31/03/2009
Séminaire 2008 de la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche.
Nature du document: Actes des débats
Avec : Didier Torny
Mots-clés: Crises , Risque , Santé

Alertes, anticipations et annonces de catastrophes dans le domaine agroalimentaire : comment gérons-nous collectivement les incertitudes et les risques ? Par Didier Torny

Vache folle, grippe aviaire, produits laitiers chinois, salmonelle, OGM... on utilise le terme « crise », dès lors que surgissent des phénomènes incertains sur notre alimentation. Crises définies généralement par une forme de paniques. « Vagues d’hystérie, psychose, peurs-... celles des individus-consommateurs « ordinaires ». Didier Torny nous rappelle, bien au contraire, que le caractère collectif et de responsabilité pour autrui existe et que c’est lui qui agit sur des phénomènes de baisses ou non de consommation... qui sont ensuite attribuées à des individus. Selon-lui, ces phénomènes s’expliquent par le fait que l’action réelle consiste d’abord en l’action des pouvoirs publics : « Car retirer des produits du marché revient notamment à admettre que ces produits sont potentiellement dangereux ». Selon Didier Torny l’accélération de la diffusion de ces phénomènes contraint les pouvoirs publics à agir trop tôt ou trop tard.

Alertes, anticipations et annonces de catastrophes dans le domaine agroalimentaire : comment gérons-nous collectivement les incertitudes et les risques ?

Didier Torny. Sociologue Inra : "Je vais m’intéresser aux aspects collectifs et politiques de ces questions en examinant d’abord qui agit lors d’une crise sanitaire. J’aborderai ensuite la question de l’alerte et de la mobilisation à travers l’exemple de la pandémie grippale.

Les acteurs de la crise

Quel que soit le porte-parole collectif, les populations sont décrites avec des expressions telles que «  vague d’hystérie, nous sommes en plein irrationnel, cette psychose, semer la panique, l’anxiété des consommateurs européens...  ». C’est donc une forme de panique du côté des consommateurs- qui définit la crise. Celle-ci est provoquée par des personnes ordinaires qui agissent mal, c’est-à-dire qui ne consomment pas ce qu’on voudrait leur voir consommer. Cette idée résiste assez difficilement aux faits.
En 1996, en pleine crise de la vache folle, une enquête du Ministère de l’Agriculture a été menée auprès d’un certain nombre d’établissements pour savoir s’ils avaient arrêté de manière complète la consommation de bœuf : 20 % des crèches, 10 % des maisons de retraite et seulement 4 % des ménages ont stoppé leur consommation de bœuf. Ces données montrent que plus le caractère collectif et de responsabilité pour autrui existe, plus des mesures drastiques en matière de consommation sont prises. Le phénomène illustré par cet exemple est que ce sont avant tout des questions collectives qui jouent dans des baisses de consommations qui sont ensuite attribuées à des individus. Ce phénomène s’explique d’abord par le fait que l’action réelle consiste d’abord en l’action des pouvoirs publics.
La forme la plus typique d’action est l’interdiction-, le retrait de produit ou l’abattage. Abattre des millions des poulets ou retirer des produits du marché revient à admettre que ces produits sont potentiellement dangereux. Le premier grand retrait documenté contemporain a été réalisé aux États-Unis par la marque Perrier. Dans le cas des produits laitiers chinois, ce ne sont pas les personnes qui ont un problème avec ces produits. Ce sont d’abord les gouvernants qui décident de prendre des mesures et qui, par cette action, structurent ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas. Les acteurs privés interviennent aussi de plus en plus, qu’ils soient directement producteurs, transformateurs ou encore distributeurs. Le fait que les distributeurs britanniques décident d’interdire un certain nombre de produits OGM a été absolument crucial dans la manière dont le dossier s’est économiquement transformé en Europe. Ces formes d’action directe jouent un rôle dans la détermination de ce qui est dangereux et de ce qui ne l’est pas et modifient par nature les consommations.
Il faut aussi compter avec des formes plus lâches de prises de paroles. Quand un ministre annonce par exemple que les œufs sont massivement contaminés par les salmonelles, ses paroles ont un certain effet. L’alternative qui s’offre au public est de penser que les responsables politico-économiques ne disent pas la vérité. Mais quand un ministre explique que par précaution la vaccination contre l’hépatite B dans les collèges va être arrêtée, nous constatons que les parents ne font plus vacciner leurs nourrissons. Avec la division du travail, notre société a tendance à penser que les gouvernants n’agissent pas de manière irrationnelle.

