03/06/2008
100 Grands entretiens de la Mission Agrobiosciences : l’actualité des questions de société éclairées par les Sciences Humaines. Juin 2008
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Consommation , Cuisine , Normes , Santé

L’éducation alimentaire est une forme d’humanisme !

La distance grandissante entre le consommateur et le lieu de production de l’aliment, la succession des crises sanitaires, la méfiance à l’égard du modèle agro-industriel... Tous ces éléments ont bousculé, ces dernières années, notre rapport à l’alimentation. Parallèlement, la montée de préoccupations de santé publique - obésité et maladies cardio-vasculaires principalement - et le changement du regard que nous portons sur notre corps, impriment une dimension nouvelle à l’acte de manger, où la prévention et la santé ont pris le pas sur la notion de plaisir. D’évidence, il y a là facteurs d’angoisse, ou du moins d’anxiété, qu’expriment volontiers les mangeurs d’aujourd’hui, égarés dans les méandres des discours nutritionnels surabondants, affolés par la multiplicité des messages de ce qu’il faut ou non manger, voire culpabilisés par des discours de contrôle et de maîtrise sur leurs comportements à table.
Avec la remise en question des dispositifs de politique nutritionnelle, notamment via les messages publicitaires, dont l’inefficacité est désormais largement reconnue, il est urgent de porter une attention renouvelée à toutes les dimensions que revêt l’alimentation pour le mangeur. Les seules injonctions sanitaires ne sauraient nourrir les politiques publiques. Ce sont les cultures alimentaires qui donnent du sens et des sens, au mangeur, au consommateur et au citoyen européen. Les explications de Jean-Pierre Corbeau.

Mission Agrobiosciences : Quand on parle de culture alimentaire, qu’est-ce que cela recouvre exactement ? Quels savoirs, quelles règles ?
Jean-Pierre Corbeau : Pour moi, la culture alimentaire renvoie à trois types de répertoires.
Le premier concerne les catégories du comestible et du non comestible qui s’enracinent dans la double peur qu’ont les hommes, en tant qu’omnivores, de s’empoisonner mais aussi de manquer. Il leur a donc fallu tester, risquer et repérer les produits susceptibles de devenir des aliments, moyennant parfois certaines préparations.
Le deuxième grand corps de connaissances qui compose une culture alimentaire concerne tous les aspects culinaires : comment produire, conserver, préparer les aliments, de manière notamment à réguler les périodes d’abondance et celles de pénurie. Il y a là des savoir-faire et des symboliques, souvent liés à des aires géographiques précises, qui diffèrent fortement entre pays européens.
Enfin, il y a le répertoire gastronomique. Je dois préciser d’emblée que je qualifie de gastronomie, non pas les règles de la « grande cuisine », mais tout ce qui fait plaisir à un mangeur qui se pense en train de manger. Par exemple, les manières d’associer tels aliments ensemble. En la matière, chaque pays ou zone du Monde (et les mangeurs qui y vivent) construit son « catalogue » gastronomique selon trois grandes stratégies qui peuvent coexister. Le premier type de construction limite la gastronomie à ce qu’on appelle la haute cuisine, distinguée par des macarons, transmise par écrit et figurant sur les cartes des restaurants les plus cotés. Une vision élitiste qui constituerait en France, selon certains, notre patrimoine gastronomique. D’autres au contraire, dont je fais partie, considèrent que ce patrimoine englobe toutes les cuisines, y compris la cuisine populaire et pas seulement celle des grands chefs ou de tel producteur faisant le prestige et la renommée d’un produit régional.
La deuxième façon de construire le répertoire gastronomique s’articule autour de l’affect. En résumé, c’est la madeleine de Proust. Sont alors considérés comme gastronomiques le plat ou le produit qui nous rappellent notre enfance, les repas préparés par les grand-parents, notre région d’origine ou encore un paysage. Ce registre explique en partie la résurgence ou l’apparition des produits dits de terroir dans les sociétés urbaines.

Cette « madeleine » est-elle figée dans le temps ou a-t-elle le droit d’évoluer ?
J-P.C : Elle se modifie sans cesse ! Elle fait l’objet d’une invention et d’une créativité permanentes. C’est d’ailleurs, le plus souvent, un métissage impensé : nous croyons manger comme nos grands-parents alors que ce n’est plus du tout le cas, ne serait-ce qu’en raison des transformations des savoir-faire et des techniques de production. Notons au passage que ces mêmes transformations rendent souvent le produit actuel bien meilleur que celui du passé, contrairement à ce qu’on pense. Moi qui vis dans une région de fromages de chèvre, je suis convaincu qu’on a plus de chances de manger un bon fromage de chèvre aujourd’hui que lorsque j’étais gamin.

Et quelle est la troisième façon de considérer et de structurer la gastronomie ?
J-P.C : C’est le ludique. Est gastronomique ce qui relève du jeu pour le mangeur. Par exemple, quand il est associé à l’élaboration du plat. C’est le cas de la nourriture de rue, où ce que vous commandez est préparé sous vos yeux. Ce peut être aussi tout ce qui rompt la routine. Le mode de vie urbain amène en effet à rechercher des espaces de liberté moins codifiés que la simple différenciation sociale. C’est ce que nous voyons apparaître avec les mangeurs « nomades », ou « zappeurs », l’émergence du fooding(1) ou de la miniaturisation, la recherche de saveurs nouvelles... A l’inverse de la logique de l’affect, qui s’ancre dans une aire géographique précise, cette dimension ludique relève d’un processus d’internationalisation.

Justement, peut-on parler d’un socle culturel unique en Europe ou d’une multitude de cultures alimentaires ?
J-P.C : En étant caricatural, je dirais qu’il y a deux Europe : celle des catholiques et celle des protestants, qui se distinguent quasiment pour toutes les catégories que je viens d’évoquer, y compris pour celle du comestible et du non-comestible. Un exemple. Les mouvements qui souhaitent entraîner l’alimentation vers la non consommation de produits carnés sont plutôt nés dans les pays à dominante protestante, où règne un certain puritanisme qui implique une plus grande surveillance de soi. Alors que la logique catholique, plus festive et plus hédoniste, valorise volontiers le plaisir. Autre exemple, la manière de construire la confiance du consommateur. Dans les pays d’origine catholique - une partie de la Suisse Romande, l’Espagne, le Portugal, la France, voire la Bulgarie - la confiance est apportée par la notion de traçabilité signifiant une certaine « proximité » entre le lieu d’origine du produit et le mangeur. Elle renvoie à un paysage, à l’identification d’un producteur, à la notion artisanale. Ce « small is beautiful » nous rassure. Au Nord de l’Europe, le consommateur accorde plutôt sa confiance aux marques.
Cela dit, depuis quelques années, cette distinction est un peu moins forte. A l’heure actuelle, le fait notable, c’est la mutation culturelle de l’Angleterre, qui sort de son puritanisme et du carcan de l’ère victorienne pour découvrir le plaisir de manger, de cuisiner, les produits de terroir, le « bio », le vin, les marchés et les petits producteurs... . C’est surtout vrai dans les grandes villes. Il y a là un cosmopolitisme qui touche la plupart des métropoles européennes.

Donc, finalement, il y a une certaine uniformisation...
J-P.C:Disons qu’aux différences culturelles, se superpose un métissage chez les urbains. Une uniformisation, oui, mais propre aux citadins qui travaillent. L’offre alimentaire et la manière de manger se ressemblent de plus en plus de Madrid à Londres en passant par Paris ou même Stockholm.

Peut-être est-ce aussi une manière de recréer du lien social ?
J-P.C : Tout à fait ! Car d’un seul coup, la complicité s’instaure. Cela explique par exemple le renouveau des marchés, ou encore le succès des cours collectifs de cuisine, dans les quartiers ou dans les entreprises. C’est une manière d’intégrer un groupe.

A l’inverse, la montée actuelle de la dimension santé de l’aliment semble jouer en défaveur du plaisir de manger, de la rassurance, du lien social. Les injonctions nutritionnelles ont même un effet anxiogène auprès de certaines populations. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
J-P.C : Il faut d’abord comprendre les ressorts d’une telle évolution. Avec ce que certains appellent la post-modernité, si celle-ci existe, le rapport effectif au corps est valorisé. En clair, plus on est contemporain, plus nos éducations nous individualisent et nous responsabilisent comme les acteurs éventuellement coupables des maux qui nous frappent. Cela suppose un rapport au corps de type réflexif, c’est-à-dire plus distancié. Le corps deviendrait, comme l’a dit l’anthropologue David Le Breton, un « alter ego », un membre surnuméraire qu’il faut maîtriser, contrôler. Dans le domaine alimentaire, tout ce qu’on ingère est alors pensé en termes de conséquences pour l’avenir. D’où la perméabilité aux discours nutritionnels.
Or, revenons au modèle gastronomique : ce qui distinguait le modèle aristocratique du modèle populaire, c’est que ce dernier était dans une logique hédoniste et fusionnelle -avoir de quoi manger le contentait, il ne faisait qu’un avec le corps - alors que l’aristocrate était dans une logique de distance entre l’action de manger et le corps, tout simplement parce que les lendemains ne lui posaient pas de problème.

