22/05/2023
[BorderLine] Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation
Nature du document: Contributions

« Le passage d’une expérimentation menée à petite échelle à une SSA nationalisée va générer de nouvelles problématiques »

Dans le cadre de la prochaine rencontre BorderLine, dédiée à la précarité alimentaire, la Mission Agrobiosciences-INRAE poursuit son appel à contributions et son tour de table des analyses sur les expérimentations d’une Sécurité sociale de l’alimentation en France. Après les retours de terrain de l’association Au Maquis, du Civam, du Tactikollectif et de la députée Sandrine Le Feur, c’est au tour de l’Agence nouvelle des solidarités actives (Ansa) d’apporter sa pierre à l’édifice. C’est que celle-ci vient de publier les résultats d’une vaste étude sur la précarité alimentaire en Île-de-France, avec le concours du Credoc et d’Action contre la faim. Entretien avec la responsable de projet au sein de l’Ansa, Sophie Lochet.

Mission Agrobiosciences-INRAE : Dans le cadre de votre diagnostic (voir encadré), vous vous êtes intéressée aux notions d’insécurité alimentaire et de précarité. Pourriez-vous nous expliquer la différence entre les deux ?
Sophie Lochet Bien qu’elles soient assez proches, ces deux notions se distinguent par le fait que l’insécurité alimentaire insiste beaucoup sur la notion de nutrition, d’une alimentation diverse et quantitativement suffisante, tandis que la précarité alimentaire est plus large et mobilise la notion d’exclusion sociale. Ainsi, la première est évaluée selon une méthodologie internationale, les personnes étant interrogées sur des critères quantitatifs. L’insécurité est dite sévère lorsque les personnes ont faim de manière chronique – elles peuvent ne pas avoir mangé de toute la journée. Elle est dite modérée quand les individus n’ont pas la possibilité de consommer ce qu’ils veulent et font des compromis sur la qualité et/ou la quantité, ou sautent des repas.
De son côté, la précarité alimentaire inclut les notions de privation et d’accès, ou encore la dimension sociale des repas comme le partage. Un individu peut donc être en situation de précarité alimentaire sans être en grande insuffisance. Dans le cadre de notre étude, nous avons retenu la définition qu’en donne Dominique Paturel . Précisons enfin que la précarité alimentaire est une notion très française, qui s’inscrit dans un débat plus large autour de la précarité – énergétique, financière, de logement…

Avec l’accroissement des coûts de l’alimentation, de plus en plus d’individus peinent à se nourrir convenablement. Outre l’inflation, avez-vous inclus d’autres facteurs ?
Le prix de l’alimentation est véritablement le facteur premier. Néanmoins, on peut également citer la distance vis-à-vis de l’offre alimentaire, le fait de posséder un véhicule ou de ne pas avoir d’équipement pour cuisiner. Dans les zones peu denses, avoir une voiture va conditionner fortement l’accès. Sur ce point, signalons que la hausse du coût du carburant vient s’ajouter à celle de l’alimentation.

"Les franciliens qui fréquentent l’aide alimentaire sont plus souvent privés de logement qu’ailleurs en France"

Qu’en est-il du logement ?
La question du logement peut être entendue de plusieurs manières. Premièrement, d’un point de vue statistique, il est établi que les personnes les plus à risque d’insécurité alimentaire résident dans les quartiers populaires ou les logements sociaux. Ensuite, nous avons également intégré à notre enquête toutes les personnes et les familles qui logent à l’hôtel social ou en centre d’hébergement, et qui n’ont pas accès à une cuisine. Enfin, il y a une spécificité en Île-de-France : les loyers sont très élevés, ce qui impacte les budgets des ménages. Les franciliens qui fréquentent l’aide alimentaire sont beaucoup plus souvent privés de logement qu’ailleurs en France.

La cherté des loyers n’est-elle pas un facteur commun à d’autres métropoles ?
Bien sûr mais c’est très prégnant en Île-de-France. Par ailleurs, au-delà des métropoles, d’autres territoires sont confrontés à la hausse des loyers, à l’instar du Morbihan où nous avons mené une étude récente avec Aircoop. Il y a une gentrification de la côte, marquée par une hausse des prix à la location ou à l’achat. Les personnes aux revenus modestes sont contraintes d’aller de plus en plus loin dans les terres pour trouver un logement, s’éloignant de l’offre alimentaire et des structures d’aides alimentaires, qui tentent de s’adapter avec des distributions itinérantes. Cet aspect-là est plus récent.

