toujours.

Propos recueillis par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences

Par Jocelyne Porcher , chargée de recherche à l’Inra-Sad/Cnam

(1) Sur ce même thème, Jocelyne Porcher a tenu une conférence-débat le 18 mai 2004 au Café des Sciences et de la Société du Sicoval à Ramonville (Haute-Garonne)

(2) Sur ce thème du Bien être animal, téléchargez les autres publications de la Mission Agrobioscience

Au delà de cet entretien, on peut aussi lire quelques ouvrages de Jocelyne Porcher, tels que "Eleveurs et animaux, réinventer le lien" (Ed. PUF-Le Monde, 2002), "La mort n’est pas notre métier" (Ed. de l’Aube, 2003) et ""Bien-être animal et travail en élevage" (Educagri-Inra Editions, 2004).


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