[Lactalis 1/2] Pour les éleveurs, de mal en pis

Dans un communiqué du 25 septembre dernier, la multinationale française Lactalis annonçait la réduction de 9% de ses volumes de collecte de lait. Près de 300 éleveurs français devront trouver une nouvelle laiterie dans les années à venir.
6h30, jeudi 26 septembre. Alors qu’il est en salle de traite, le téléphone d’Etienne Morin sonne. A l’autre bout du fil, un technicien Lactalis. « Il nous a juste informés que le contrat allait s’arrêter. Que le lait de notre secteur ne les intéressait plus », relate l’éleveur des Deux-Sèvres pour France Info. « Un coup de massue », qu’il n’est pas le seul à avoir subi ce jour-là.
La veille, la multinationale française de l’industrie laitière (Président, Lactel, Galbani) annonçait dans un communiqué une « réduction des volumes de lait excédentaires de l’ordre de 450 millions de litres sur les 5,1 milliards de litres de lait collectés chaque année à travers toute la France. » Une diminution de près de 9%, que le 1er groupe mondial laitier décrit comme « progressive » entre fin 2024 et 2030, et qui concerne les « zones Est et Sud Pays de Loire ». À cela s’ajoutera le non-renouvellement d’un contrat avec la coopérative Unicoolait, en Moselle, à horizon 2030. Quelques jours plus tard, Ouest-France et France 3 Bretagne ajoutent à cette liste noire les collectes de lait bio pour 26 producteurs bretons d’ici à 2 ans.
Le malheur est dans le prêt
Quelques jours passent et, le 3 octobre, Mediapart fait les comptes : au total, 300 exploitations sont concernées entre la Vendée, les Deux-Sèvres et le Maine-et-Loire, auxquelles il faudra rajouter les quelque 230 producteurs et productrices de la coopérative Unicoolait. « On se sent trahis », soufflent des producteurs de Loire-Atlantique pour Ouest-France. Ils ont un an pour trouver une nouvelle laiterie. Dans les départements passant entre les mailles du filet, la presse locale rapporte le sentiment de soulagement du secteur : « pas d’éleveurs sarthois visés par la réduction de collecte de lait » (Le Maine, 28 septembre) ; « La baisse de collecte annoncée par Lactalis ne touchera pas la Manche mais suscite des inquiétudes » (La Presse de la Manche, le 2 octobre). Autant de titres qui soulignent l’impuissance des éleveurs face à une décision jugée aléatoire et injuste.
Dans la foulée, les médias français ont tous relaté le « bouleversement » (France Info, 3 octobre) pour les « éleveurs sacrifiés sur l’autel de la restructuration industrielle » (Réussir Lait, 27 septembre). Pour suivre la cadence de la multinationale, beaucoup de producteurs ont été contraints d’intensifier leur exploitation pour couvrir leurs charges. Pour ça, il a fallu contracter des prêts : plusieurs dizaines de milliers d’euros pour le Gaec de Corentin Gillardeau, en Loire-Atlantique (Ouest-France, 1er octobre) : « des années d’emprunts ». Difficile, pour les éleveurs, tels que Nicolas Mauffrey (Haute-Saône) d’envisager qu’après tous ces efforts, Lactalis prenne une décision qui « pourrait couler sa ferme d’une centaine de vaches s’il ne trouve pas d’autre débouché » (Mediapart, 3 octobre). « Il faut rebondir, on n’a pas le choix », souffle Etienne Morin à France Info. Quitte à engager des frais supplémentaires pour se plier à un nouveau cahier des charges que leur imposerait une autre laiterie. De quoi remettre en question le choix de son petit frère de s’installer sur l’exploitation en 2027.
