11/07/2022

Prix agricoles mondiaux : les aberrations de la PAC

Pour l’économiste qu’il est, pas de doute, si les prix des céréales augmentent depuis juillet 2021 alors que nous avions sous les yeux la plus importante récolte jamais réalisée dans l’histoire, c’est que les firmes de commerce ont spéculé ; que les Etats européens ne se sont pas donné les moyens d’agir pour combattre l’inflation des céréales et qu’ils auraient bigrement intérêt à le faire avant que l’inflation ne remette en cause la survie de l’Euro ; et que la nouvelle PAC est inadaptée à ce contexte. Dans cet article très fouillé et argumenté, Lucien Bourgeois tord le cou à certaines idées largement répandues et identifie les vrais leviers d’action.

"La pandémie de 2020 n’en était pas venue à bout. La production agricole avait manifesté une étonnante résilience. Les marchés avaient été approvisionnés et les citoyens n’ont pas eu à subir de conséquences sur leurs habitudes de consommation. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie a bouleversé le paysage en quelques mois. Le prix des produits agricoles a explosé, mettant en péril l’approvisionnement des pays pauvres et contribuant, avec le prix de l’énergie, à relancer l’inflation dans les pays européens, alors que la PAC reste commune et a réussi à assurer une large autosuffisance en produits alimentaires.
Hélas, cette politique communautaire ne permet plus de protéger les consommateurs européens des fluctuations erratiques du marché mondial. Par ailleurs, les règles de l’OMC empêchent toute possibilité de protéger l’approvisionnement des pays qui dépendent du marché mondial pour les produits alimentaires. Alors que les USA, la Chine et la Russie ont des stratégies claires, l’UE reste politiquement inexistante.

Une inflation très rapide

En avril 2022, les prix des produits agricoles à la production en France auraient, d’après l’INSEE, augmenté de 31 % en 12 mois avec, en particulier, un quasi doublement des prix des céréales et des produits oléagineux. Une telle augmentation bouleverse les équilibres pour les éleveurs qui utilisent ces céréales pour nourrir leurs animaux. Elle a des conséquences aussi pour toutes les entreprises agroalimentaires. Avec pour effet de relancer une inflation qui avait disparu depuis de nombreuses années. Or cette disparition avait facilité le financement des dépenses budgétaires pendant le confinement. La relance de l’inflation risque d’entraîner une augmentation différenciée des taux d’intérêt dans les pays européens de nature à fragiliser la cohésion monétaire.

La montée en puissance des exportations de la Russie et de l’Ukraine

Cette forte hausse des produits agricoles est souvent expliquée par la guerre d’Ukraine.
De fait, dès juillet 2021, le Président Poutine a fait une déclaration claire pour expliquer ses revendications sur l’Ukraine. Les grands acteurs internationaux ont compris le signal et en ont profité pour se couvrir par des achats à terme... Les prix ont donc augmenté pendant le deuxième semestre 2021 et s’est mis à flamber lors de l’invasion de l’Ukraine fin février 2022.

Il y avait pourtant déjà eu une première guerre en Ukraine en 2014. L’UE avait, dans le sillage des USA, adopté des mesures de rétorsion après l’annexion de la Crimée. La Russie a réagi en interdisant les importations de produits alimentaires européens. Cela a permis aux entreprises agricoles russes de produire plus à l’abri de la concurrence des autres pays producteurs. Avant l’annexion, la récolte était de 70 à 90 Mt, elle est désormais de 114 Mt en 2021, dont 75 de blé, après avoir atteint 127 Mt en 2020. Le disponible exportable a aussi augmenté : il était de 16 à 26 Mt avant l’annexion. Il est passé à 39 Mt cette année dont 33 de blé...

De même, l’Ukraine a connu une forte augmentation de sa production de céréales . Elle produisait 50 à 60 Mt il y a 10 ans. Elle en produit 86 Mt en 2021, dont 33Mt de blé. Ses exportations étaient de 20 à 30 Mt. Elles sont de 48 Mt cette année, dont 19 Mt pour le blé. Comme ces deux pays expédiaient à partir des ports de la Mer Noire, les deux chiffres ont été additionnés soit 52 Mt d’exportations de blé ( 33 pour les Russes, 19 pour l’Ukraine), sur un marché mondial de 194 Mt, soit 27 % du total. Une montée en puissance qui n’a inquiété personne , avec des baisses de prix qui ont même largement satisfait les pays d’Afrique du Nord, d’Afrique tropicale, d’Égypte ou du Moyen-Orient qui s’approvisionnaient jusque là en Europe ou aux USA.

