29/03/2010
Mars 2010
Nature du document: Chroniques
Mots-clés: Mondialisation

"Nourrir l’humanité, refaire le monde"

De quoi avons-nous besoin pour nourrir l’humanité ? D’une agronomie plus performante ? D’une économie mieux régulée ? De politiques agricoles plus robustes ? C’est, en substance, les questions que souhaitaient instruire la Mission Agrobiosciences et la librairie Etudes Mirail en organisant, au sein de cette librairie, la journée de conférences "Nourrir l’humanité, refaire le monde !", le 19 mars 2010. Et pour esquisser les contours de cette problématique dans ses multiples dimensions, elles avaient convié à Toulouse, tous ceux qui n’ont eu de cesse de penser les questions de la faim et de la sécurité alimentaire : l’ancien ministre de l’agriculture Edgard Pisani, le sociologue Bertrand Hervieu, les économistes Lucien Bourgeois, Henri Rouillé d’Orfeuil et Jean-Luc Gréau, l’historien Jean-Luc Mayaud, le socio-anthropologue Jean-Pierre Poulain, le Professeur en psychologie interculturelle Patrick Denoux, le député européen Stéphane Le Foll...
Jean-Claude Flamant, de la Mission Agrobiosciences, dresse, dans cette chronique, une première ébauche des éléments saillants de ces échanges.

Nourrir l’humanité, refaire le monde !
La relecture de la journée par Jean-Claude Flamant, Mission Agrobiosciences

«  Nourrir l’humanité, refaire le monde »… Le public est venu en nombre, près de cent cinquante personnes, installés au milieu des rayonnages de la librairie « Etudes Mirail » de l’Université de Toulouse-Le Mirail. Une journée de conférences où l’accent est mis sur le rôle des politiques publiques, argumenté en introduction par Lucien Bourgeois [1] et renforcé en fin de matinée par le témoignage d’Edgard Pisani [2] figure de la Résistance, humaniste, politique et engagé : un appel à l’intervention publique pour l’agriculture et l’alimentation. Une option reprise et déclinée de diverses manières au cours de la journée. Avec notamment les questions posées par Stéphane Le Foll [3], député européen : quelle politique défendre et mettre en œuvre à l’échelle de l’Union Européenne, dans le cadre d’une ouverture au monde, tout en assurant la pérennité d’un modèle original de développement agricole et rural et la préservation des ressources naturelles ?
Dans ce domaine de préoccupations, on est vite saisi par le vertige des grands nombres, ceux que l’on aligne pour donner l’importance du sujet à l’échelle planétaire. Les choses sont ainsi faites que les opinions et les médias mettent en avant, pour crédibiliser les interventions, les nombres de personnes souffrant de malnutritions ou de la faim dans le monde, tout comme des victimes de catastrophes – tremblements de terre, tsunamis, inondations, incendies - plutôt que de rendre sensibles les réalités humaines que cela recouvre.
Je pourrais certes mettre en perspective l’argumentaire de chacun des conférenciers qui se sont succédés, et en tenter une synthèse, souligner aussi les points qui auraient mérité discussion, prêter attention aux résonances ou aux oppositions entre eux. Non, je ne ferai pas ainsi : je vais me contenter de pointer quelques repères.