Lait concentré
Au fait, quels arguments fait valoir Lactalis ? L’entreprise du milliardaire Emmanuel Besnier évoque un changement de stratégie. D’un côté, il s’agit de réduire le « surplus de lait transformé en poudre pour les industriels et coté sur le marché international », donc soumis aux fluctuations de la bourse. De l’autre, renforcer son activité « dans le lait dédié à la fabrication des yaourts, de la crème ou du fromage », plus valorisables sur le marché français, comme l’expliquent Les Echos le 1er octobre. Un plan que l’économiste de l’Institut de l’élevage (Idele) Christophe Perrot, interrogé par Mediapart, rattache à la libéralisation du secteur depuis la fin des quotas entre 2008 et 2015, et à la concurrence accrue entre bassins de production. « Les régions touchées sont des régions où la production laitière a déjà reculé ces dernières années », analyse-t-il. Le groupe laitier ferait ainsi des économies d’échelle, en priorisant les régions où la collecte et la transformation sont moins coûteuses aux zones comme la Vendée, où les fermes sont éloignées les unes des autres, et où les infrastructures sont moins nombreuses.
De leur côté, les syndicats du secteur n’ont pas caché leur énervement. Au Sommet de l’élevage la semaine dernière, Yohann Barbe, le président de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), a jugé la démarche du groupe « sans précédent, inhumaine » (Le Télégramme, 2 octobre). Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA estime, quant à lui, qu’« il faut que Lactalis comprenne qu’il est en train de faire un plan social » et que cela suppose d’« accompagner » les producteurs. De son côté, le secrétaire national de la Confédération paysanne s’engage : « On va faire pression sur l’État pour qu’il régule les volumes et le prix ».
Cet hiver, la multinationale avait été contrainte par le gouvernement d’augmenter les prix du lait à la collecte, pour tenir compte des coûts de production comme l’impose la loi Egalim depuis 2018. Les 1000 litres étaient donc passés à 425€. Une revalorisation que le groupe, fort de ses 29,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, n’aurait pas digérée ?
- Première entreprise laitière au monde
- Chiffre d’affaires : 29,5 milliards d’euros en 2023
- 85 500 collaborateurs et 270 laiteries
- 22 milliards de litres de lait collectés (dont un peu moins du quart en France
- Présent dans 51 pays
- Chiffre d’affaires de l’industrie : 39 milliards d’€
- 298 000 emplois, 54000 fermes et 3,6 millions de vaches
- 22,7 milliards de litres collectés : 78,8% du lait collecté est conventionnel, 15,7% AOP/IGP et 5,4% bio
- Prix moyen : 487,30 € / 1 000 litres
- Excédents commerciaux en produits laitiers : 2,4 milliards d’€ en 2023
SOURCES
Lactalis va considérablement réduire sa collecte de lait dans les fermes françaises à partir de fin 2024. Libération, 26/09/2024 ;
Lactalis : « Nous sommes inquiets du projet d’arrêt de la collecte visant 272 exploitations laitières ». Réussir Lait, 26/09/2024 ;
"Lactalis nous a trahis" : un éleveur laitier dénonce la réduction des volumes de lait collecté par le géant français.. France Info, 03/10/2024 ;
Ils livraient Lactalis depuis des générations et doivent maintenant trouver une nouvelle laiterie. Ouest-France, 01/10/2024 ;
La baisse de collecte annoncée par Lactalis ne touchera pas la Manche mais suscite des inquiétudes. La Presse de la Manche, 02/10/2024 ;
Lactalis prévoit de réduire sa collecte de lait en France, des agriculteurs s’inquiètent. Les Echos, 01/10/2024 ;
Lactalis va réduire ses collectes de lait bio en Bretagne. Ouest-France, 02/10/2024
Lactalis : pas d’éleveurs sarthois visés par la réduction de collecte de lait. Le Maine libre, 27/09/2024 ;
Après le couperet Lactalis, les syndicats songent à la riposte. Le Télégramme, 02/10/2024 ;
Lactalis réduit sa collecte de lait : « la priorité, c’est la gestion humaine de cette situation ». Ouest-France, 03/10/2024 ;
La nouvelle stratégie de Lactalis met le monde de l’élevage en ébullition. Mediapart, 03/10/2024.