Une production européenne largement suffisante !

Il faut souligner l’importance de l’UE à 27, qui rivalise avec la Chine comme premier producteur de blé dans le monde. N’oublions pas que la Russie ne représente que 9 % de la production mondiale de blé, contre 18 % pour l’UE à 27 et pour la Chine !
La production européenne est largement suffisante pour couvrir nos besoins, avec une production de 291 millions de tonnes (Mt) de céréales en 2021/22, et une consommation de "seulement" 260 Mt. En clair, aucune importation de blé de Russie n’est nécessaire.

La montée des prix des céréales est un phénomène spéculatif

Non, la hausse des prix des céréales ne s’explique pas par des déséquilibres entre l’offre et la demande sur le marché mondial. Le monde ne manque pas de céréales. En effet, nous avons eu la chance de bénéficier d’une suite de 9 campagnes successives de très bonnes récoltes mondiales et, mieux encore, la récolte de 2021/22 est la plus forte jamais réalisée dans l’histoire. Au total, le monde a produit 3 155 Mt de céréales, riz et soja. Cela correspond à une consommation moyenne possible de 400 Kg par personne sur la planète . C’est une ration qui permettrait de couvrir largement les besoins essentiels en énergie de tout un chacun (le réel problème étant notamment celui de l’accès à cette ration) . Surtout, la guerre d’Ukraine a été anticipée non seulement par la Russie et probablement par la Chine qui a augmenté ses stocks, mais aussi et surtout par les quatre grandes firmes multinationales qui contrôlent l’essentiel du commerce des céréales. On les désigne par le sigle ABCD, pour désigner Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Dreyfus. Oxfam estime qu’elles contrôlent de 70 à 90% du marché international des grains et détiennent des stocks d’importance mondiale. Au fil du temps, elles sont devenues en plus des acteurs financiers de premier plan, développant des divisions et filiales financières. Elles contrôlent ainsi les marchés physiques et sont puissantes sur les marchés financiers de toutes sortes (marché à terme des grains, de l’énergie et de toutes les valeurs spéculatives génératrices de profits). Ce faisant, elles peuvent largement perturber les marchés de denrées par des causes extérieures. Elles peuvent se saisir de toutes les opportunités et tous les aléas pour générer des profits spéculatifs, serait-ce au risque de millions de vies humaines. En face, ni l’UE ni les USA ne se sont donnés les moyens de juguler cette spéculation. Il y a fort à parier que cette bulle retombera très vite étant donné les disponibilités mondiales de la prochaine campagne. Mais cette hausse peut entraîner des dysfonctionnements conjoncturels très nuisibles à la cohésion sociale dans de nombreux pays.

La doctrine libérale de l’OMC dans l’impuissance

Depuis le new deal de Franklin Roosevelt, nous savons que l’on peut intervenir pour éviter la ruine des agriculteurs en cas de surproduction. Depuis la PAC, nous savons qu’un espace agricole restreint qui a trois fois moins de surface agricole par habitant que les USA peut produire suffisamment pour assurer sa consommation avec une politique adaptée. Mais depuis la chute du mur de Berlin, la vigilance sur la souveraineté alimentaire est passée de mode avec le mythe d’une mondialisation heureuse.
Les accords de l’OMC ont entériné une politique libérale interdisant les stocks publics au motif de faciliter la concurrence. Or l’absence de stocks stratégiques ne nous permet pas d’intervenir pour rassurer les pays pauvres en cas de crise. L’OMC peut interdire les stocks, mais on a oublié que cette organisation ne peut pas interdire les guerres.

Les USA valorisent leurs exportations...

Eloignés de la zone de conflit, les USA disposent de 16 % de la récolte mondiale de céréales pour 4,2 % de la population, part qui monte à 18% si l’on y ajoute le riz et le soja. Une telle quantité leur permet d’exporter plus de 150 Mt,soit un quart du marché mondial de tous ces produits.
Mieux, obsédé par son indépendance énergétique, le pays consacre plus de 40% de sa production de maïs à ces utilisations industrielles ,en particulier pour faire de l’éthanol. Il vient d’ailleurs d’encourager davantage la consommation de carburant E 15. Cette seule utilisation énergétique de 168 Mt de maïs est une fois et demie supérieure à la production totale céréalière de la Russie ! Et les Américains n’ont aucun intérêt à modifier la donne et à juguler les spéculations. Grâce cette crise, bénéficiant d’un prix de l’énergie beaucoup plus faible qu’en Europe et détenant un quart du marché mondial des céréales et soja, ils valorisent même mieux leurs exportations.

