09/10/2024
Entretien avec Vincent Chatellier, chercheur Inrae à Nantes
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Distribution , Elevage

[Lactalis 2/2] « On n’est pas totalement surpris »

Dans un communiqué du 25 septembre dernier, la multinationale française Lactalis annonçait la réduction de 9% de ses volumes de collecte de lait. Près de 300 éleveurs français devront trouver une nouvelle laiterie dans les années à venir. Pour y voir plus clair, un entretien avec l’économiste Vincent Chatellier, chercheur Inrae à Nantes.

Entretien mené par Romane Gentil, journaliste à la Mission Agrobiosciences-INRAE

COMMENT EXPLIQUER LA DECISION DE LACTALIS ?

Vincent Chatellier. "Dans son communiqué de presse, Lactalis a développé les raisons de son choix de réduire progressivement sa collecte française de lait de 450 millions de litres d’ici 2030, en ciblant quelques régions françaises (dont les zones Est et Sud des Pays de la Loire). Ce document, qui a suscité de vives réactions au sein des organisations agricoles, met surtout en avant le souhait du groupe Lactalis de limiter son exposition à la volatilité des prix internationaux de produits laitiers, lesquels ont enregistré (sauf pour le beurre) d’importantes baisses de prix depuis 2022. Par exemple, le prix de la poudre de lait écrémé commercialisée par l’Océanie est passé de 4 600 à 2 900 USD par tonne entre mai 2022 et septembre 2024. Lactalis entend donc limiter (tout en restant un acteur majeur à l’export) ses exportations de produits laitiers peu rémunérateurs et ainsi offrir aux producteurs résiduels une meilleure valorisation du prix du lait.

Le court communiqué de presse reste cependant assez vague et ne permet pas de procéder à une analyse très précise des motivations réelles. Était-il nécessaire de viser ces zones géographiques en particulier ? Et pour quelles raisons ? Quelles étaient les difficultés économiques rencontrées dans les sites industriels concernés ? Pourquoi envisager cette réduction de collecte à partir de 2026 ? Ce communiqué ne dit rien non plus de la stratégie du groupe Lactalis en termes d’investissements à venir. Sur ce plan, il n’est pas inutile de rappeler, par exemple, qu’il a récemment renforcé une unité de fabrication du camembert à Domfront en Poiraie (avec un investissement de 70 millions d’euros). Comme toutes les entreprises, Lactalis fait des choix en matière de localisation géographique de ses investissements, dans un contexte laitier marqué par de fortes redistributions régionales de la collecte."

CETTE DECISION ETAIT-ELLE PREVISIBLE ?

"La nouvelle est violente. Cette décision a été clairement une surprise pour de nombreux agriculteurs concernés qui n’avaient pas anticipé cette éventualité pour eux-mêmes (avec la nécessité de trouver une autre laiterie, ce qui n’est pas toujours simple). Pour autant, la logique économique qui a prévalu à cette décision n’est pas vraiment surprenante. Pour mieux la comprendre, il suffit d’écouter attentivement les propos tenus par Emmanuel Besnier (PDG du Groupe) le 6 juin dernier lors de son audition publique à l’Assemblée Nationale (vidéo en ligne) sur le thème de la souveraineté alimentaire de la France. Dans ce cadre, il avait souligné un point qui fait écho à l’actualité : « vous ne pouvez pas avoir un prix minimum avec une obligation de volume ». Dit autrement, il considère que si le prix du lait est fixé à un niveau qui ne permet pas une bonne valorisation, les entreprises doivent avoir la possibilité de réduire leur collecte. Ces propos entrent en résonnance avec le fait que, l’hiver passé, le groupe Lactalis avait été contraint d’augmenter le prix d’achat du lait français.

Cette situation singulière résulte d’une stratégie déjà ancienne de la multinationale, qui donne la priorité à une grande valorisation du lait collecté. Le but premier de cette entreprise à capitaux privés a toujours été de créer de la valeur ajoutée sur les produits commercialisés et non pas nécessairement de maximiser ses volumes exportés, même si ceux-ci sont importants."

FAUT-IL Y VOIR UN EFFET DE LA LIBERALISATION DES MARCHES LAITIERS ?

"Une entreprise évolue nécessairement sous l’influence des formes de régulation du secteur. Au fil des années, elle fait des choix industriels qui dépendent de la réalité des marchés internationaux et domestiques. Depuis la fin des quotas laitiers en 2015, la localisation géographique du lait a fortement évolué en France, avec une légère augmentation des volumes produits à l’Ouest et une baisse drastique dans le Sud-Ouest. Avant cette date, la production était nettement plus figée territorialement. Ces mouvements ont une influence sur la stratégie des entreprises, qui priorisent les investissements dans les régions plus productrices. Toutefois, l’ampleur du recul de collecte annoncé par Lactalis reste inédit."

QUELLES SERONT LES CONSEQUENCES DE CETTE DECISION SUR LA FILIERE FRANÇAISE ?

"Si cette réduction de la collecte de lait (-450 millions de litres d’ici 2030, soit environ 2% de la collecte nationale) n’est pas compensée par un développement des activités de Lactalis ailleurs en France, ce n’est pas un signal très rassurant pour la filière laitière française. D’autant plus dans une période où le défi du renouvellement générationnel est prégnant. Si les exportations représentent actuellement près de 40% du lait collecté en France, il ne faudrait pas que ce désengagement s’étende à d’autres entreprises, au risque de peser sur la balance commerciale nationale.

La France dispose de nombreux atouts pour produire du lait dans les décennies à venir, mais l’expression de ce potentiel dépendra des stratégies collectives adoptées entre tous les acteurs de la filière. Il s’agit donc de trouver les bons équilibres entre les volumes produits au niveau national, le prix payé à différents stades et le mode de valorisation du lait collecté sur les marchés nationaux et internationaux. En attendant de progresser collectivement dans cette voie, il est naturellement très important de trouver, au plus vite, une sortie de crise pour les producteurs de lait concernés. Cela passe par un dialogue avec les entreprises du territoire capables de reprendre ces volumes, avec ou sans un appui des pouvoirs publics."

LIRE AUSSI LA REVUE DE PRESSE ASSOCIEE : "Lactalis : pour les éleveurs, de mal en pis"

Lactalis en chiffres
  • Première entreprise laitière au monde
  • Chiffre d’affaires : 29,5 milliards d’euros en 2023
  • 85 500 collaborateurs et 270 laiteries
  • 22 milliards de litres de lait collectés (dont un peu moins du quart en France
  • Présent dans 51 pays
La filière laitière bovine en France en chiffres
  • Chiffre d’affaires de l’industrie : 39 milliards d’€
  • 298 000 emplois, 54000 fermes et 3,6 millions de vaches
  • 22,7 milliards de litres collectés : 78,8% du lait collecté est conventionnel, 15,7% AOP/IGP et 5,4% bio
  • Prix moyen : 487,30 € / 1 000 litres
  • Excédents commerciaux en produits laitiers : 2,4 milliards d’€ en 2023
Par Romane Gentil, journaliste

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