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Cancers, viande et charcuterie, Denis Corpet met les pendules à l’heure
Visionnez également la vidéo (14’) tournée en 2015 avec Denis Corpet : Cancer et viandes rouges : Denis Corpet s’explique
UN EXERCICE HABITUEL DE CRÉATION DU DOUTE
Par Guillaume Coudray, auteur de « Cochonneries » (Editions La Découverte, 2017). Il a mené l’enquête sur les charcuteries, présentée en 2016 par Elise Lucet, dans l’émission Cash Investigation : « Industrie agroalimentaire : business contre santé » (France 2), à laquelle participait Denis Corpet.
En 2015, l’agence cancer de l’OMS (le CIRC -Centre International de Recherche sur le Cancer) a classé en "groupe 1" les charcuteries, les déclarant agent "cancérogène certain". En utilisant des données portant sur les années 1990, le CIRC a indiqué que chaque portion de 50 g de charcuterie consommée tous les jours augmentait de 18% le risque de cancer colorectal [1]. Des travaux sur des données britanniques récentes ont permis de préciser l’évaluation dans un sens encore plus probématique : au printemps 2019, des chercheurs du CIRC et de la Cancer Epidemiology Unit de l’Université d’Oxford ont montré qu’une portion quotidienne de 50 g de viande transformée [2] entraîne une augmentation de 42% du risque de cancer colorectal [3]. Une dose quotidienne de 25g entraîne une augmentation du risque de 19% [4].
Or les 25 g sont vite atteints : une tranche de salami pèse environ 10 g, une tranche de jambon pèse entre 40 g et 50 g, une saucisse de type knack pèse 30 g pour les plus petites, 70g pour les plus grosses. À cela s’ajoutent les « charcuteries cachées » : tranches de pepperoni sur les pizzas, lardons des quiches, morceaux de jambon dans les salades ou les plats préparés surgelés… il faudrait tout compter.
Dans tous les pays d’Europe, l’évaluation du CIRC a immédiatement provoqué une baisse des ventes [5]. Mais la filière des charcuteries a l’habitude, elle sait faire face : en 2015, comme à chaque fois que le lien charcuterie/cancer refait surface, des agences de relations publiques entrent en action pour minimiser l’impact du message sanitaire. Il faut rassurer les consommateurs, les convaincre qu’il n’y a pas vraiment lieu de s’inquiéter, que la population n’est pas sérieusement exposée !
Dans un entretien au quotidien espagnol El Pais intitulé « Le public devra choisir : nous croire, ou bien croire l’industrie [6] », le docteur Kurt Straif, qui dirige le programme du CIRC, a vigoureusement dénoncé les campagnes de communication menées par cette industrie puissante, inquiète de voir diminuer ses ventes : à grand renfort de communiqués, des industriels feignaient l’étonnement ou l’incrédulité ; les données scientifiques étaient adroitement revues et « recadrées » [7] .
Certains représentants de la filière ont ainsi essayé de faire croire que les mécanismes de l’apparition du cancer étaient quasiment inconnus, ou bien que les résultats concernaient un « danger théorique », sans rapport avec le « risque réel » qui lui, n’aurait pas été évalué. Dans chaque pays, on a expliqué que les conclusions du CIRC ne s’appliquaient pas aux habitudes locales, que les consommateurs étudiés par le CIRC étaient des « entités statistiques », des fictions théoriques.
En réalité, derrière les chiffres, il y a bel et bien des victimes. Les taux de risque publiés par le CIRC signifient que « pour chaque 100 hommes qui consomment régulièrement des charcuteries, il y aura un cas supplémentaire de cancer colorectal [8] » (les taux sont légèrement inférieures chez les femmes). Un malade en plus pour cent consommateurs : les défenseurs des « processed meats » diront peut être que ce n’est pas grand chose... Mais à l’échelle d’une ville, un consommateur masculin sur cent, c’est beaucoup. Et à l’échelle d’une nation, c’est énorme : comme l’explique le British Medical Bulletin, « au niveau collectif, des différences de risque de cette magnitude ont un impact considérable en termes de santé publique [9] ».
Ainsi, les épidémiologistes estiment que sur les 110 à 115 nouveaux cas de cancer colorectal qui apparaissent en moyenne chaque jour au Royaume-Uni, environ 10 cas sont directement liés à la consommation de viandes transformées. De même, aux États-Unis, on estime que chez les hommes, un peu plus de 10% des cancers du côlon sont directement causés par la consommation de viande transformée [10]. À titre de comparaison : sur la même population, 13,5% des cancers du côlon sont causés par la cigarette, et 17% par l’alcool [11]. L’impact cancérogène des charcuteries est aujourd’hui connu avec une telle précision que des économistes ont pu montrer que, aux États-Unis, la simple réduction de 6 grammes de la dose quotidienne moyenne de viandes transformées absorbée par la population permettrait, sur dix ans, d’économiser plus d’un milliard de dollars en frais de santé [12].
Plutôt que de mettre en place des politiques de réduction de la consommation ou d’imposer des modifications des formulations afin de minimiser l’effet cancérogène, la plupart des pays ont jusqu’à maintenant préféré ce qu’on pourrait appeler l’ « option thérapeutique ». Au lieu d’une véritable prévention portant sur ce qui cause le cancer, on appelle « prévention » le duo dépistage/traitement qui prend en charge les malades une fois qu’ils sont déjà atteints. On incite les personnes de plus de 50 ans à subir un prélèvement suivi d’un examen vidéo du tube digestif. Lorsqu’un début de cancer est décelé, on opère.
Les campagnes de promotion scandent un slogan : « 90 % des cancers colorectaux sont soignés quand ils sont dépistés précocement ». Cette façon de voir les choses est plutôt rassurante. Les mauvais esprits insisteraient plutôt sur un chiffre plus cruel : même dans les pays qui disposent d’un système hospitalier sophistiqué, 4 personnes sur 10 diagnostiquées du cancer de l’intestin ne sont plus en vie cinq ans après le diagnostic [13].
Heureusement, les temps changent. Les articles de propagande - fussent-ils publiés dans les Annals of Internal Medecine - ne feront rien à l’affaire : deux semaines après la publication de la série du groupe NutriRecs, le New-York Times et Le Monde en avaient déjà révélé certains partis pris captieux et pointaient les conflits d’intérêts de plusieurs des auteurs. Et du côté du consommateur, que d’attentes ! Est-ce un hasard si, en France, à peine quelques semaines après la polémique NutriRecs, les charcuteries nitrées ont fait l’objet de plusieurs amendements à l’Assemblée Nationale puis au Sénat ? Est-ce un hasard si plusieurs ONG - dont la Ligue contre le Cancer - viennent de lancer une grande pétition nationale qui demande l’interdiction des additifs nitrés ? Que d’exigences nouvelles ! Décidément, pour les fabricants d’aliments cancérogènes, il devient de plus en plus difficile de tricher.
Guillaume Coudray - @g_coudray
NOTES
[1] CIRC/IARC, press release n° 240, « IARC monographs evaluate consumption of red meat and processed meat », 26 octobre 2015.
[2] L’Institut national du cancer français précise : « la catégorie des processed meat qui prend en compte toutes les viandes conservées par fumaison, séchage, salage, ou addition de conservateurs (y compris les viandes hachées si elles sont conservées chimiquement, corned-beef…). […] Elles incluent celles qui sont consommées seules (y compris le jambon), et celles contenues dans les plats composés, les sandwichs, les tartes salées… » (INSTITUT NATIONAL DU CANCER, Nutrition et prévention des cancers : des connaissances scientifiques aux recommandations, INCa, Paris, 2009, p. 24-25).
[3] Kathryn BRADBURY et al., « Diet and colorectal cancer in UK Biobank : a prospective study », International Journal of Epidemiology, avril 2019. Dans cette étude, chaque dose de viande transformée de 25g/jour est associée à une hausse de 19% du risque de cancer colorectal. Une dose de 50g/jour est associée à une hausse de 42% du risque. Une dose de 75g/jour est associée à une hausse de 69% du risque.
[4] Ibid.
[5] Aisha GANI, « UK shoppers give pork the chop after processed meats linked to cancer », The Guardian, 23 novembre 2015.
[6] Kurt Straif cité dans Nuño DOMINGUEZ, « Que el público decida en quién confiar, la industria o nosotros », El Pais, 28 octobre 2015, p. 27.
[7] Ainsi peut-on lire (novembre 2016) sur le site mis en place par les charcutiers industriels français (<www.info-nitrites.fr> ;
) : « Le cancer est une maladie qui implique de multiples facteurs non alimentaires et alimentaires et les travaux internationaux de l’IARC ne tiennent pas compte des spécificités locales (nature des produits, consommations réelles…). […] Autre point important à prendre en compte : les données [de l’IARC] ne concernent que les populations consommant des charcuteries au-delà de 50 g/jour. Or, en France la consommation quotidienne de charcuterie est de 36 g/jour. » L’affirmation est fausse : au contraire, l’IARC a précisé ne pas avoir identifié de dose au-dessous de laquelle la consommation de charcuterie ne présente pas de risque de cancer. Le repère des 50 g ne marque pas le début du risque mais un seuil de risque plus prononcé.
[8] Ian JOHNSON, « The cancer risk related to meat and meat products », British Medical Bulletin, vol. 121, n°1, janvier 2017.
[9] Ibid.
[10] Farhad ISLAMI et al., « Proportion and number of cancer and deaths attributable to potentially modifiable risk factors in the United States », CA : a cancer journal, volume 68, n°1, janvier-février 2018, p. 39.
[11] Ibid., p. 38-39.
[12] David KIM et al., « Cost effectiveness of nutrition policies on processed meat : implications for cancer burden in the U.S. », American Journal of Preventive Medicine, volume 57, n°5, novembre 2019, p. 6.
[13] CANCER RESEARCH UK, « Bowel cancer statistics » et « Bowel cancer survival statistics », Cancer Research UK, (données pour England et Wales, 2010-2011).