Et la Chine détient la moitié des stocks planétaires

Pour la Chine, l’équation est différente. Ce pays produit 419 Mt de céréales et 150 Mt de riz. Soit 18,5 % de la production mondiale pour une population d’un peu moins de 19 % du total planétaire. Reste que cela ne suffit pas, en raison de l’essor de l’alimentation carnée. Elle très importante et doit importer, pour la campagne 2021/22, 52 Mt de céréales et 93 Mt de soja soit environ un quart des importations mondiales de céréales et soja.
Ce pays a mis en place une politique d’aide à la production avec un prix du marché intérieur supérieur à celui du marché mondial. Comme pour l’UE pendant la crise de 1973, la hausse du prix mondial a peu d’effet sur l’inflation interne. De plus, la Chine, obsédée par sa sécurité intérieure et ses revendications territoriales par rapport à Taiwan et Hong Kong, a développé une politique de stockage surprenante. En contradiction totale avec les règles de l’OMC qu’elle avait acceptées au moment de son admission en 2003, elle détient plus de la moitié des stocks de report de l’ensemble du monde avec 458 Mt sur 836 Mt soit 55 % ! Cela correspond à plus d’une année de consommation humaine et animale. Cette situation permet à la chine de subir assez facilement cette crise sans dommage grave. Ce pays était aussi le deuxième utilisateur du monde pour la fabrication d’éthanol avec environ 100 Mt chaque année. Il semblerait que ce choix ait récemment été remis en cause. Une chose est sûre, la Chine n’a jamais proposé aux pays pauvres de rétrocéder une partie de ses immenses stocks.

Graine de révoltes ?

Signalons enfin le cas de l’Inde qui avait su, dans le passé, s’opposer à un accord OMC interdisant de constituer des stocks publics. Bien lui en a pris car elle a pu, dans un premier temps, rassurer les pays d’Afrique du Nord ou du Moyen Orient devenus dépendants de la Russie et de l’Ukraine. Ce pays a aujourd’hui un stock de 65 Mt, aussi élevé que celui des USA pour une production deux fois moindre. Mais l’Inde a rapidement changé de stratégie en interdisant les exportations. Le prix intérieur a aussitôt baissé de 19 % au grand dam des agriculteurs et des firmes de commerce.
On aurait pu espérer que cette longue série de bonnes récoltes permettrait d’améliorer la situation alimentaire des plus démunis. Mais ce rapide tour d’horizon montre, au contraire, qu’aucune des grandes puissances n’a cherché à empêcher cette spéculation sur les prix des céréales. Il y a donc hélas fort à parier que le nombre des personnes en état de sous nutrition continue à augmenter. Comme pendant la crise de 2008, cela risque d’entrainer des problèmes politiques dans tous les Etats obligés d’importer une part importante de leurs besoins. La guerre d’Ukraine se situant en Europe, cela donne une responsabilité particulière aux pays européens pour trouver les moyens de surmonter cette crise.

En Europe, face à une inflation importée, des chèques alimentaires...

L’UE s’est donné les moyens de favoriser une certaine autosuffisance grâce à la Politique agricole commune (PAC). Hélas, avec la réforme de 1992, quels que soient les prix sur ce marché mondial, les agriculteurs reçoivent des aides directes, initialement pour compenser la baisse de prix et résister à la concurrence des producteurs d’autres parties du monde qui auraient des coûts de production inférieurs. Ce qui a permis à l’UE de garder un potentiel de production pour couvrir ses besoins essentiels et continuer à exporter. Mais, contrairement à ce qui s’était passé pendant la hausse des prix des céréales au début des années 1970, les Etats ne disposent plus des instruments efficaces pour limiter la hausse des prix à l’intérieur de l’espace communautaire. Par exemple en constituant des stocks stratégiques de céréales, en plus des 30 Mt que nous détenons aujourd’hui . Notamment en mobilisant autrement les 30 Mt de céréales utilisés pour des usages industriels. Sans oublier que notre solde net extérieur s’élève aussi à cette hauteur. A court terme, cela permettrait de rassurer un certain nombre de pays qui dépendent des céréales provenant de la Mer Noire.
Rappelons également que si la PAC avait pour but d’empêcher les agriculteurs de tomber en faillite lors des baisses de prix sur les marchés, elle visait aussi à fournir des produits agricoles aux consommateurs sans inflation. A l’heure où la hausse des prix des produits agricoles est sans précédent depuis la création de la politique commune, comment continuer de justifier les aides de la PAC et réciter encore les préceptes néolibéraux qui voudraient que les marchés soient les mieux à même de rétablir automatiquement les déséquilibres ?
En attendant, seuls les lobbies industriels ont réagi, utilisant ce climat de crise pour s’opposer aux mesures environnementales en brandissant le spectre de la famine.
Pour limiter les effets néfastes de ces hausses pour les plus démunis, les gouvernements européens annoncent des chèques alimentaires. Est-ce le signe prémonitoire d’un changement de stratégie de politique agricole pour copier le système américain où l’essentiel des dépenses agricoles consiste à apporter une aide à la consommation à plus de 40 millions de personnes ?
Autant de questions que les pays européens devraient peut-être se poser avant de reconduire une politique commune qui aboutit à un échec évident sur le prix des produits alimentaires.

