"Du rififi sur les stocks : les vraies raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux"
Mauvaise récolte, sécheresse, détournement de produits agricoles alimentaires pour la production d’énergie, biocarburants, spéculation. Nombreuses sont les raisons avancées pour tenter d’expliquer la hausse spectaculaire du prix des denrées agricoles et alimentaires sur les marchés mondiaux.
Pour tenter d’y voir plus clair sur l’impact réel de chacun de ces différents facteurs et mieux comprendre au passage le fonctionnement des stocks au niveau mondial, la Mission Agrobiosciences invitait, dans le cadre de son émission radiophonique "Ça ne mange pas de pain !", l’économiste Lucien Bourgeois.
Une interview réalisée par Valérie Péan, de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre de l’émission d’avril 2008, "L’alimentation en bout de course".
"Du rififi sur les stocks : les vraies raisons de la flambée des prix agricoles mondiaux"
V. Péan : Mon invité aujourd’hui est l’économiste Lucien Bourgeois, qui travaille à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, où il est en charge de la prospective. Mais avant de lui demander son avis éclairé, d’abord, quelques petites précisions.
On parle de la flambée des prix des matières premières agricoles. Effectivement, on peut parler de flambée, puisqu’ils ont augmenté, selon la FAO, de 47% en moyenne en un an - de janvier 2007 à janvier 2008. Et quand je dis en moyenne, certaines denrées ont augmenté de bien plus que ça, parfois jusqu’à 100%, voire plus.
Une telle flambée est dramatique pour des pays pauvres - tu as rappelé Lucie qu’il y avait actuellement des émeutes de la faim dans près de quarante pays du monde-, où les ménages consacrent la moitié de leur revenu mensuel à l’achat de nourriture (contre 10 à 15% pour les Français)...
Précisons d’abord ce que nous appelons « prix mondiaux » : il s’agit des prix des produits agricoles et alimentaires qui font l’objet d’un commerce international. Finalement, le volume est assez faible : il y a seulement entre 5 et 15 % de la production mondiale totale qui passe ainsi les frontières, le reste étant consommé sur place. Ces 15 % concernent les céréales dont le blé. On pourrait donc penser que tout cela reste mineur, à la marge. Pas du tout, car le prix de ces 5 à 15% sert de référence pour les prix pratiqués à l’intérieur des pays.
Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est de savoir comment se forment ces prix mondiaux. Eh bien ils se forment essentiellement à la Bourse, et ce n’est pas nouveau. Pour une fois, on ne va crier contre la mondialisation de ces 20 dernières années puisque la première Bourse pour les céréales est apparue au 19ème siècle, à Chicago.
Et qui dit Bourse, évidemment, dit risque de spéculation, car dès que l’idée qu’une pénurie va avoir lieu sur un produit agricole - c’est-à-dire que la demande va augmenter ou que les récoltes seront plus maigres -, les spéculateurs, principalement des fonds de pension se précipitent pour acheter, en anticipant une hausse des prix. Alors que s’est-il passé ces derniers temps ?
On nous dit qu’il y a eu une sécheresse en Australie, que la demande chinoise et indienne explose, et puis il y a cette histoire de biocarburants aux Etats-Unis qui font concurrence aux terres agricoles... Visiblement, il n’en fallait pas plus pour que ça explose.
Sauf que Lucien Bourgeois n’est pas tout à fait d’accord avec ces données-là. Autant il est d’accord pour dire que le détournement d’une partie des céréales destinées à l’alimentation au profit de la production d’énergie, donc de biocarburants, pèse dans la flambée à court terme. Mais pour le long terme, Lucien, c’est un autre élément qui joue, et dont on parle moins, la baisse des stocks.
Alors, Lucien Bourgeois, vous n’êtes pas d’accord avec les explications généralement données pour expliquer la flambée des prix, à savoir les récoltes catastrophiques et la hausse de la demande chinoise.
L. Bourgeois : Il me semble qu’il faut rappeler quelque chose que personne n’a pas vraiment remarqué en 2007 : jamais, nous n’avions eu une récolte de céréales aussi importante dans le monde, aussi bien pour le blé que pour les autres céréales, mais surtout pour le maïs, où les Américains ont réalisé 70 millions de tonnes de plus que l’année dernière.
C’est donc la demande qui a augmenté ?
Quand on regarde la demande, on est également surpris... parce que les analystes, ont cru que c’était le même problème que pour le pétrole ; ils ont cru que c’était la Chine qui faisait exploser la demande en céréales. En fait rien de cela n’est vrai, car quand les Chinois - qui sont intelligents - ont vu que les prix augmentaient, ils ont diminué leurs importations, en particulier de blé et de maïs. En revanche, ils ont augmenté leurs importations de soja.
En fait, c’est l’éthanol qui fait la différence...
Il me semble qu’il y a deux éléments extrêmement importants. Le premier, c’est qu’effectivement, les américains ont pris la décision d’affecter plus de 60 millions de tonnes de maïs soit presque 10% de la récolte mondiale à la fabrication d’éthanol. Cela représente à peu près l’équivalent de ce qui circule sur les marchés internationaux chaque année.. Inutile de dire que cela a une forte influence sur les cours.
Et, le deuxième élément qui pèse, c’est que depuis un certain nombre d’années, l’Europe et les Etats-unis ont cherché à réduire leurs stocks. Il les ont tellement réduit que cela a donné aux spéculateurs l’assurance qu’ils sont sûrs de gagner.
