Quand les plantes s’acclimatent
Nombre de maladies, transmises par les moustiques notamment, évoluent avec le réchauffement climatique et migrent vers des zones moins chaudes. Ainsi, le virus West Nile Fever jusqu’alors cantonné en Afrique sévit aujourd’hui en Camargue. Dans les prochaines années, d’autres maladies considérées comme tropicales apparaîtront en Europe de l’Ouest.
Qu’en en est-il des végétaux, des fruits et légumes, des agricultures du Sud et du Nord ? A l’instar des animaux, le changement climatique a-t-il déjà un fort impact sur l’agriculture ? Au risque de créer de véritables pénuries dans les sociétés occidentales ou les pays du Sud ?
A l’inverse, ce changement de climat est-il un atout pour certaines régions du monde ? Comment les scientifiques et les politiques s’organisent ils pour répondre à cette nouvelle donne et relever les nouveaux défis ?
Pour répondre à toutes nos questions, nous avons invité Jean-Louis Sarah, entomologiste, spécialiste des risques phytosanitaires, chargé de mission à la Direction Générale Déléguée à la Recherche et à la Stratégie du Cirad. Une interview menée lors de l’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosciences « Ça ne mange pas de pain ! » de juin 2012, consacrée aux fruits et légumes.
Sylvie Berthier : Quelles sont les principales conséquences du réchauffement climatique sur les fruits et légumes dans le monde ? S’agit-il de risque de sécheresse, donc de la difficulté à cultiver, de la migration de maladies des végétaux du Sud vers le Nord, de l’apparition de nouveaux risques phytosanitaires ?
Jean-Louis Sarah. D’une manière générale, les personnes qui étudient ce phénomène, s’accordent à penser que ce réchauffement fait peser de grands risques pour l’agriculture mais des risques difficilement prévisibles et encore moins à quantifiables. De nombreux paramètres rentrent en jeu et le seul point sur lequel on puisse s’accorder c’est que ce phénomène accroît les incertitudes !
Globalement, pour schématiser, le réchauffement climatique est lié à une augmentation de la teneur de gaz à effet de serre, c’est-à-dire des gaz qui laissent passer la chaleur venant du soleil et qui l’empêchent de repartir, exactement comme un vitrage. Parmi ces gaz, le principal est le CO2, celui que nous rejetons en respirant ou qui sort des pots d’échappement de nos voitures. Or, la photosynthèse des plantes utilise le CO2 (et de l’eau) pour fabriquer du sucre, à partir duquel elle va fonctionner et fabriquer de la plante. A priori, donc, cette augmentation de CO2 est plutôt une bonne nouvelle pour les plantes et pour la production agricole. De plus l’augmentation de la chaleur, jusqu’à un certain point évidemment, va aussi avoir un effet positif en accélérant les mécanismes chimiques naturels des plantes et donc leur croissance et leur développement. Jusqu’ici tout va bien.
Malheureusement, premier problème, la consommation en eau des plantes va forcément augmenter, d’abord avec la photosynthèse (CO2 + eau = sucre) et, surtout, à cause de la transpiration des plantes qui, comme nous, évaporent de l’eau (par leurs feuilles) pour faire baisser leur température et ne pas cuire au soleil. Or le réchauffement climatique risque d’accroitre les risques de sécheresse, notamment dans le Sud de la France.
Second problème qui m’intéresse tout particulièrement, ces conditions vont aussi favoriser les bioagresseurs, c’est-à-dire les organismes qui vivent aux dépens des plantes : des virus, des bactéries, des champignons, des insectes, etc.
A votre avis quels sont les risques potentiels les plus probables et à quel terme : moins de cultures, risques phytosanitaires ?
Sur la production des cultures, les risques sont relativement limités avec une hypothèse raisonnable de + 2 à 3° C sur le siècle. Au-delà, cela peut vite basculer. Les problèmes posés par une sécheresse accrue menacent plutôt la partie Sud de la France alors que, au Nord, il s’agit davantage de risques d’inondations. A cela s’ajoutent des risques d’accroissement des phénomènes extrêmes, tempêtes, grêle, gel (paradoxalement), etc. Cela dit, il ne s’agit pas de phénomènes apocalyptiques, mais de risques accrus. Ce qui est le plus probable, ce sont des déplacements progressifs des zones favorables (et défavorables) à telle ou telle culture (de la vigne en Angleterre par exemple !) ;
En revanche, concernant les bioagresseurs, on peut s’attendre à une aggravation assez nette, liée à la fois à l’accroissement de la pression exercée par les espèces existantes, mais surtout à un accroissement significatif des phénomènes invasifs et des émergences.
Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils étaient déjà signalés dans les manuels agricoles de la fin du 19ème siècle. Nous gardons en mémoire l’effet désastreux du phylloxera de la vigne, et, pire encore, du mildiou de la pomme de terre qui a affamé l’Irlande avec des conséquences dramatiques. Aujourd’hui, les risques s’accroissent de plus en plus pour deux raisons qui se complètent. D’abord un accroissement des échanges sans précédent (mondialisation) : à la fois de l’importation de fruits et légumes d’autres continents, et l’accroissement du tourisme, chacun étant content de ramener une petite plante exotique dans ses bagages. A cela s’ajoute donc le réchauffement climatique qui va permettre de plus en plus à des espèces venues des pays chauds de s’acclimater ici et de proliférer. Il y a une combinaison de ces deux facteurs.
Le problème est que ces espèces « importées » arrivent dans un milieu où elles n’auront pas forcément d’ennemis naturels et où les traitements pratiqués, surtout les traitements alternatifs à la lutte chimique, c’est-à-dire la lutte biologique, la lutte intégrée, etc. risquent d’être moins, voire pas du tout, efficaces contre elles. Avec ce risque : soit la perte de récoltes potentiellement importante, soit le retour à des traitements chimiques intensifs.
A cela s’ajoute la pression de sélection exercée par ces conditions nouvelles et favorisant l’émergence, au niveau des populations autochtones, de nouvelles souches ou races pouvant être plus virulentes ou plus agressives.
Concernant les agriculteurs français, comment doivent ils se préparer à ces mutations ?
Les scientifiques n’ont pas de boules de cristal, mais ils disposent de données et de connaissances des mécanismes grâce auxquels ils peuvent construire des hypothèses plus ou moins probables, plus ou moins plausibles. Et bien sûr, leur devoir est d’alerter les puissances publiques ou les différents acteurs, les agriculteurs notamment, sur les risques les plus graves. Mais, encore une fois, il est difficile de prévoir ce qui va arriver.
Cela dit on peut en avoir une idée avec des invasions ou des extensions récentes, comme la mouche blanche Bemisia tabaci, vectrice de maladies virales et véritable fléau en serres sur tomates, mais aussi d’autres fruits et légumes comme le concombre ou le melon ou, toujours sur la tomate, le papillon Tuta absoluta arrivé d’Amérique du Sud en 2006 en Europe, signalé dans le Var en 2008 et aujourd’hui présent jusqu’en Bretagne ; ou encore comme la mouche des fruits Drosophila suzukii originaire, comme son nom l’indique, du Japon, arrivée en Europe en 2008, en France depuis 2010 et qui s’attaque aux fruits rouges en général et aux cerises en particulier (mais aussi aux pêches, abricots, kiwis, etc.). Face à ces problèmes nouveaux, les agriculteurs se retrouvent généralement démunis, et le phénomène ne peut que s’accroitre. Comme on le voit ces invasions sont généralement imprévisibles (on ne peut pas dire à l’avance quelle sera la prochaine sur la liste) et peuvent s’étendre rapidement, en deux à trois ans. Cela va vite, et c’est plus rapide, en général, que la mise au point de méthodes de lutte adaptées. Dans cette course de vitesse, la détection précoce des problèmes est essentielle et cela nécessite une collaboration étroite entre les agriculteurs, les services de la protection des végétaux et les scientifiques.
D’un point de vue scientifique, quels sont donc les grands défis à relever ?
Ces défis sont très nombreux et fascinants pour un scientifique. Ils relèvent à la fois de la recherche pure à différents niveaux (des gènes aux paysages) mais aussi de l’organisation de la recherche elle-même. Je m’explique.
Sur la recherche pure, nous allons nous intéresser aux mécanismes évolutifs des populations (apparition de nouvelles souches ou résistance aux traitements par exemple), au développement de méthodes de diagnostic précoces et fiables (ADN), aux relations entre le bioagresseur et la plante (attraction, attaque/défense, virulence, agressivité…), au cycle de vie de l’espèce pour identifier les maillons les plus faibles, à son écologie pour identifier par exemple d’éventuelles méthodes de piégeage ou des organismes antagonistes (lutte biologique), suivre les épidémies, détecter les plantes réservoirs possibles, réaménager les parcelles et les zones non cultivées etc.. Tout cela, je dirais, c’est la routine pour les chercheurs. Ils savent faire, c’est leur boulot, on peut leur faire confiance. Alors, parfois, c’est un peu compliqué et les résultats peuvent être un peu longs à venir...
Mais pour moi, et pour de nombreux collègues, le défi le plus important reste une mise en réseau de la recherche et une collaboration accrue à la fois interne et externe. Interne en favorisant la multidisciplinarité (agronomes, écologues, spécialistes des bioagresseurs, sociologues, économistes, etc.) pour résoudre des problèmes complexes qui ne sauraient trouver de réponse simple. En externe, et plus particulièrement à l’échelle internationale, pour favoriser la coopération entre les pays et tout particulièrement les pays du Sud afin de développer les connaissances sur les bioagresseurs exotiques et limiter les risques d’être pris au dépourvu lorsqu’ils arrivent. Dans un milieu compétitif comme la recherche, le concept n’est pas facile à développer et la course aux financements des meilleures équipes ne favorisent pas, disons pas naturellement, la coopération. En cela le Cirad est plutôt une exception, une sorte d’ovni dans ce paysage puisque son mandat-même est celui de la coopération, en particulier avec les pays du Sud. Par ailleurs, de plus en plus, les financements de projets de recherche, notamment au niveau européen, ciblent les projets en collaboration internationale. Encore insuffisamment, et d’une manière encore trop élitiste (favorisant les partenaires les plus avancés), mais la tendance va dans le bon sens.