Business as usual

Cette crise pose aussi le problème des stocks publics. En juin dernier, toutes les planètes étaient alignées pour remédier à cette situation. Pour la première fois depuis 5 ans, la Conférence ministérielle de l’OMC était organisée à Genève. La France assurait la présidence de l’UE et la guerre d’Ukraine montrait à l’évidence la nécessité d’un changement de stratégie. Pourtant, rien n’a bougé et l’UE, comme d’autres, s’est opposée à la constitution de stocks. Quelques jours plus tard, Bruxelles annonçait même la conclusion d’un accord avec la Nouvelle Zélande sur les bases libérales classiques, en acceptant des contingents toujours plus importants de matières premières agricoles à taux zéro, en échange de protections des appellations d’origine et ce, pour un marché intérieur néozélandais d’à peine 5 millions de consommateurs.
Il ne serait pas anormal non plus d’établir des hiérarchies dans les utilisations des céréales. S’il y a des risques de famines, est-il tolérable de continuer à fabriquer du carburant pour faire rouler des automobiles si cela prive des humains de manger à leur faim ? Dans les périodes de flambée des cours, il serait parfaitement possible d’arrêter les usines de fabrication d’éthanol pendant un certain temps.
La chute du mur de Berlin en 1989 a laissé croire aux pays européens que tout danger de guerre était écarté dans cette partie du monde . S’en est suivie une période de grande naïveté où l’on a feint de croire à une mondialisation heureuse. Cette période est terminée et il serait utile pour redonner un objectif de souveraineté à la PAC et rendre à l’OMC un rôle d’organisation qu’elle n’aurait jamais dû perdre de vue.

De nouveaux instruments pour la PAC et l’OMC

Les effets de la guerre en Ukraine démontrent clairement qu’il faudrait se doter de nouveaux instruments pour assurer une répartition plus équitable des ressources alimentaires, en particulier en, cas de crise. Cela passe par la constitution de stocks publics contrôlés par des régulateurs et utilisés sous contrôle international.
Concernant les variations intempestives des cours, on peut penser à des politiques régionales (comme la PAC) empêchant les fluctuations importées et à des règles plus puissantes pour limiter la spéculation, tant sur les quantités que sur les marchés financiers.
Ces deux types de leviers sont à utiliser conjointement.
Cela suppose des changements des règles internationales (OMC), les objectifs clairs de résultats (empêcher les famines) se substituant à de pures idéologies illusoires (le marché tout puissant et efficient). Cela nécessite aussi, sur ces bases, des travaux de recherche pour mettre au point des outils justes et efficaces."

Lucien Bourgeois,
Economiste, Membre de l’Académie d’agriculture
6 Juillet 2022

Remerciements à Michel Rieu et Gérard Choplin pour leur relecture attentive et leurs suggestions pertinentes

Sources statistiques : Les chiffres cités sont ceux des prévisions du 23 Juin 2022 du CIC. Ils sont consultables sur le site du Conseil international des céréales (CIC). Ce site donne des chiffres actualisés plusieurs fois par an sur les prévisions de récolte et les utilisations pour tous les pays producteurs importants aussi bien pour le blé que pour le maïs, le riz et autres céréales ainsi que pour le soja.
https://www.igc.int/fr/gmr_summary.aspx

Par Lucien Bourgeois, économiste. Juillet 2022
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