16/05/2023
[BorderLine] Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?
Nature du document: Entretiens

[Sécurité sociale de l’alimentation] "Ce qui compte à Cadenet, c’est l’expérience démocratique que vit le groupe"

Plantée à Lauris, en Vaucluse, l’association Au Maquis développe des actions sur son territoire et dans les cités voisines pour semer des graines de changement avec tous les citoyens et toutes les citoyennes. Outre un café villageois, l’association a lancé en 2021 une réflexion sur la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), sur la commune de Cadenet. Dans cet entretien réalisé à l’occasion du débat "Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?", Eric Gauthier, membre de l’association Au Maquis, retrace la genèse de ce projet et son parti pris : placer l’expérience démocratique de coconstruction et de codécision au cœur du dispositif. Ou comment, de la responsable de l’épicerie du coin à la libraire, c’est tout un village qui débat de son avenir alimentaire.

Mission Agrobiosciences-INRAE : Comment a démarré l’aventure SSA d’Au Maquis ?
Eric Gauthier : Voilà plus de douze ans que nous travaillons, au sein de l’association Au Maquis, sur l’alimentation et la justice sociale. Nous menons donc des actions dans les territoires ruraux et les zones urbaines défavorisées. Cependant, nous avions l’impression d’être dans un entre-deux : d’un côté, nous accompagnions des paysans sur des projets d’agriculture locale qui respecte l’environnement et, de l’autre, nous développions le lien social dans les quartiers populaires, sans pour autant réussir à opérer la rencontre entre les deux : les uns n’ayant les moyens financiers d’acheter la production des autres. Dans ce contexte, la SSA nous est apparue comme un outil permettant de mener une réflexion populaire sur l’alimentation et de favoriser l’accès à une alimentation qui soit choisie. Elle permet en outre de ne plus opposer les envies des classes moyennes et aisées à celles des classes plus populaires. Enfin, c’est un outil en prise avec les besoins réels, dimensionné pour opérer un changement en profondeur du système agroalimentaire. A notre échelle, il était difficile de tester l’universalité du concept, pensé pour toutes et tous, ou encore de mettre en place une cotisation. Nous avons donc initié notre projet autour de la dimension démocratique de la vie des caisses.
Pour démarrer, nous avons constitué un comité de pilotage, composé de personnalités du territoire concernées ou impliquées par les questions agricoles et alimentaires : agriculteurs, travailleurs sociaux… Nous pensions faire trois réunions pour cadrer un peu les choses ; le groupe s’est réuni pendant neuf mois ! Leurs conclusions : l’expérience démocratique de codécision, telle qu’ils ont pu la vivre au sein de ce comité, doit être le cœur du dispositif. Il faut donc constituer un groupe pensé sur le mode des Conventions citoyennes, divers et représentatif du territoire et lui demander de poser les bases du projet.

Vous avez donc monté une convention citoyenne à l’échelle de votre territoire ?
Théoriquement, lors d’une convention citoyenne, toutes les conditions sont mises en œuvre pour faciliter la participation des individus : rémunération des participants, mise en place d’un service de garde d’enfants ou de remplacement si besoin… Nous n’avions guère le budget ou les moyens de réaliser le tirage au sort des participants. Nous sommes donc allés à la rencontre des habitants de Cadenet, en différents lieux du village – la sortie de l’école, le supermarché, le marché de Noël… - pour trouver des volontaires. Objectif : constituer un groupe hétérogène d’une vingtaine de personnes. Dans les faits, le groupe est composé à parité d’hommes et de femmes, de jeunes et de moins jeunes, de personnes avec un certain confort économique et d’autres moins. Chaque réunion mobilise une quinzaine de personnes, alors même qu’il n’y a aucune rémunération. Cela fait désormais un an et demi que le groupe se réunit régulièrement.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Notre démarche se distingue quelque peu des autres expérimentations en ce sens que nous avons fait le choix de ne pas aborder tout de suite le sujet de la gestion de la caisse. Schématiquement, les six premiers mois ont été consacrés à l’apprentissage : nous avons convié plusieurs personnalités – chercheurs, acteurs de terrain – à venir présenter leurs travaux ou à débattre entre eux. L’accent a volontairement été mis sur la controverse et la divergence des analyses pour que chaque membre du groupe puisse construire sa propre pensée. L’étape suivante a porté sur l’esquisse d’un avenir alimentaire désirable en 2052. Cet avenir désirable a pris des contours différents au fur et à mesure de la réflexion, partant d’une volonté d’aller vers du bio et du local à une approche plus systémique, tenant compte des spécificités ou des limites des différents territoires.

Depuis janvier, nous travaillons sur le conventionnement, ce qui est loin d’être évident. A tenter d’identifier quels types d’agriculture et de produits conventionner, nous nous sommes un peu perdus dans des détails : combien de mètres carrés par poule exigeons-nous ? Est-ce qu’on considère que les semences F1 – stériles donc non réutilisables par les paysans – sont subventionnées ? Nous sommes allés au bout des questionnements. Comme cette approche était difficilement applicable, le groupe a tenté d’identifier des critères plus transversaux tels que les conditions de travail, le degré d’indépendance ou d’autonomie des professionnels de l’alimentation (paysans, transformateurs, commerçants…). Mais, même ainsi, nous n’avons pas réussi à aboutir à quelque chose d’opérationnel. Le groupe s’est alors orienté vers une autre idée, très prometteuse : avoir des niveaux de prise en charge variable. Il s’agirait d’avoir un conventionnement à 100% pour les produits correspondant à notre alimentation désirable, typiquement le paysan-boulanger ou encore l’éleveur-fromager. Ensuite, il y aurait des niveaux moindres de prise en charge, entre 60 et 30%, au fur et à mesure que les produits s’éloignent de cet horizon. L’objectif est d’initier une dynamique, de tirer tout le monde vers le haut.

La mise en place d’une cotisation salariale reversée ensuite au bénéficiaire est l’un des principaux points de blocage de la mise en place d’une expérimentation d’une SSA, celle-ci se heurtant à une interdiction constitutionnelle. Avez-vous abordé cet aspect ?
Effectivement, comme d’autres, nous étions bloqués par cette histoire de transfert monétaire. Au Maquis, nous avons pour principe de ne solliciter que des fonds publics. Mais les lois en vigueur ne nous permettaient pas de reverser les cotisations. Nous nous sommes donc exceptionnellement tournés vers la Fondation de France, qui finance notre expérimentation à hauteur de 60 000€. Comme il ne s’agit pas d’argent public, le cadre juridique diffère.

Par ailleurs, en tant qu’association, nous avons également décidé de créer notre propre cotisation entre salariés, pour initier notre caisse. La cotisation serait prélevée sur la valeur ajoutée de l’association, puis payée par l’employeur à une structure tiers qui verserait ensuite une allocation alimentaire aux bénéficiaires. Nous réfléchissons actuellement à la forme juridique que pourrait prendre cette structure, l’idée étant de pouvoir proposer à d’autres entreprises de rejoindre cette caisse.

Qu’en retirez-vous en définitive ?
Il y a quelque chose de très important pour nous : nous ne voulons pas que notre expérience soit récupérée. Personnellement, je ne suis pas favorable à une proposition de loi sur la SSA tout de suite. Pourquoi ? Parce que seules les personnes capables de travailler sur le conventionnement et d’assurer la distribution de l’alimentation pour tous les français et les françaises pourraient y prendre part, ce qui tend à favoriser le système agroindustriel en place. Nous préférons donc construire notre propre caisse en autogestion. Sans doute n’aura-t-elle pas la même puissance, peut-être ne fonctionnera-t-elle pas du premier coup mais, en attendant, elle sera le fruit d’une réflexion collective des habitantes et des habitants. Et, le jour où une loi nationale sera envisagée, nous pourrons faire valoir l’antériorité de nos travaux et de notre expérience pour peser dans le débat, défendre notre vision des choses, montrer qu’on peut avoir une exigence forte.

Dans son ouvrage, Nicolas Da Silva montre bien la différence qui existe entre ce qu’il appelle la Sociale et l’Etat social, c’est-à-dire la manière dont l’état se réapproprie les objets populaires pour les transformer voire, potentiellement, les rendre solvables dans le capitalisme. Ce que l’on veut, ce sont des travailleurs qui soient maîtres de la valeur qu’ils créent. Cette question de l’appropriation de la valeur créée et sa gestion populaire – à quoi destine-t-on les fonds ainsi générés – a été au cœur de la création de la sécurité sociale. C’est précisément là-dessus que porte le projet d’une SSA. Finalement, ce qui importe dans l’expérimentation menée à Cadenet, ce n’est pas le taux de cotisation, les critères de conventionnement ou la taille de la caisse : c’est l’expérience démocratique que vit ce groupe.

Propos recueillis par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences-INRA, le 20 avril 2023.

Pour en savoir plus sur l’association "Au Maquis" et les réflexions du groupe de Cadenet, consultez cette page


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Rendez-vous le jeudi 25 mai 2023, de 18HOO à 20HOO,
au Quai des Savoirs de Toulouse, 39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse.
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Retrouvez dans l’encadré ci-dessous, toutes les autres contributions sur ce sujet de la SSA.

La contribution d’Eric Gauthier, association Au Maquis

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