Cela mérite quelques explications. D’abord, comment se présentent les stocks au niveau mondial ? Il y a des montagnes de grains stockées quelque part ?
Il y a les stocks normaux et les stocks de report.
Commençons par les stocks normaux. Comme on ne sait pas encore fabriquer du blé tous les mois de l’année, quand on a une récolte en juillet, on doit s’arranger pour en disposer jusqu’à l’été suivant. C’est cela stocks normaux, ceux nécessaires pour que la consommation s’ajuste à la production entre deux récoltes.
Ensuite, les pays qui sont exportateurs ont besoin aussi de stocks de report, c’est-à-dire d’une certaine quantité disponible pour faire face à des exportations. Et, en général, on estime que ces stocks de report ne doivent pas être inférieurs à un an de marché mondial, ce qui est le cas aujourd’hui. Mais certaines années, ils ont été très supérieurs. C’est pour cela qu’on a essayé de les réduire par tous les moyens.
Pour bien comprendre : ces stocks de report permettent, justement, de lutter contre la spéculation puisque si un mouvement spéculatif émerge, il suffit de lâcher du stock. Les spéculateurs n’ont alors plus aucun intérêt à miser sur une hausse éventuelle puisqu’elle n’aura pas lieu.
Oui, dans un monde idéal, c’est ce qu’on devrait faire. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal et, c’est vrai, nos pays ont été plutôt tentés d’accompagner la stratégie des grands groupes exportateurs en essayant de faire en sorte d’avoir le stock minimum pour que les prix ne soient pas entraînés à la baisse. De fait, il y a une contradiction dans nos pays - l’Europe et les Etats-Unis - entre la volonté d’assumer la responsabilité de l’alimentation mondiale dans les meilleures conditions et la responsabilité budgétaire d’accompagner les exportations sans que cela coûte très cher.
Finalement, ce sont les puissances comme les Etats-unis et l’Europe, qui font, avec ces stocks de report, des réserves pour l’alimentation mondiale. L’Afrique, elle, par exemple, n’est pas en capacité de faire des stocks pour ses propres approvisionnements.
Oui, malheureusement. Ceci étant, l’Inde et la Chine ont été relativement prudentes ces dernières années. Heureusement, car elles hébergent à peu près un tiers de la population mondiale. Elles ont toujours été très attentives à la gestion des stocks, aussi ces populations n’ont pas souffert de façon trop importante de la volatilité des prix sur les marchés mondiaux. Mais pour l’Afrique, il y a un énorme problème parce que, jusqu’à maintenant, ce continent a parfois profité des exportations à bon marché pour nourrir ses villes au détriment de sa paysannerie.
On mesure le niveau des stocks en nombre de jours. Qu’est-ce que cela veut dire ? Par exemple, quand on dit qu’on est à peu près au niveau de 60 jours de stock, cela veut-il dire qu’on a de quoi assurer l’alimentation mondiale pendant 60 jours ?
Non, les stocks en question, sont ceux destinés à l’exportation. Certes, ils sont mesurés en terme de consommation, mais il existe d’autres stocks pour accompagner le fait que la récolte est en juillet et qu’il faut attendre juillet prochain pour la prochaine récolte. Les 60 jours en question ne sont pas dramatiques. Nous ne risquons pas de mourir de faim dans 60 jours. Cela veut simplement dire que nous disposons de l’équivalent que de 60 jours de consommation pour la partie marché mondial.
P. Escorsac : Pensez-vous que ce phénomène de hausse des prix agricoles mondiaux est durable ? Ou qu’il va se limiter à une flambée ? Ou, encore, que nous entrons dans une période d’instabilité au niveau des prix ?
L. Bourgeois : Les deux. Pour moi, cette flambée n’est pas forcément durable si nous savons utiliser une politique agricol intelligente qui permet d’éviter la volatilité des prix. Si nous mettons en place des systèmes permettant d’apporter une certaine sécurité aux producteurs et qui assure un minimum de stockage. Nous éviterons la volatilité des prix et nous n’aurons pas une pénurie mondiale comme on nous le promet. Car, je le répète, la situation entre le blé et le pétrole n’est pas comparable. Le pétrole est une denrée épuisable, non renouvelable, alors que le blé, lui, peut être produit, chaque année, en grande quantité.
Interview réalisée par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences, avril 2008
Télécharger gratuitement l’Intégrale de cette émission spéciale
A PROPOS
Sécurité des aliments, santé publique, éducation au goût, obésité galopante, industrialisation des filières, normalisation des comportements... L’alimentation s’inscrit désormais au coeur des préoccupations des décideurs politiques. Enjeu majeur de société, elle suscite parfois polémiques et prises de position radicale, et toujours une foule d’interrogations qui ne trouvent pas toujours réponse.
Afin de remettre en perspective l’actualité du mois, toujours abondante, de rééclairer les enjeux que sous-tendent ces nouvelles relations alimentation et société, de redonner du sens aux annonces et informations parfois contradictoires et de proposer de nouvelles analyses à la réflexion, la Mission Agrobiosciences a organisé de novembre 2006 à juin 2012, une émission mensuelle sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société, diffusée sur les ondes de Radio Mon Païs (90.1) : "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go). D’abord en collaboration avec le restaurant le J’Go (16 place Victor Hugo, à Toulouse), puis directement au sein du studio de Radio Mon Païs.
A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences a édité l’Intégrale des chroniques et tables rondes.