La SSA ambitionne notamment de lutter contre la précarité alimentaire. Au regard de l’étude que vous avez menée, identifiez-vous des points de vigilance ?
Soulignons tout d’abord que la SSA propose une approche systémique, qui va au-delà de l’aide alimentaire pour repenser globalement la question de l’accès. Elle offre ainsi une direction et un horizon désirable, commun aux personnes qui se mobilisent sur ces questions, ce qui est une très bonne chose. Quelques points de vigilance néanmoins. Le premier est de nature méthodologique : les expérimentations se déploient à des échelles locales, avec des spécificités assez fortes, alors que la SSA est un projet global. Finalement, est-ce qu’on évalue vraiment la SSA via ces différentes expérimentations ? Ce n’est pas si sûr.

Le second écueil tient à la taille des expérimentations menées. Plus le système va être important, plus l’aspect démocratique risque d’être amoindri. La SSA pose tout un apprentissage de la démocratie alimentaire, véritable pilier du processus, qui implique une phase d’acculturation et de négociation entre les membres d’une caisse. Or ces aspects demandent du temps. Comment faire pour que tout le monde puisse y prendre part ? Qui a le temps et l’envie de donner son avis lors de réunions sur le type d’aliments souhaités, les contrats avec les agriculteurs… ? Par ailleurs, toutes les expérimentations n’ont pas la même finalité, certaines insistent sur le volet démocratie alimentaire, d’autres sur la transition agroécologique ; certaines vont privilégier l’appropriation de la démarche par les acteurs, tandis que d’autres vont peut-être plus imposer des lignes directrices dans un souci d’efficacité ou de durabilité.

Même avec une allocation, les individus arbitreront toujours entre quantité et qualité.

A cette question d’inclusion s’ajoute une question d’échelle. Celle-ci revêt deux aspects. D’un côté, les productions agricoles étant variables d’une région à l’autre, il ne sera pas possible d’assurer une totale diversité à l’échelle d’un territoire ni même de relocaliser toutes les productions. Il faudra donc conventionner à l’échelle nationale voire internationale. De l’autre, va-t-il être possible de recréer tout un système de distribution alimentaire en marge des systèmes de distribution existants ? Cela suppose de reposer la question des marges, de la logistique, du stockage, des accords commerciaux… Dit autrement, le passage d’une expérimentation menée à petite échelle à une SSA nationalisée va générer de nouvelles problématiques.

Troisième point de questionnement, l’arbitrage. Celui-ci concerne aussi bien les produits éligibles au conventionnement ou ceux que vont finalement choisir les bénéficiaires. Une alimentation plus qualitative et locale a un coût. Même avec une allocation, les individus arbitreront toujours entre quantité et qualité.

Pour terminer, j’aimerais ajouter ceci : si on se réfère à la Sécurité sociale, c’est bien au regard de la contribution de chacun à une caisse à proportion de ses revenus et d’un Etat garant de politiques visant à prévenir les risques de maladie, protéger les familles, garantir une retraite, indemniser les accidents du travail etc. Or, aujourd’hui, aucune expérimentation n’est avancée sur ce point car cela renvoie à un "droit à l’alimentation" qui n’est pas garanti en France pour toutes et tous. Bien sûr, les expérimentations ont engagé la marche vers la démocratie alimentaire et avancé sur une caisse commune. Reste que, à ce jour, cela se traduit plutôt par un nouveau transfert monétaire que l’affirmation d’un véritable « droit ».

