Régime alimentaire méditerranéen. "Lignes d’horizon pour un bassin".
Connu pour ses vertus protectrices, le régime méditerranéen est aujourd’hui mis à mal par la modernité alimentaire. Face à l’effritement de ce modèle, comment déjouer les bouleversements en matière de pratiques de consommation et d’approvisionnement que connaît aujourd’hui le bassin méditerranéen ? En réaction au constat dressé par Martine Padilla, Bertrand Hervieu, le Secrétaire général du Ciheam, livre les fils qu’il conviendrait de tirer pour éviter la fracture... du bassin.
Un entretien réalisé par Jacques Rochefort, de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" de février 2009.
"Lignes d’horizon pour un bassin"
Entretien avec Bertrand Hervieu, Secrétaire général du Ciheam. "Ça ne mange pas de pain !" de février 2009, "Alimentations méditerranéennes, désirs et dérives, d’une rive à l’autre".
J. Rochefort : Docteur en sociologie, Secrétaire général du Ciheam, le Centre International de Hautes Etudes Méditerranéennes, Bertrand Hervieu est un fin connaisseur de la Méditerranée. Auteur de nombreux ouvrages tels que « L’archipel paysan » co-écrit avec le sociologue Jean Viard et de « Au bonheur des campagnes » tous deux édités aux éditions de l’Aube, il a dirigé récemment « Mediterra 2008 », un ouvrage édité par le Ciheam, pour penser la situation agricole, alimentaire et rural de la Méditerranée à l’horizon 2020.
Bertrand Hervieu bonjour. Suite à notre discussion avec Martine Padilla, quel est votre sentiment à lecture de ces quatre scénarios ?
B. Hervieu : Ce qui me frappe - et je rejoins l’analyse de Martine Padilla -, c’est la rapidité du processus d’urbanisation et de littoralisation autour de la Méditerranée. Dans ces pays, ce processus s’est accompagné d’un développement de la grande distribution, ce que l’on appelé la "révolution des supermarchés", qui a non seulement accéléré les transformations des modes de consommation mais aussi engendré un véritable fossé entre ces modes d’alimentation et d’approvisionnement et les agricultures locales. Ces dernières années, sont apparues des couches sociales moyennes, solvables, qui orientent une part croissante de leurs revenus vers l’alimentation, ce qui est plutôt une bonne chose en soi. Reste que l’émergence de ces couches sociales n’a pas entraîné une spirale vertueuse de développement des agricultures locales et nationales. Au contraire, le processus s’est tourné vers les marchés internationaux, globalisés. Ainsi, les consommateurs urbains de l’est et du sud du bassin méditerranéen sont-ils approvisionnés par le marché mondial alors que les agricultures locales et nationales, que l’on a d’ailleurs, depuis une vingtaine d’années, découragées d’être encadrées par des politiques publiques nationales, se retrouvent dans une spirale de pauvreté et de décroissance. C’est là, à mes yeux, le grand drame alimentaire et économique actuel de la Méditerranée.
J. Rochefort : Votre sentiment est empreint d’un certain pessimisme. D’après vous, l’Union Européenne peut-elle aider le bassin méditerranéen à conserver sa sécurité alimentaire ?
B. Hervieu : L’Union Européenne peut intervenir, je crois, de trois façons. Elle peut, en premier lieu, dans le cadre de l’Union pour la Méditerranée, prendre complètement en compte la situation agricole et alimentaire du bassin méditerranéen pour y construire non pas une sorte d’autonomie alimentaire mais une sécurité des approvisionnements. Imaginez qu’aujourd’hui dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée plus de 60% des céréales consommées sont importées ! Le chiffre est d’autant plus significatif que ces denrées occupent une place majeure dans ces régimes alimentaires. En outre, il faut savoir que plus de la moitié de ces céréales sont importées de quatre puissances : le Canada, l’Argentine, les Etats-Unis et l’Australie. Dès lors, la Méditerranée est extraordinairement sensible aux fluctuations du marché international. Si les prix augmentent, c’est l’émeute telle qu’on en a connu dans de nombreuses métropoles l’an passé. Si les prix baissent, ce sont les agricultures nationales qui sont compromises et ce pour plusieurs années.
En second lieu, l’ensemble de ces pays doit remettre en place des politiques nationales de régulation voire de protection sur certaines denrées. Il s’agit d’une nécessité absolue qui suppose à la fois un débat approfondi et une alliance entre ces pays méditerranéens au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce. Même si nous en sommes encore loin, ce doit être un objectif à atteindre.