Les politiques ont-ils vraiment pris la mesure des enjeux ? En terme de prévention, de gestion de ce risque.
Au niveau mondial ce n’est pas évident, il n’y a qu’à voir les timides avancées depuis Rio et la déception de Copenhague. Les lobbies climato-sceptiques sont économiquement (donc politiquement) très puissants.
Cela dit, au niveau européen et français, le paysage est plus réconfortant, malgré les inerties. Changer des réglementations ou prendre des décisions prend du temps. Alors cela bouge assez vite quand la santé humaine est directement menacée (grippe aviaire, chikungunya par exemple). Pour ce qui est des risques phytosanitaires, plus insidieux, et ne menaçant qu’indirectement la santé humaine, cela demande des efforts permanents de pédagogie et de persuasion. Tout de même, une bonne nouvelle ! Depuis les émeutes de la faim, l’agriculture revient dans les agendas des réunions politiques. On a cessé de la regarder, dans un aveuglement typiquement « Nordiste » de nantis, comme une source de problèmes liés à la surproduction, où la solution était de baisser cette production. La bonne question est bien : « Comment nourrir 9 milliards d’êtres humains en 2050 »
Au niveau opérationnel, nous travaillons en étroite association avec les Services de la protection des végétaux du ministère de l’Agriculture, notamment pour développer les analyses de risques phytosanitaires, qui se développent aussi au niveau européen. Il s’agit de dresser un inventaire des espèces potentiellement invasives en évaluant pour chaque espèce, les risques d’introduction et les risques de prolifération en cas d’introduction afin de préparer les mesures (méthodes de détection, mesures de quarantaines, etc.) afin de limiter les risques concernant les espèces les plus menaçantes. A la Réunion, nos laboratoires de recherches partagent les mêmes bâtiments que les services de protection des végétaux.
Les pays du Sud ont-ils une chance de tirer leur épingle du jeu ou bien sont-ils condamnés à cause de ce réchauffement ?
La réponse n’est pas unique. Ça dépend du niveau de développement, le Brésil ou la Chine ce n’est pas le Malawi ou le Bangladesh. Tout dépend de leur situation géographique plus ou moins exposée, de leurs ressources (pétrole, mines, etc.) et, bien sûr, de leur potentiel agricole, de leur capacité à le faire fonctionner, à l’exprimer. Trivialement, il vaut mieux être riche, en bonne santé, et bien placé…
Les Etats insulaires ou côtiers (Bangladesh par exemple) sont menacés par la montée des eaux ; les zones sèches risquent de s’étendre. Le problème c’est le cumul des peines : les pays les moins avancés cumulent l’absence de richesses et une désorganisation de leur gouvernance. Alors, évidemment, ils sont inaudibles dans les instances politiques internationales. S’y ajoute un phénomène nouveau, celui de l’acquisition des terres agricoles par d’autres Etats (Arabie Saoudite et Chine notamment), au détriment des populations locales. Dans tout cela, à la limite, sauf pour les zones exposées à la montée des eaux ou à une aggravation de la sécheresse, le réchauffement climatique n’est pas le problème majeur. Il y a bien d’autres priorités à régler qui, si elles le sont, auront de toute manière des répercussions sur la minimisation des conséquences du réchauffement climatique. Dans cet esprit, j’en reviens à la nécessité de développement du partenariat international et nous avons tendance à penser au sein du Cirad que le partenariat scientifique peut être une des clés du développement de ces pays, ce que nous synthétisons par la formule « le développement par la science ». Vaste programme, avec juste ce qu’il faut d’utopie pour faire bouger les lignes, mais on n’a pas le choix et il faut faire vite. Ça chauffe !
Sécurité des aliments, santé publique, éducation au goût, obésité galopante, industrialisation des filières, normalisation des comportements... L’alimentation s’inscrit désormais au cœur des préoccupations des décideurs politiques. Enjeu majeur de société, elle suscite parfois polémiques et prises de position radicale, et toujours une foule d’interrogations qui ne trouvent pas toujours réponse.
Afin de remettre en perspective l’actualité du mois, toujours abondante, de rééclairer les enjeux que sous-tendent ces nouvelles relations alimentation et société, de redonner du sens aux annonces et informations parfois contradictoires et de proposer de nouvelles analyses à la réflexion, la Mission Agrobiosciences a organisé de novembre 2006 à juin 2012, une émission mensuelle sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société, diffusée sur les ondes de Radio Mon Païs (90.1) : "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go). D’abord en collaboration avec le restaurant le J’Go (16 place Victor Hugo, à Toulouse), puis directement au sein du studio de Radio Mon Païs.
A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences a édité l’Intégrale des chroniques et tables rondes.