Il me semble important de laisser la possibilité à chacun d’opérer ses propres choix

Qu’en est-il également des aspects matériels ? Avoir un financement pour acheter des fruits et légumes bruts et bios, va-t-il vraiment changer le quotidien des ménages qui n’ont pas de lieu pour les cuisiner, par exemple ceux en hébergement social ?
Au contraire, disposer de 150€ de budget alimentaire par mois « sanctuarisé » change tout pour ces familles qui ont très peu voire pas de ressources, qui sont dépendantes de l’aide alimentaire et font au plus serré. Mais cela pose effectivement la question de la diversité des produits conventionnés. Tout l’enjeu va consister à conventionner une même diversité de produits que celle présente en supermarché, y compris de l’alimentation infantile ou des plats tout prêts à déposer dans le micro-onde de l’hôtel. A Montreuil, le projet « Passerelle » qui propose une aide financière sous forme de chèque, a laissé totalement ouvert le choix des produits. Les bénéficiaires peuvent par exemple prendre des produits d’hygiène. L’expérience montre que les personnes choisissent prioritairement des produits alimentaires, et qu’une aide de 63€, avec un accompagnement, améliore significativement l’alimentation. Il me semble important de laisser la possibilité à chacun d’opérer ses propres choix, qui dépendent aussi de la nature de l’offre alimentaire à proximité du lieu de vie. Dans notre société, tout le monde n’a pas le temps, l’environnement ou les compétences pour cuisiner. Dès lors, d’autres services peuvent se développer autour de la SSA, tout particulièrement la restauration collective. On peut très bien imaginer développer des petites cantines locales et en financer les repas via les caisses alimentaires. Il y a un énorme vivier d’innovation et d’expérimentation via la restauration collective.

Enfin, j’aimerais livrer ce questionnement : dans quelle mesure la SSA vient-elle remettre en question d’autres initiatives fédératrices comme le revenu universel de base ? On peut supposer que les décideurs politiques s’engageront dans l’une ou l’autre, pas les deux. Dès lors, quelle stratégie adopter : opter pour un revenu de base à même de couvrir les besoins alimentaires, de logement, dans une optique de repenser la problématique des minimas sociaux ? Ou donner la priorité à l’alimentation et la santé, la transition agricole et écologique ? A titre très personnel, j’ai le sentiment que ces deux projets politiques peuvent entrer en concurrence et méritent d’être mis en débat.

Propos recueillis par Lucie Gillot, le 09 mai 2023.
A PROPOS DU DIAGNOSTIC DE LA PRECARITE ALIMENTAIRE EN ÎLE-DE-FRANCE
L’Agence nouvelle des solidarités actives (Ansa), le CREDOC et Action contre la faim ont réalisé à partir de juin 2021 une large enquête sur l’état de la précarité en Île-de-France. Outre la mise en évidence des spécificités franciliennes sur la question de précarité, une grande région avec de fortes inégalités socio-spatiales, ce travail a permis de donner un aperçu très précis des facteurs de risque, en croisant aspects sociologiques (populations à risque), la nature de l’offre alimentaire, les enjeux de santé publique (accès aux soins…). Un diagnostic orienté vers l’action publique, qui investit en détails des aspects souvent peu abordés comme les coopérations locales et départementales, la logistique de l’aide alimentaire ou encore l’alimentation des familles hébergées à l’hôtel. Les résultats et les préconisations sont accessibles gratuitement depuis cette page

(1) "Une situation dans laquelle une personne ne dispose pas d’un accès garanti à une alimentation suffisante et de qualité, durable, dans le respect de ses préférences alimentaires et de ses besoins nutritionnels, pouvant entraîner ou découler de l’exclusion et de la disqualification sociale ou d’un environnement appauvri. " Source
(2) 200 ménages de la ville de Montreuil ont bénéficié pendant quatre mois d’une aide financière de 63€/mois et par personne. Cette initiative a été mise en place face au constat de l’aggravation de la précarité par la crise sanitaire. En savoir plus


[BorderLine] Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?

Rendez-vous le jeudi 25 mai 2023, de 18HOO à 20HOO,
au Quai des Savoirs de Toulouse,
39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse.
Inscription gratuite : https://billetterie.quaidessavoirs.toulouse-metropole.fr/selection/timeslotpass?productId=10228657093611
Suivre les échanges en streaming : https://www.youtube.com/watch?v=0sIIj4KwzLU&ab_channel=Quaidessavoirs

Contribution de Sophie Lochet, Agence nouvelle des solidarités actives

Mot-clé Nature du document
A la une
SESAME Sciences et société, alimentation, mondes agricole et environnement
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Générations futures : pourquoi s’en remettre à demain ?
Humains et animaux sauvages : éviter les lieux communs ?
Le chercheur-militant, un nouveau citoyen ?

Voir le site
FIL TWITTER Des mots et des actes
FIL FACEBOOK Des mots et des actes
Top