11/12/2006
Actes du Plateau du J’Go, 2006
Nature du document: Chroniques
Mots-clés: Cuisine , Eau , Goût

L’estofinado : la morue au fil du Lot

Recette typique de l’Aveyron, plus précisément du bassin villefranchois, l’Estofinado a pour ingrédient phare, le stockfish, de la morue séchée mais non salée... Que la morue soit le protagoniste principal d’un plat de terroir alors qu’elle n’en est pas issue, voilà une chose bien surprenante.
Le 6 novembre 2006, pour la première édition du plateau du J’Go, organisée par la Mission Agrobiosciences et le restaurant le J’Go, Muriel Gineste, sociologue à l’Espace de formation et d’information sur l’alimentation, levait le voile sur cet étrange paradoxe.

Entre fait et légende

« Certains prétendent que le stockfish aurait été introduit dans l’Aveyron par les soldats du Rouergat qui revenaient de campagne de Hollande sous Louis XIV. Légende ou fait, il est peu probable que ce soit à cette époque qu’apparaisse l’estofinado. Car l’introduction du stockfisch est intimement liée au commerce fluvial du Lot. Arrivé directement de Terre Neuve ou d’Islande, c’est par cette voie qu’il est acheminé en pays de Rouergue. Progressivement, le stockfish devient en occitan l’estofi, « poisson bâton », séché et dur comme du bois, et donne ainsi son nom à l’estofinado.

Le Lot, fil conducteur

Le Lot, qui traverse les villes, irrigue le commerce de Bordeaux à Decazeville. Du 13ème au 18ème siècle, on transporte essentiellement du vin, du bois de chauffage ou d’œuvre, du sable et de la pierre mais aussi des produits agricoles et alimentaires comme la farine, le sel, la morue séchée et des épices pour quelques notables.
Longtemps, c’est le niveau du Lot qui dicte la période de navigation. Au départ, le métier de batelier est essentiellement saisonnier. D’ailleurs, on n’est pas toujours marin de métier ou maître de bateau ; charpentiers, bûcherons et autres paysans n’hésitent pas à s’embarquer pour fournir un complément de revenu à leur famille.
Tout change au 19ème siècle. Grâce à l’insistance de ses députés et notamment Agar de Mosbourg, ancien collaborateur de Murat, l’État consacre un crédit substantiel à l’amélioration des voies navigables. Conséquence : à partir de 1850 (1), la canalisation de la rivière va changer considérablement les rythmes commerciaux sur le fleuve. Un monde de bateliers se met en place, avec une flotte structurée.
Ces aménagements offrent une aubaine incontestable au bassin industriel de Decazeville, alors en plein développement. D’un côté, sont acheminées les pièces maîtresses qui permettront de bâtir les usines d’extraction de houille et de sidérurgie ; de l’autre, sont expédiés le fer, le charbon et le vin de la région. Le stockfish devient alors une véritable monnaie d’échange. Transporté par gabarre de septembre à Pâques, date à laquelle les mariniers repartent en mer froide, il navigue, attaché à l’avant de l’embarcation, baignant dans le fleuve tout au long du voyage. Arrivé à bon port, il est prêt à consommer !

A chacun sa recette

Pour faire un estofinado, il vous faudra prévoir 1 kg de morue séchée, 250 gr. de pommes de terre, 5 œufs, 3 gousses d’ail, 1 bouquet de persil et 40 cl d’huile de noix.
Quand le poisson est bien réhydraté et mou (4 à 6 jours), coupez-le en morceaux et mettez-le à cuire dans l’eau froide. Retirez-le aux premiers frémissements pour immerger dans l’eau bouillante les pommes de terre épluchées et coupées en rondelles. Pendant la cuisson, parez le poisson : ôtez la peau et les arêtes. Après avoir égoutté les pommes de terre, écrasez le tout avec une fourchette et ajoutez 3 œufs durs coupés en rondelles. Faites un petit trou au centre du mélange pour verser une partie de l’huile de noix légèrement tiède. Mêlez en ajoutant un œuf cru entier, l’ail et le persil hachés. Ajoutez enfin le dernier œuf et le reste d’huile de noix... Francine Claustre (2) nous suggère de le servir bien chaud arrosé d’un Marcillac bien frais.

Dans certaines recettes, on ajoute un peu de crème fraîche pour lier au mieux la purée. Cette dernière ne doit être ni trop liquide ni trop épaisse... Dans d’autres, la préparation est passée 2 min sous le grill. L’estofinado est alors servi avec des tranches de pain de campagne dorées dans l’huile de noix.

Dans son ouvrage Table mise en Aveyron, Jacques Rouré (3), citant Raymond Castans, raconte que Jean Ferniot, grand journaliste, déjeunant un jour à Capdenac chez Paul Ramadier, alors Président du Conseil des Ministres, l’avait félicité pour l’excellent plat de morue qui lui avait été servi à table. Pour la « dessaler », lui explique Ramadier, j’ai un truc unique : je suspends la morue dans la chasse d’eau. De là à faire de cette anecdote une légende, il n’y a qu’un pas. On raconte à présent qu’il faisait « dessaler » ses morues dans les toilettes de Matignon !

Au stockfish, trop puissant en bouche, Michel Bras préfère une « morue » verte, salée, mais qui n’a pas trop subi la morsure du sel. Tout en respectant l’esprit de la recette, il nous offre une variante gastronomique intéressante... A la fin de l’hiver, quand le printemps éveille la terre, il nous propose un mets associant quelques jeunes pousses : ciboulette, persil, oseille pour les herbes fines, pissenlit, mouron des oiseaux, tamier, plantain pour les herbes sauvages et laurier, thym, céleri pour les classiques. Sur un lit de sauce légère et mousseuse, confectionnée à partir d’un œuf mollet, d’un peu d’eau et d’huile de noix, vous disposez un morceau de filet de morue simplement cuit à l’eau. Vous dressez votre mille-feuille en ajoutant une couche de fines herbes et une couche de mousse de morue. Le tout est servi froid accompagné d’une salade de fines herbes aromatisée à l’huile de noix. Un vrai délice !

Aussi célèbre que l’aligot de l’Aubrac

Pour des raisons d’identité, d’économie ou de promotion (dont le tourisme a su tirer parti), certains mets ou plats ont vu leur réputation être circonscrite à un territoire. Ce fut le cas de l’estofinado dont le point d’ancrage identitaire est à présent défini et déterminé. On parle d’Estofinado d’Almont les Junies, comme on parle des tripoux de Naucelle ou d’aligot de l’Aubrac ! Ainsi, à Almont les Junies, pour déguster ce met de choix, il est bon de réserver sa place dans l’un des trois restaurants du bourg qui servent encore cette spécialité.

Et pour satisfaire à la demande, quinze tonnes de stockfisch sont importées chaque année en France, à destination principalement du Rouergue et de la Côte d’Azur, où l’on prépare également la morue. A ce détail prêt : elle s’accompagne de tomate, de poivron et d’huile d’olive. Mais à présent, nulle confusion possible entre l’estofinado de l’Aveyron et la brandade de Nîmes. »

(1) Christine Bonneton éditeur, Lot, Encyclopédies Bonneton, 2006.
(2) Francine Claustre, La cuisine aveyronnaise, Ed Sud-Ouest, 1996
(3) Jacques Rouré, Table mise en Aveyron, Ed. Equinoxe, 1997.

Une chronique de Muriel Gineste

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