Alerte et mobilisation

Nous observons une extension temporelle de ces prises de parole. Dans l’exemple de la grippe aviaire-, il est à la fois dit que les consommateurs créent la crise et que les consommateurs doivent se méfier. Au cœur de la crise, les autorités agissent de manière rationnelle en annonçant qu’elles n’importeront plus de produits des pays qui sont touchés, qu’elles prennent toutes les mesures nécessaires pour éviter d’abord la contamination des élevages puis la contamination éventuelle des hommes. Le pays qui devient à son tour infecté renverse son discours. Si la France avait appliqué à ses consommateurs les règles qu’elle voulait faire appliquer pour le Vietnam, nous aurions immédiatement dû cesser de manger du poulet. Il est certain qu’un pays dont les intérêts propres sont concernés cherche le plus rapidement possible à faire lever l’embargo.
Parallèlement au discours des dirigeants, les professionnels de santé préparent les crises à venir en présentant à la population des mesures d’hygiène alimentaire ou corporelle. La manière dont l’annonce de la crise est effectuée peut avoir des conséquences lourdes. Le discours officiel de vulgarisation de l’OMS sur la grippe pandémique en 2005 indiquait que la crise était imminente, que tous les pays seraient touchés, que la maladie sera généralisée, que les fournitures médicales seraient insuffisantes et que le nombre de décès serait considérable. Devant un tel discours, provenant de l’entité la plus légitime en matière de santé, il n’est pas anormal que les gouvernants, les responsables économiques et les personnes s’inquiètent et prennent des mesures. Il était en effet impossible en 2005 de savoir si la menace était réelle.
Les individus peuvent aussi choisir la solution de ne rien faire et d’attendre de voir ce qui se passera. Dans la vie ordinaire par exemple, nous acceptons à différents moments un risque individuel sur la base d’une expérience ou d’une vigilance. Les mécanismes d’alerte et de mobilisation sont bien sûr nécessaires pour éviter les dangers. Mais s’ils fonctionnent bien, il est impossible de vérifier potentiellement leur pertinence. Par ailleurs, les mécanismes d’alerte sont massifs parce que les dispositifs qui y sont associés le sont également. Nous avons aujourd’hui une capacité à saisir des phénomènes avant même qu’ils ne deviennent massifs. Cette capacité nous confère des responsabilités et nous incite à agir. Dans le cas du SRAS par exemple, un médecin chinois a séjourné dans un hôtel à Hong-Kong initiant une épidémie qui s’est étendue sur trois continents. Les clients de l’hôtel ont en effet pris l’avion et créé des épidémies secondaires dans leur pays d’origine. Sachant qu’il existe un tel précédent, nous nous devons d’être prudents.
Contrairement à Jocelyn Raude, je crois peu à la spécificité alimentaire. Les mêmes types de phénomènes se produisent d’un point de vue strictement sanitaire (exemple de l’hépatite B) et dans des crises de type environnemental. Tous ces dossiers sont pour moi relativement équivalents. La spécificité la plus importante de l’alimentation est la capacité de substitution des produits. Quand nous rencontrons un problème avec le poulet, il est par exemple facile d’orienter notre alimentation vers le porc.
Sous certaines conditions, les morts évitables sont devenus un motif d’action collectif très légitime. La condition principale de l’action est l’absence de prédistribution sociale des morts. Un risque ne touchant que les personnes pauvres ou âgées, les immigrés ou les étrangers est en effet moins pris au sérieux. Cette idée est relativement nouvelle car en matière sanitaire diverses formes d’attribution juridique et judiciaire sont possibles. La technicisation des processus de production et la multiplication des échanges de toute nature ont accéléré la diffusion des phénomènes. Il est donc difficile d’agir au bon moment. Il faut alors se résoudre à agir trop tôt ou trop tard. Enfin, la multiplication des outils gestionnaires de veille et d’alerte rend tangibles ces menaces bien avant qu’elles ne puissent se réaliser. A partir du moment où tous ces dangers sont visibles publiquement et s’accompagnent d’une instrumentation scientifique, les responsables scientifiques, politiques, économiques et de filières ne prennent pas le risque de se trouver en position d’être, plus tard, accusés de n’avoir rien fait".

Cette intervention de Didier Torny s’est déroulée lors de la journée du 14 octobre 2008 consacrée à « Eclairages de la société, éthique et force des représentations », dans le cadre du séminaire des personnels de direction de l’enseignement technique agricole public français intitulé « Entre peurs et espoirs, comment se ressaisir de la science et la faire partager à nouveau ? ». Séminaire organisé par la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche (DGER), avec l’appui de la Mission Agrobiosciences.

Par Didier Torny. Sociologue INRA - Unité transformation sociales et politiques liées au vivant

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