03/02/2015
Vient de paraître. 8 juillet 2011
Mots-clés: Consommation , Crises , Politiques

Alimentation et société. Glanage : quand les glaneurs se passent de blé

L’émission radiophonique mensuelle "Ça ne mange pas de pain !" de la Mission Agrobiosciences consacrée au gaspillage et au glanage (juillet 2011) venait télescoper une actualité qui a marqué les esprits : celle de cet employé de 59 ans, père de six enfants, risquant d’être licencié, pour avoir récupéré, dans une benne à ordures de son entreprise, des melons et des salades. Pour cet homme, il ne s’agissait pas de vol, mais bien de récupérer des produits voués à la destruction, pour mettre un peu de beurre dans les épinards. Si cette affaire a tant frappé l’opinion, c’est qu’en cette période de gaspillage ostentatoire, nombre de consommateurs tentent de trouver de remèdes à la crise. Et cette pratique toujours plus d’actualité.

Sauf qu’« en récupérant ces produits de la poubelle du magasin, Kader a enfreint le règlement intérieur de Monoprix », peut-on lire dans l’Humanité. « Ce règlement, qui vise à protéger la santé des personnes en évitant la consommation de produits avariés, stipule qu’un salarié ne doit pas emporter ou utiliser, pour son propre compte, sans autorisation, des marchandises (...) appartenant à l’entreprise. Il en est ainsi (...) de la marchandise destinée à être jetée ».
Vol, glanage, mendicité ? Où sont les différences ? Quelles sont aujourd’hui les pratiques en termes de récupération ? Et qui sont les glaneurs ? Pour tout savoir de ces glaneurs qui se passent de blé, lire la chronique de Valérie Péan.

En ces temps de crise et de contestation du consumérisme, de plus en plus nombreux sont celles et ceux, de tous âges et de conditions diverses, qui cherchent, fouillent, récupèrent, au sortir des commerces et quand les marchés remballent, entre les cagettes renversées, les poubelles qui débordent et les fanes des légumes jonchant le sol. Un phénomène tel qu’une étude lui a été consacrée, parue en février 2010, par le Centre d’Etude et de Recherche sur la Philanthropie – le CERPHI ;

Celui-ci distingue chez les ramasseurs trois sortes de motivations : la substitution, pour ceux qui se nourrissent presque exclusivement de cette manière, faute de moyens. Le complément, pour d’autres qui améliorent et diversifient leur alimentation, et qui peuvent même, du coup, consacrer leur argent à autre chose grâce à cette économie. Enfin, l’appoint, pour une pratique au gré des occasions et dont le rôle est plus marginal. Les trois ne sont évidemment pas vécus de la même façon, et sont le fait de profils différents. Les uns ont le sentiment de mieux consommer, voire de contribuer concrètement à lutter contre le gaspillage, tels les étudiants fauchés dont certains y voient un geste politique. D’autres, par cette débrouille, retrouvent un sentiment d’autonomie et d’utilité sociale. Quant aux mères de famille, elles trouvent là une manière de remplir leur rôle nourricier. Moins dévalorisé qu’autrefois, donc, un peu mieux vécu, le glanage peut même être un facteur de lien social : sur les lieux de collecte, on se parle, on échange, on rit. Il serait ainsi totalement erroné de ranger ces personnes parmi les flâneurs et les glandeurs.
Le geste est encore vécu comme honteux pour les plus fragilisés, même s’il l’est moins que la mendicité. Qu’il est également plus pénible qu’on ne le croit, usant et contraignant, notamment pour les personnes âgées, comme le montraient déjà les tableaux des maîtres, tel Millet et ses glaneuses au dos courbé, une toile qui, à l’époque, a voulu mettre crûment en lumière la misère sociale. Figure intemporelle donc, que celle du glaneur, que l’on aurait pu croire éteinte ou anachronique et qui revient en force.

Cette figure là ne se confond pas non plus avec celle du chapardeur ou du mendiant. Car elle relève bel et bien d’un droit, le droit de glane, qui a toujours été strictement encadré et codifié, que ce soit par la religion, la féodalité ou notre code pénal. L’Ancien Testament détaille ainsi cette pratique autorisée par Dieu à travers l’histoire de Ruth, une jeune veuve moabite se trouvant confrontée à la misère et à la famine qui règnent à Bethléem. C’est en fait un riche propriétaire, Booz, qui lui explique les règles du glanage, réservé aux plus pauvres. Et qui finira par l’épouser, mais c’est une autre histoire.

