Quand les territoires raclent leurs fonds de terroir...
Ah les produits de terroir... Naturels, authentiques, typiques et proches, si proches de nous, tellement proches qu’ils sont à portée de main dans la moindre boutique d’aire d’autoroute ou d’un aéroport, par rayons entiers dans les supermarchés, fléchés dans les offices de tourisme et autres syndicats d’initiative. D’où ce soupçon qui pointe : mais comment font-ils nos paysans, pour produire du traditionnel à tour de bras ? C’est la logique du terroir-caisse, comme disent certains.
Alors c’est quoi, au juste, ce fameux terroir ? Car ça ne se repère à l’oeil nu. Pas de barrière pour délimiter dans les campagnes ces précieux lopins de terre. Pas de ligne en pointillé sur les cartes IGN, embrassant religieusement trois ou quatre villages, divisant même un hameau, dont la moitié a le privilège historique de faire partie d’une aire si spécifique, et l’autre reléguée dans la banalité affligeante de la plate modernité agricole, industrielle et indifférenciée.
On se doute pourtant qu’il y a des limites géographiques précises. Quantitatives, aussi. Un terroir immense de plusieurs milliers d’hectare, comme les Corbières, ça le fait pas. Un terroir, c’est forcément petit, restreint. D’ailleurs, personne ne revendique d’avoir le plus grand terroir de France. Alors que plusieurs zones de production clament leur fierté de compter le plus petit terroir du pays. Estaing, dans l’Aubrac, se vante ainsi de ses maigres 15 hectares d’appellation. Mais en Anjou, la Coulée de Serrant bat les records avec 7 hectares seulement. Moins, c’est difficile : il n’y aurait rien à commercialiser.
Mais retournons donc à notre enquête, pour mieux cerner la notion. Hélas, cette fois, l’étymologie ne nous éclaire guère. Car une fois que l’on sait que le mot est issu du latin territorium, d’abord déformé par les Galloromains et massacré par les Provençaux pour donner tieroir ou terradoir, eh bien, on n’est guère plus avancé. Faire appel aux langues étrangères ? Pas de chance, le mot de terroir n’existe que chez nous... Ce qui en dit long.
Rabattons-nous alors sur le dictionnaire français classique : le terroir est un pays, un espace de terre... Ah, mais quelle différence avec le territoire dans ce cas ? Eh bien, aucune, pendant des siècles. Le mot de territoire n’avait même pas besoin d’exister, dignement représenté par son avatar déformé. En fait, la distinction entre territoire et terroir apparaît au 18è siècle seulement, dès lors qu’il apparut nécessaire de désigner une étendue placée sous une juridiction - celle de l’Etat, de l’Eglise. L aire de l’autorité administrative, donc. D’un seul coup, le terroir se rétrécit, se recroqueville sur ses arpents, comme occupant une place en creux, par défaut. Nulle noblesse alors. Nulle vertu valorisée.
Par quel sursaut a-t-on abouti à cette glorification actuelle ? Par la viticulture. Au tout début du 20è, il fallait sauver nos bons vins des odieuses contrefaçons. Espaces délimités, cépages autorisés, rendements limités, méthodes réglementées : les premières AOC de vins et de fromage aussi naissent au tournant des années 30. Le terroir se confond alors avec l’aire d’appellation.
Mais c’est dans les années 60 que les géographes, pour des raisons que je n’ai pas éclairées, approfondissent la définition : le terroir, ce sera désormais l’alliance du fruit de la nature et du travail des hommes qui tirent parti de ce potentiel. Un sol, un climat, une communauté détentrice d’un savoir-faire. Du coup, pour que s’exprime tout le talent humain, les terroirs sont souvent des espaces très contraints, peu accessibles, fait de pentes et de sols pauvres, difficiles à aménager, impossibles à transformer radicalement. Avec ce risque : la montée de la mondialisation, l’apogée de l’agroindustrie et de l’agribusiness, font prédire à certains, dans les années 80, la fin des terroirs, écrasés par la logique du marché.
C’était sans compter sur la réaction identitaire qu’a engendré la globalisation et sur la réactivité soiffarde du marketing, avide de distinguer telle ou telle marque de la banalité. Et pour ça, rien de mieux que le terroir slogan pour vanter le goût inimitable d’une origine, le parfum d’une terre, la saveur d’un tour de main, d’une tradition séculaire. Buvez ce vin, vous boirez un paysage. Du coup, les territoires - ah oui, on les avait oublié ceux-là, ne jurent plus que par leurs terroirs, ce socle du développement local, l’humus des projets collectifs. Et chaque département de racler frénétiquement ses fonds de terroir.
J’exagère, bien sûr. Mais quand même, ce côté racines gauloises et terroir qui ne ment pas me gène un peu. Ce qui le sauverait peut-être, c’est de coexister avec du tagine d’origine, du tian qui fleure bon la recette d’antan, du canard laqué labellisé, ou de l’authentique couscous de proximité, en provenance directe du terroir du Mirail.
Chronique Grain de sel, de l’émission de novembre 2011 de "ça ne mange pas de pain !" : Produits typiques, rustiques, authentiques : comme en ordre de repli ?.
Retrouver les autres chroniques de cette émission
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"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h00-20h00) et mercredi (13h-14h) de chaque mois.
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