19/11/2024
[BorderLine] Végétalisation de l’alimentation : à l’aube de nouveaux régimes ?

« Employer le terme de végétalisation, c’est revenir aux origines du végétarisme »

Pour préparer un futur débat BorderLine consacré à la végétalisation des régimes alimentaires, la Mission Agrobiosciences-INRAE lance une série d’entretiens pour mieux cerner ce sujet et ses angles morts. Premier à s’être prêté à l’exercice, le sociologue Arouna Ouédraogo, ancien chercheur INRAE, qui a réalisé plusieurs enquêtes sur la pratique du végétarisme en France. Entre végétalisation et végétarisme, y a-t-il des similitudes ?

Mission Agrobiosciences-INRAE : Dans les messages de santé publique et/ou ceux relatifs à la durabilité des régimes alimentaires, la végétalisation désigne le fait de diminuer la part des produits animaux dans les assiettes. Vous étudiez de longue date le végétarisme, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Que vous évoque le terme de « végétalisation » ? Est-il nouveau ? L’avez-vous déjà croisé au fil de vos recherches ?
A. Ouédraogo : Le terme en lui-même est ancien. Avant la création des Sociétés végétariennes, on parlait déjà d’alimentation naturelle ou végétale pour définir, alors, la non-consommation ou le rejet de la viande. « De l’alimentation végétale chez l’homme (végétarisme)  », est le titre de la thèse de médecine soutenue par Anna Kingsford à Paris en 1880. L’un des objectifs des promoteurs du végétarisme, c’était de s’éloigner d’une alimentation carnée pour adopter un régime essentiellement composé de légumes. Jean-Antoine Gleizes, principal instigateur d’un régime exclusivement végétal en France, parle non pas de végétarisme mais du « régime des herbes », dès les années 1800. Employer aujourd’hui le terme de végétalisation, c’est donc un peu revenir aux origines du végétarisme. Comme ses contemporains, Gleizes voyait dans cette végétalisation, une mission de réforme en profondeur de la société par l’alimentation. Plus précisément à ses yeux, la viande incarnait la violence, le crime, l’horreur et le sang versé. Rappelons ici qu’une partie de l’élite de sa génération se pensait investie d’une réelle mission de réforme aussi bien politique que morale, religieuse d’une société en constants bouleversements. L’alimentation végétale portait en elle un projet d’égalité et de fraternité entre les êtres humains et les animaux.

"Ne pas passer à côté de l’essentiel"

Ceci étant précisé, je dois dire que la végétalisation de l’alimentation, exaltée comme une tendance lourde qui s’imposerait désormais dans la société, passe à côté de l’essentiel, à savoir comment analyser correctement les transformations profondes qui affectent les pratiques alimentaires. Doit-on les appréhender sous l’angle des différenciations sociales accrues sous l’effet de changements dans les conditions de vie et de travail (modèle sociologique) ou en termes de « modernisation » généralisée des pratiques, qui conduit à la conversion invariable des consommateurs aux modes écologiques, végétariennes d’alimentation valorisant toujours le végétal au détriment du carné (modèle psychologique) ? La popularité de la thèse de la transition nutritionnelle de Barry Popkin, accrédite le dernier modèle (Voir encadré "Popkin et la thèse de transition nutritionnelle").

Or, tout le monde ne réagit pas de la même manière aux signaux de l’offre de marché. On ne décide pas de changer d’alimentation, de devenir végan du jour au lendemain : c’est un processus qui s’inscrit dans la durée, et pour lequel les apprentissages initiaux, les trajectoires individuelles, les milieux sociaux d’appartenance jouent un rôle prédominant. D’ailleurs, plutôt que de parler de transition nutritionnelle, j’emploierai l’expression de transformation sociale des pratiques alimentaires.

D’ailleurs, la part de végétariens au sein de la population française demeure assez faible (environ 2%)…
Pour commencer, rappelons qu’il est techniquement impossible de mesurer le nombre de végétariens en France, pour une raison simple : les instruments à disposition mesurent des consommations, jamais des non-consommations. Tout repose donc sur les déclarations des individus. Néanmoins, le travail d’enquête sociologique révèle des informations fort utiles quant à la trajectoire suivie par l’individu, ses motivations, son itinéraire alimentaire. A cet égard, il faut préciser qu’en matière de choix alimentaires, les choses ne sont pas gravées dans le marbre. Dans les enquêtes que j’ai réalisées, il n’est pas rare de rencontrer des mangeurs qui ont pratiqué le végétarisme pendant des années puis, avec la parentalité, renouent avec un régime plus carné. Il y a plusieurs cycles dans la vie d’un végétarien et d’un mangeur en général.
Quant à mesurer le phénomène, la première étape consisterait en une étude de l’évolution de la consommation de viande pour voir par exemple si elle diminue, tout en sachant que cette diminution n’est pas nécessairement imputable à un essor du végétarisme mais peut refléter une tendance à ce que vous désignez comme une végétalisation des assiettes.