Ce droit de glane s’est trouvé ensuite très précisément codifié et protégé dans la France médiévale. Ainsi, les bêtes ne pouvaient être mises au champ que trois jours après les récoltes, pour laisser un peu de temps aux glaneurs. Pour limiter les abus, le ramassage des grains, des pailles ou des légumes au sol étaient exclusivement réservé aux vieillards, malades, veuves, enfants et personnes dans l’incapacité de travailler. Mais une fois encore, dans des conditions strictes : il faut attendre évidemment que le paysan ou le propriétaire ait enlevé toute la récolte, et que l’Eglise ait prélevé sa dîme. Ensuite, cela ne pouvait se pratiquer qu’une fois le soleil levé et avant son coucher. Le tout, à la main, les râteaux et autres instruments étant interdits. Plus tard, on exclura aussi de ce droit tous les espaces clos. Des restrictions, donc, mais également des mesures de protection : par exemple, nul fermier ou propriétaire n’avaient le droit de vendre ce droit. Et il leur était interdit aussi de mettre le bétail au champ durant les trois premiers jours qui suivaient la récolte, pour que les glaneurs aient le temps de ramasser la meilleure part. Précisons d’ailleurs que ce n’était pas forcément des céréales, mais aussi tout légume ou fruit, au sol, après récolte. S’y ajoute le droit de grappillage sur les ceps, après vendange, le droit de fagotage du bois gisant, ou encore le droit de glandée (ie de ramasser les glands au sol pour nourrir les cochons).
Sachant que dès que ces droits n’étaient plus respectés, les révoltes de gueux allaient bon train, ces droits ont, bon an mal an, traversé le temps. Ainsi, en 1790, l’Assemblée constituante a préservé cette pratique, en la désignant comme le « patrimoine du pauvre ».

De manière plus surprenante, notre Code pénal, jusqu’en 1994, a maintenu l’essentiel de ces règles, même si les variantes sont nombreuses selon les régions, les cultures, les saisons…
Et un arrêt de la cour d’appel d’Aix en Provence, en 1991, rappelle que le ramassage des pommes de terre sur champs cultivés non récoltés ne peut pas être considéré comme un vol, sauf s’il est pratiqué de nuit ou dans un espace clos. On y apprend que ces denrées sont en effet considérées comme des biens mobiliers – contrairement à l’arbre qui est immobilier – et, mieux, comme des res nullius : des choses qui n’appartiennent à personne et que l’on peut s’approprier.

Dans le nouveau code pénal, en revanche, ce n’est plus qu’une tolérance, un simple droit d’usage agricole, qui dépend en grande partie des coutumes communales et qui doit se limiter à ce qui est nécessaire aux besoins personnels. Mais certainement pas une infraction ni un vol dès lors que toutes les règles que j’ai citées sont respectées. Ce qui fait dire à certains que c’est une sorte de fiction juridique par rapport au sacro-saint droit de propriété.

Beaucoup de nos glaneurs contemporains – qui ont fait l’objet d’un très beau documentaire d’Agnès Varda en 2000 - s’échangent sur des sites internet une foule de renseignements. C’est que certains se sont sacrément bien organisés. Cette pratique désormais très urbaine a été relancée et théorisée, pour les moins démunis, précisons le, par les New-yorkais. Leur mouvement ? Le freeganisme. free, pour libre, et gan, en écho aux vegans, les végétariens. Une forme d’activisme, pour se passer de l’argent, court-circuiter le marché, contester le capitalisme, la société de consommation et son faramineux gaspillage. Et de développer des performances, comme la plongée dans les containeurs, le urban foraging, ou encore une science des poubelles, dite l’immovolution, qui consiste à renforcer ses défenses immunitaires face aux denrées périmées et aux moisissures. En France, on appelle ces acteurs de « Poubelle la vie » les déchétariens. Presque un régime alimentaire à part entière, popularisé par un dénommé Triskel, pseudo de Pierrick Goujon, qui a crée le site Freegan en 2006 où vous trouverez une foule d’informations pratiques.

Le hic, toutefois, c’est la raréfaction de la ressource, sous deux effets : le glanage industriel des bénévoles des banques alimentaires, et la médiatisation, doublée d’une meilleure acceptabilité sociale, qui grossissent les rangs de ces dénicheurs et trifouilleurs de tous poils. Avec un risque : que les plus démunis et les plus fragiles en paient les pots cassés.

A Propos :

Sécurité des aliments, santé publique, éducation au goût, obésité galopante, industrialisation des filières, normalisation des comportements... L’alimentation s’inscrit désormais au cœur des préoccupations des décideurs politiques. Enjeu majeur de société, elle suscite parfois polémiques et prises de position radicale, et toujours une foule d’interrogations qui ne trouvent pas toujours réponse.

Afin de remettre en perspective l’actualité du mois, toujours abondante, de rééclairer les enjeux que sous-tendent ces nouvelles relations alimentation et société, de redonner du sens aux annonces et informations parfois contradictoires et de proposer de nouvelles analyses à la réflexion, la Mission Agrobiosciences a organisé de novembre 2006 à juin 2012, une émission mensuelle sur l’actualité de l’Alimentation et de la Société, diffusée sur les ondes de Radio Mon Païs (90.1) : "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go). D’abord en collaboration avec le restaurant le J’Go (16 place Victor Hugo, à Toulouse), puis directement au sein du studio de Radio Mon Païs.

A l’issue de chaque émission, la Mission Agrobiosciences a édité l’Intégrale des chroniques et tables rondes.

Par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences

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