C’est ce que certains appellent aussi le « conséquentialisme », qui est plutôt lié aux cultures protestantes...
J-P.C : Oui, et d’ailleurs les politiques de santé publique sont issues plutôt des pays de culture protestante, en Amérique du Nord ou en Europe du Nord... Leurs discours responsabilisants, construits sur des certitudes et médicalisant notre alimentation ont pénétré les sociétés à dominante catholique à partir de l’affaire du sang contaminé. Or c’est dans ce contexte, c’est-à-dire lorsque l’expert et le politique sont discrédités et qu’une idéologie sécuritaire s’imbrique dans des visions catastrophiques, qu’intervient en plus l’affaire dite de "la vache folle", où l’opinion publique prend conscience des conséquences d’une incorporation.
Un autre élément a joué dans nos sociétés : il faut savoir que le rapport réflexif est plus affirmé du côté féminin. Or, justement, en France comme dans les autres pays industrialisés, le corps masculin s’est féminisé. Ce n’est plus celui du travailleur de force mais le corps léger, rapide, nomade, qui glisse, évite, captant l’information immédiate pour améliorer son efficacité. Du coup, la gestion du corps, y compris esthétique, concerne aussi les hommes.
Il y a donc là un triple domaine de réflexivité qui se développe dans nos sociétés : d’une part le mangeur moderne est en quelque sorte le résultat d’une démocratisation du mangeur aristocratique, celui du « chipotage » et du contrôle. Cette auto-surveillance s’inscrit du côté du regard féminin posé sur le corps, perçu comme un alter ego, ce qui crée une pression normative. Enfin, les politiques publiques mises en œuvre dans nos sociétés en matière de nutrition et l’alimentation, comme le PNNS (2) , sont nouvelles pour nos cultures. Issues des pays nord-américains, ils déconstruisent l’aliment.

Qu’entendez-vous par la « déconstruction » de l’aliment ?
J-P.C : Je m’explique : aujourd’hui, on ne mange plus un couscous, mais tel taux de lipides, de protéines et de glucides, telle quantité de micronutriments qui est plus ou moins bon pour sa santé. Pour certains, il ne s’agit plus de manger des sardines, mais les oméga 3 qu’elles sont censées contenir. A tel point qu’au lieu d’acheter un kilo de poissons, on achète à prix bien plus élevé des gélules d’oméga 3...

Les pouvoirs publics peuvent-ils encore inverser le mouvement, pour peser en faveur de la culture alimentaire et du plaisir de manger ?
J-P.C : Pour le coup, je suis très optimiste. Une politique publique doit remplacer les recommandations nutritionnelles par une information alimentaire. Ce n’est pas du tout la même chose ! Le discours nutritionnel actuel fragmente l’acte de manger en autant d’injonctions, souvent très contradictoires entre elles. En plus, ces messages qui coûtent cher et n’ont guère d’impact pour lutter contre l’obésité et autres tendances qu’ils veulent contrecarrer. Car en faisant cela, on a oublié qu’on mange des aliments selon des habitudes propres à chaque culture. Ce sont elles qui assurent la cohérence, ce qui fait qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais modèle.
A l’opposé, une information alimentaire digne de ce nom appréhende l’alimentation dans toutes ses dimensions, elle lui donne de la chair, de la cohérence et de l’unité. Il faut revaloriser le plaisir, apprendre aux gens à goûter, à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. Cette éducation alimentaire est une forme d’humanisme car elle s’inscrit dans une conception plus globale de l’homme. Je milite dans ce sens depuis longtemps et je constate que cela fonctionne très bien dans les écoles et dans l’intergénérationnel. Nous avons mis en place ce type d’action auprès d’enfants et d’adultes dans la Région Centre, avec l’appui de chefs des lycées hôteliers et de producteurs. Non pas avec l’injonction de se faire plaisir, mais en les rendants attentifs à leurs perceptions et leurs émotions. C’est ainsi qu’on redonne du sens et des sens.