La troisième voie concerne non plus la sécurité alimentaire mais la sécurité sanitaire, plus précisément la construction de références communes en matière de norme sanitaire. C’est une des conditions à la création d’une véritable diversité de produits. Pour ce faire, ces pays doivent disposer de leurs propres experts et non d’experts étrangers. C’est un point extrêmement important car derrière cela se joue une question de dignité nationale. Il convient donc, dans ces pays, de relancer la recherche et la formation d’experts.
B. Sylvander : J’ai beaucoup apprécié votre diagnostic sur l’émergence des couches sociales moyennes solvables et le fait qu’elle n’ait pas entraîné les économies nationales. Dans cette perspective, ne pensez-vous pas, pour contrecarrer ce phénomène, que les politiques publiques devraient accompagner les petites et moyennes entreprises de ces pays ? Celles-ci existent mais elles sont souvent découragées, démoralisées par l’impossibilité d’accéder aux crédits comme à l’innovation. Ce soutien permettrait de promouvoir une micro-industrialisation des produits traditionnels locaux qui constituent une ressource locale comme le soulignait Martine Padilla.
B. Hervieu : Effectivement, il s’agit d’une nécessité absolue. Dans le contexte actuel, pour relier les producteurs locaux aux marchés urbains, il semble difficile de se passer de la grande distribution. Et pour opérer la jonction entre les agriculteurs et cette dernière, il faut en effet développer les filières et l’industrie agroalimentaire au niveau local. Mais celle-ci doit être encadrée et aidée pour éviter que la relance de l’agriculture dans ces pays ne conduise à de nouveaux écueils tels que l’exportation de produits agricoles bruts ou encore l’accélération de l’importation de produits agricoles transformés.
J’insiste sur ce point : il est nécessaire que cette plus-value soit générée dans ces pays, à l’image de ce qui se fait déjà avec l’huile d’olive. La Tunisie, premier producteur d’huile d’olive du sud et de l’est de la Méditerranée, commercialise son produit par le biais de complexes agroindustriels italiens.
S. Berthier : Dans sa conclusion, Martine Padilla soulignait l’importance de mettre en place une coopération par la base. Comment celle-ci se traduirait-elle ?
B. Hervieu : Ce type de coopération s’organise à "tous les étages". D’un côté, il y a une nécessité de coopération entre ces Etats et l’Union européenne, comme je viens de le décrire, avec ce que peut apporter l’Union pour la Méditerranée. De l’autre, comme l’indique Martine Padilla, il y a une coopération par la base, entre les entrepreneurs et les producteurs. Celle-ci peut se traduire par une coopération entre les collectivités territoriales et la création de « join venture », autrement dit d’entreprises communes ou co-entreprises gérées par des acteurs situés de part et d’autre du bassin. Il s’agit d’un mouvement plus complexe mais aussi plus riche, donc plus porteur, que des coopérations entre les Etats. Reste que les situations politiques dans les pays du bassin étant instables, cette coopération de terrain, pourtant moteur du développement, ne pourra se déployer dans de bonnes conditions sans un feu vert politique des Etats et une complète confiance dans ce système de coopération entre acteurs.
S. Berthier : Vous citiez l’exemple de l’huile d’olive. On peut également parler de l’huile d’argan. N’est-ce pas un micro modèle de développement économique à suivre ? Ou est-ce un effet de mode qui ne portera pas ses fruits ?
B. Hervieu : L’effet de mode est plutôt une bonne chose en soi. Même s’il faut garder ses distances vis-à-vis de ce dernier, cela ne doit pas non plus nous conduire à le mettre au pilori. Cela étant, j’aimerais soulever un risque : celui d’ériger un système de développement a priori performant en modèle à suivre. Prenons le cas de la France qui est très présente dans le bassin méditerranéen. L’agriculture française a longtemps pensé que sa révolution agricole, celle qui a suivi la seconde guerre mondiale, pouvait servir de référence. Or cette idée d’un modèle "universel" qui fonctionnerait en tout lieu est une erreur. Ainsi, dans le sud et l’est de la Méditerranée, on observe une augmentation, en valeur absolue, de la population agricole et rurale, accompagnée d’une diminution de la taille des exploitations et une augmentation de leur nombre. Dès lors, toute la problématique de l’agrandissement de la taille des exploitation, de l’accroissement de la productivité, qui caractérise la révolution agricole française, ne peut s’appliquer à ces petites agricultures de l’est et du sud de la Méditerranée. Il faut penser d’autres itinéraires, initier d’autres dispositifs, d’autres modes de coopérations, bref d’autres modèles.
Entretien réalisé dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" de février 2009, "Alimentations méditerranéennes, désirs et dérives, d’une rive à l’autre"
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast.
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement.