Un trop-plein de pénuries, comme un désir du manque.

S’il est un mot qui ne nous fait guère défaut , c’est bien celui de pénurie. Une vraie drogue que ces trois syllabes, répétées à l’infini, comme une addiction, la sourde satisfaction d’être à la peine, une pénitence propre aux sociétés d’abondance, ou bien encore, allez savoir, cette recherche du manque qui alimente le désir. Retour sur une terminologie qui, à nouveau, fait fureur. Par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences.
Il est un point commun insoupçonné entre la pénurie, la pénitence et la péninsule que l’actualité n’est pas sans évoquer en creux. C’est qu’ils partagent une même origine étymologique, le latin paene, qui désigne le « presque ». Celui de la péninsule, qui n’est pas tout à fait une île (la possibilité, dirait Houellebecq) ; celui de la pénitence, ce défaut de contentement qui a généré le sens de regret et de repentir.
Serait-ce ce goût de la mortification qui pousse les médias à dégotter, dans chaque recoin de notre système économique, la réplique de la fameuse « panne sèche » que nous avons connu à la veille de la toussaint ? Après les cuves vides, les files d’attente, et tous les jeux possibles sur la carence des sens, on aurait pu croire que le régime d’abondance allait reprendre son train-train, carburer à plein régime et laisser place à d’autres peurs, d’autres faits, d’autres mots.
Mais non. Il y a dans l’air comme le manque du manque. Et voilà que la pénurie se faufile de nouveau dans les pages de médias et des sites internet, avec même la carte en temps réel des stations d’essence à sec et celles qui demeurent ouvertes.
Même quand la situation sera revenue à la normale, attendez-vous à la pénurie d’infirmières et de médecins, à celle des Ipod au moment de noël ou bien encore à la dramatique « pénurie de confiance » qui sévit dans nos sociétés.
Un je ne sais quoi de presque plus rien sur presque tout
Bref, l’ère de la pénurie a de beaux jours devant elle. Mieux, ce qu’il y a de pratique avec elle, c’est que même quand la carence parait improbable, il suffit d’évoquer son fantôme. Ah, le « spectre de la pénurie »… Les variantes sont infinies : on « frôle » le manque. Nous avons une « impression de rareté ». Il y a comme un je ne sais quoi de presque plus rien sur presque tout, comme disait l’autre.
Des commentateurs avisés y voient d’évidence la grande vulnérabilité de nos sociétés en matière d’approvisionnement. D’autres, plus cyniques, ou plus lucides, ramènent la pénurie à un rouage normal du fonctionnement du marché et de la formation des prix. Car, en grossissant le trait, l’abondance, voire la surproduction, présentent l’inconvénient majeur de tirer les prix vers le bas. Et dans ce cas, rien de plus tentant que d’organiser la rareté à des fins spéculatives, en tablant sur la panique des consommateurs, comme ce fut le cas pour le sucre en 1974. Et puis, à l’heure où les thèses de Malthus reviennent en force, une bonne pénurie, ça joue presque comme une bonne guerre. Cela a ses vertus régulatrices : la sélection naturelle des producteurs et des distributeurs oeuvrant, seuls les plus forts survivent, augmentant les prix au passage, tandis que les « petits » disparaissent.
Moins prosaïquement, gageons que pour sa part, un psychanalyste verrait, dans cette fascination pour le manque, la recherche évidente du désir. D’ailleurs, le coup de la panne d’essence, ça vous évoque quoi ?
Et puis, ce n’était pas si mal, quand les cuves étaient vides et que les files s’allongeaient, pensent déjà certains… Les gens se parlaient. Des sourires s’échangeaient. On pensa même au covoiturage. Et puis, on avait redécouvert les joies du vélo et de la marche à pied (Bon, passée la crise, il ne faut quand même pas exagérer, la voiture, c’est confortable, c’est intime et il y a la radio.) Très vite, nous avons su d’ailleurs nous organiser : les sites internet abondaient de conseils perso, tuyaux et Système D. Il y avait même un petit air de 68 ( le désir, vous disait-on). Même les plus individualistes ou les plus favorisés y ont trouvé leur compte : quand le manque semble partagé par tous, les petits privilèges prennent du relief.
Evidemment, tout cela ne vaut que pour les sociétés d’abondance, où la satisfaction des besoins va si loin que ce qui nous est totalement inutile peut venir à nous manquer. A ce compte, il y a effectivement de quoi mettre en berne la libido.
Hors des pays industrialisés, en revanche, quand vous dites pénurie, c’est au sens premier la disette. La vraie dèche, les émeutes, un manque de vivres qui mène au manque à vivre. Et, tiens, c’est étrange, le mot n’y est ni à la mode ni à la fête.
Chronique de Valérie Péan, Mission Agrobiosciences. 9 novembre 2010. Mis à jour le 23 mai 2016
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