Baptême au surströming
Bertil Sylvander est un homme de goût. Nul ne peut en douter à la lecture de ses chroniques "Le ventre du monde". Homme de goût donc, et brillant sociologue. Si le premier apprécie la bonne chair, le second a compris, au fil de ses expériences ethnologiques, la chose suivante : le bon goût, comme le mauvais goût d’ailleurs, sont propres à chaque culture. Ce qui fait le ravissement des palais ici, suscite un profond dégoût ailleurs, et vice-versa.
Devinette : face à ce constat, que fait l’homme de goût sociologue ? Il nous invite à surmonter nos présupposés "culturo-gustatifs".... pour ne pas mourir idiots !
C’est là tout l’objet de cette petite histoire d’un "baptême au surströming", écrite pour l’émission de "ça ne mange pas de pain !" consacrée au goût.
Baptême au surströming
La chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander
Emission de novembre 2010 de "ça ne mange pas de pain !"
Bertil Sylvander. Lorsque ma fille aînée a eu 2 ans, le temps était venu de la baptiser. Peu d’années s’étaient écoulées depuis mai 1968 et cette cérémonie ne pouvait décemment pas se passer « normalement ». Nous avons donc tout d’abord convenu, mon épouse suédoise Lilian et moi-même, qu’elle aurait deux parrains, mes copains Allan et Hervé, l’un breton et l’autre occitan. L’un la baptiserait au Chouchen et l’autre au Côte du Rhône, vignoble en reclassement, dont il avait la charge à l’Institut National des Appellations d’Origine.
Mais quel plat allions-nous offrir aux invités ? J’ai proposé le surströming, un plat de poisson originaire du Nord de la Suède.
- Quoi ? m’a dit Lilian d’un air effaré. Mais tu es fou, ça va être un scandale !
- Mais non, répliquai-je, cela ne durera qu’une seule journée et je te rappelle qu’on est à la campagne et que les maisons les plus proches sont à 200 m de la maison…
- Mais tout de même, réfléchissons bien. Il ne faut pas se mettre à dos tous les voisins, cousins et amis !
Le jour venu, nous avions dressé une grande table devant la maison. Les invités prenaient tranquillement leur apéro bien de chez nous : Chouchen et Côte du Rhône. La petite Johanna, héroïne du jour, se balançait béatement dans sa zébulette. Sur la table, on avait disposé du tunbröd (galette de pain très fine), des pommes de terre nouvelles, des oignons violets, du beurre salé et des bières de toutes sortes, toutes meilleures les unes que les autres.
A ce moment, j’ai apporté cérémonieusement les boîtes de surströming et j’ai entrevu l’air inquiet de Lilian et de quelques proches qui savaient ce qui les attendaient. Deux boîtes de deux kilogrammes, magnifiques, rondes comme des ballons de foot.
Eh oui, rondes comme des ballons de foot, car il s’agit d’une vieille recette de hareng macéré, ou plus exactement fermenté. Ou plus exactement encore du hareng pourri, plus précisément putride, c’est-à-dire décomposé, presque avarié. Après nettoyage et vidage, on dispose le hareng frais dans des boîtes circulaires, on l’ensemence avec des ferments adéquats et on ferme la boîte qui enfle lentement jusqu’à devenir ronde.
J’ai posé les boîtes sur la table et sans prévenir quiconque, j’ai ouvert la première. A peine l’ouvre-boîte avait-t-il percé son premier trou dans le fer blanc qu’un jet de vapeur faisandé s’en échappait, envahissant l’espace avoisinant. Et là, je l’assure solennellement, toutes les conversations se sont arrêtées net. Une odeur épouvantable, quasiment irrespirable a saturé l’atmosphère et les gens sont partis en courant, par simple réflexe ou instinct de conservation.
- Ah, elle est belle, cette fête de baptême, m’ont dit les deux parrains.
Cependant que mes vieux parents hochaient la tête d’un air désespéré et que ma sœur me regardait d’un air hilare. Quand à la petite Johanna, elle babillait tranquillement.
Une fois les invités revenus, on a pu leur expliquer, qu’ils faisaient partie, selon les sensibilités, d’une fête exotique ou d’une expérience d’immersion ethnologique ou encore d’une manifestation régionaliste. On a distribué les pinces à linge qui avaient été prévues en grand nombre, ce qui a permis à tout un chacun de s’asseoir et de véritablement déguster la fine association du tunbröd, du beurre salé, des oignons violets et... du surströming qui, malgré un abord assez déconcertant, est un poisson très fin.
Il faut se cultiver, Bon Dieu, pour ne pas mourir comme un idiot franco-français.
Chronique "Le Ventre du monde" de Bertil Sylvander, sociologue et économiste. Dans le cadre de l’émission de novembre 2010 de "Ça ne mange pas de pain !" : "Traitement de saveurs. Le goût des aliments".
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Afin de remettre en perspective l’actualité du mois, toujours abondante, de rééclairer les enjeux que sous-tendent ces nouvelles relations alimentation et société, de redonner du sens aux annonces et informations parfois contradictoires et de proposer de nouvelles analyses à la réflexion, la Mission Agrobiosciences a organisé de novembre 2006 à juin 2012, une émission mensuelle sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société, diffusée sur les ondes de Radio Mon Païs (90.1) : "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go). D’abord en collaboration avec le restaurant le J’Go (16 place Victor Hugo, à Toulouse), puis directement au sein du studio de Radio Mon Païs.
A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences a édité l’Intégrale des chroniques et tables rondes.