La hausse actuelle des prix alimentaires est dramatique pour certaines populations, mais peut-on considérer quand même qu’elle peut, à l’inverse, inciter un grand nombre de mangeurs à réapprendre à cuisiner ?
J-P.C : Absolument ! Les agents de santé confirment par exemple l’intérêt des initiatives telles que l’Université populaire du goût que Michel Onfray (3) a créée. Y compris en terme d’information nutritionnelle. Car celle-ci « passe » dès lors que les gens font la cuisine. Cela les rend plus réceptifs et leur permet de s’approprier l’information. A la limite, quand il s’agit d’ateliers de cuisine, une sorte de régulation collective se met même progressivement en place : il n’est alors plus nécessaire de faire une information nutritionnelle, car elle est en grande partie acquise au fil du temps.
La hausse des prix alimentaires a également un effet positif, semble-t-il, dans les familles : les plats cuisinés, les salades en sachet et autres soupes toutes prêtes, jugées trop chers, sont remplacés par des produits frais, cuisinés à la maison. Autre tendance que l’on constate : au sein des lieux de travail, la « gamelle » fait un grand retour ! Chacun amène ses ingrédients, fait sa « sauce » sur place, ou un plat qu’il a élaboré la veille. Parfois, une partie des aliments ou des plats se partagent. Les recettes, les façons de faire, les choix d’aliments se questionnent et se disent. Tout cela recrée une sociabilité autour du repas.

(1) Le fooding, terme inventé en 1999 par le chroniqueur culinaire Alexandre Cammas, est tiré de la contraction de deux mots, food (nourriture) et feeling (émotion). Il désigne une manière plus libre d’appréhender la cuisine et la façon de manger, en s’autorisant à s’émanciper des conventions et des traditions, pour aller vers le plaisir, le ludique, la nouveauté.

(2) PNNS : Programme National de Nutrition Santé. Mis en place en 2001, ce dispositif public a établi « un socle de repères nutritionnels » et définit plusieurs objectifs prioritaires en termes d’alimentation et de santé publique. Le premier PNNS (2001-2006) est ainsi à l’origine du retrait des distributeurs dans les lycées et de l’insertion de messages sanitaires dans les publicités alimentaires. Le deuxième PNNS (2006-2010 ) a établi 9 objectifs prioritaires, tels que l’augmentation de la consommation de fruits et légumes ou encore de l’apport en calcium, la baisse des apports lipidiques totaux etc.
Pour plus de détails : http://www.sante.gouv.fr/htm/actu/p...

(3)Le philosophe Michel Onfray a mis en place, à partir de 2006, cette Université populaire du goût à Argentan, avec le critique gastronomique Marc de Champérard et le responsable d’un jardin solidaire, Jean-Luc Tabesse. L’objectif : donner à tous l’occasion de redécouvrir les légumes et les produits frais de qualité, de les cultiver, de les cuisiner et de retrouver la plénitude des cinq sens du goût...

Entretien original réalisé par Valérie Péan de la Mission Agrobiosciences dans le cadre des "100 Grands entretiens sur l’actualité des questions de société éclairées par les sciences humaines" .
La Mission Agrobiosciences s’entretient avec des personnalités des sciences humaines afin de faire le point sur les grandes questions qui traversent l’actualité et l’opinion concernant les rapports science, innovation et société. Ces entretiens constituent une série inédite de points de vue émis par des figures des sciences humaines afin de permettre à chacun de mieux se repérer sur des sujets sensibles, facteurs de tension, de malentendus et de situations de blocage. Il s’agit là d’une valorisation des sciences humaines par le biais de leurs facultés à éclairer les grands enjeux de notre société en mouvement.

Jean-Pierre Corbeau est Professeur de Sociologie de la consommation et de l’alimentation à l’Université de Tours où il est responsable de la licence professionnelle de « Commercialisation des vins  ». Cofondateur de l’Institut Français du Goût, il est membre du comité scientifique de l’Observatoire CNIEL des habitudes alimentaires (OCHA) et membre du bureau de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il est notamment l’auteur, en collaboration avec J.P.Poulain, de «  Penser l’alimentation : entre imaginaire et rationalité  » aux éditions Privat, 2002.
Parmi ses dernières publications citons, "Trajectoires sociales de pathologies alimentaires" article paru dans "Corps normalisé, corps stigmatisé, corps radicalisé" publié aux éditions Boeck (2007). Il a également écrit plusieurs articles sur l’alimentation et le goût du "Dictionnaire du corps", édité au PUF en 2007 (sous la direction de Michela Marzano).

Un entretien avec Jean-Pierre Corbeau, professeur de sociologie à l’Université François Rabelais de Tours.

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