À vous entendre, on comprend que les premiers penseurs d’une alimentation végétale avaient une visée politique. La logique argumentaire associée à ce mode d’alimentation a-t-elle changé au fil des siècles ou reste-t-elle stable ? Les motivations d’aujourd’hui sont-elles comparables à celles d’hier ?
Gleizes faisait partie d’un groupe voulant réformer la religion, la morale et, si je puis dire, le costume. C’était donc un révolutionnaire, en rupture avec l’ordre établi. Par la suite, au 19ème siècle, la Société végétarienne de France, alors dirigée par des médecins, a mis l’accent sur les aspects sanitaires : ces derniers estimaient que la population consommait déjà trop de viande et que l’incidence de certaines pathologies pouvait être réduite par l’adoption d’un régime végétarien. Parler de stabilité des arguments serait erroné. Disons que les déterminations politiques, idéologiques ou morales persistent mais que, les générations étant différentes, leurs formulations diffèrent elles aussi.

Quelles raisons conduisent les mangeurs à adopter un régime plus végétal ? Sont-ce les mêmes que celles promues par les instigateurs de ce changement ?
Il est difficile de répondre à cette question car la viande n’a pas le même statut selon les catégories sociales et les milieux socioculturels. Dans certains cas, elle demeure un aliment de prestige ; dans d’autres, s’en passer n’est pas coûteux socialement. Même dans ce dernier cas, l’éviction s’inscrit dans une diversité des motivations. Prenons l’argument sanitaire par exemple. Vous avez tout un éventail de situations selon que vous supprimez totalement la viande dans un souci de préserver votre santé, que vous en réduisez la consommation ou que vous reportez votre attention sur sa qualité.


Popkin et la thèse de transition nutritionnelle.
Le concept de transition nutritionnelle a été théorisé par le nutritionniste américain Barry Popkin, dans les années 90 pour décrire comment la croissance économique influe sur les régimes alimentaires. Il s’inspire et prolonge les travaux sur la notion même de transition élaborée par les démographes, puis les épidémiologistes. Comme le décrit Pierre Combris(1), « la transition démographique désigne la transformation de la dynamique d’évolution d’une population qui passe d’une situation où la fertilité et la mortalité sont élevées à un état où les deux sont basses. La transition épidémiologique caractérise le passage d’une situation où prévalent les maladies infectieuses à un état dans lequel les maladies chroniques et dégénératives sont dominantes. La notion de transition nutritionnelle reprend l’idée de changement d’état et l’applique à l’alimentation.  » Elle s’accompagne d’une analyse de la transformation des régimes alimentaires et des pathologies qui y sont associées. Schématiquement, à mesure que croissent les revenus, la part de produits animaux dans les rations alimentaires augmente elle aussi, comme celle des lipides. C’est notamment ce qu’il s’est passé en France à partir des années 1960, la consommation de viande étant passée de 78 kilogrammes équivalent carcasse (kgec) à 104kgec en 1980 (2). Depuis, après une période de stagnation, la consommation a baissé pour atteindre 89kgec en 2014. Reste à déterminer si cette baisse constitue – ou pas – une nouvelle étape de la transition nutritionnelle.
Dans tous les cas, indique A. Ouedraogo, « la perspective de transition nutritionnelle demeure cependant normative et par trop généralisante ; par exemple elle ne permet pas de distinguer comment s’opèrent les changements, leur rythme, les propriétés sociales et culturelles des groupes qui les opèrent, etc  ».
EXPRIMEZ-VOUS SUR LE SUJET
Pour préparer en amont la rencontre, diversifier les points de vue et les retours d’expérience, la Mission Agrobiosciences-INRAE lance un appel à contributions ouvert à toutes et tous, spécialistes du sujet comme néophytes. Plus précisément, elle soumet à votre réflexion deux questions :

1/ Que vous suggère, d’emblée, l’expression « végétalisation de l’alimentation » ? Pouvez-vous en donner une définition ?
2/ Selon vous, cette notion comporte-t-elle des points aveugles, des éléments sous-estimés ou rarement abordés dans les débats ?

Envoyez-nous vos contributions en une page maximum (4000 signes max) à mission-agrobiosciences[arobase]inrae.fr .
Après validation, celle-ci sera publiée sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences-INRAE.

Propos recueillis le 30 septembre 2024.

EN COMPLEMENT

Arouna Ouédraogo, sociologue

(1) « Les transitions nutritionnelles et leurs déterminants », Pierre Combris, L’alimentation à découvert, CNRS Edition, 2015.
(2) « En France, la consommation de viande se modifie fortement entre 1960 et 2018 », Agreste, Juin 2020.


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