1er repère - La dimension historique

Jean-Luc Mayaud [4] est orfèvre en la matière. Il rappelle le caractère cyclique des épisodes de famines et de disettes, encore récents – jusque il y a cent cinquante ans en Europe – et donc le caractère fragile de la satisfaction des besoins alimentaires de l’humanité. Il souligne que nous sommes en France les héritiers des décisions législatives de la III ème République à partir des années 1880. Sans oublier, évidemment, la réussite de la Politique Agricole Commune en regard des objectifs qui lui avaient été assignés dans le cadre du Marché Commun - le soutien et la modernisation de la production agricole - jusqu’à des remises en cause douloureuses au cours des années 90. Un point commun au-delà de leur efficience : la logique somme toute dirigiste de ces politiques.
Je voudrais simplement mentionner ici que la prise en charge publique de ces questions à l’échelle mondiale ne date également que d’un siècle. L’Institut International d’Agriculture a été créé à l’initiative d’un polonais émigré, David Lubin, ayant fait fortune aux USA à la fin du 19ème siècle. Il finit par convaincre le Roi d’Italie, Victor Emmanuel II de la pertinence de son projet, d’où l’installation de l’Institut à Rome en 1905. La FAO, créée en 1946 à Québec dans le cadre des Nations Unies, rejoignit Rome en assumant l’héritage de l’Institut International d’Agriculture. A l’origine, le principe de stocks alimentaires « kéneysiens » gérés par la FAO, en vue d’assurer une régulation mondiale des marchés agricoles et de la satisfaction des besoins alimentaires, avait été envisagé, option rejetée lors du lancement du Plan Marshall par les USA, au profit d’une mission d’assistance technique. La politique de la FAO se trouva singulièrement infléchie avec l’arrivée de nouveaux pays aux lendemains des indépendances, qui modifièrent la majorité au détriment des pays industrialisés, et contribuèrent à mettre à l’ordre du jour la lutte contre la faim à l’échelle mondiale, tout particulièrement dans les pays sous-développés. S’ensuivit l’instauration de Sommet Mondiaux contre la Faim, le premier en 1974, dont la succession dut faire le constat de l’inefficacité des politiques telles qu’elles avaient été conçues. Ce qui justifie la question soulevée par Jean-Luc Mayaud des liens entre politique de subsistance et politique de développement.

2ème repère - Le monde « en noir »

Les fresques dressées par les intervenants mettent en lumière… les zones d’ombre du monde, accompagnées d’analyses approfondies des impasses auxquelles nous sommes confrontés, qu’il s’agisse de la lutte contre la pauvreté, la sous-alimentation ou le mauvais état sanitaire et les maladies. Cependant, on ne peut se contenter de l’énoncé des volumes concernés. La situation, envisagée à l’échelle du monde, cache une grande diversité de situations. D’où l’intérêt de la radiographie des malnutritions opérée par Bernard Maire [5] pour caractériser les populations en regard de leur déficience nutritionnelle et sanitaire.
Autre déficit, sur le plan économique cette fois… Les Etats des pays en développement se sont vus détournés d’une politique de soutien à leurs paysans au nom des « avantages comparatifs » sur les marchés mondiaux, en valorisant leur compétitivité industrielle sur la base d’une main-d’œuvre à coût bas bénéficiant d’importations de produits alimentaires provenant de pays à productivité agricole élevée, voire subventionnée.
Un constat global : le monde souffre ! Récemment, s’ajoute la crise économique et financière. Et le monde semble même mal parti pour parvenir à se sortir de la situation actuelle, ce qui rend encore plus difficile la mise en place de politiques publiques de soutien à l’agriculture et aux paysans. L’économiste Jean-Luc Gréau [6] pointe le doigt en direction des dispositifs de titrisation des dettes au cours des années 90, dettes privées à l’origine de la crise américaine, mais aussi dettes publiques engagées pour sauver le système bancaire mondial. L’efficacité des clés de régulation des marchés et des équilibres budgétaires des Etats lui apparaît grandement incertaine.

3ème repère - Des problématiques à deux versants

Tout est-il vraiment noir partout ? Au détour des conférences, on perçoit cependant l’existence d’expériences prometteuses. Ainsi Jacques Prade [7] cite par exemple la réussite du Brésil dans sa politique de lutte contre la pauvreté, avec l’accent mis sur la santé des enfants par des actions alimentaires ciblées sur les écoles, tout en s’engageant dans une politique agricole active. Et, s’agissant de l’Afrique, Bernard Charlery de la Masselière [8] demande que l’on n’envisage pas l’Afrique comme un tout, soumis aux conséquences destructives des dominations coloniales et néo coloniales, et que l’on regarde aussi les nombreuses situations où progressivement s’organise une agriculture paysanne prospère.
En fait, d’un exposé à l’autre, mon écoute est devenue sensible à une petite musique répétitive, mettant l’accent sur les deux versants d’une même problématique, illustrant la nécessité d’envisager de manière non univoque les questions de l’alimentation, de la santé et de l’agriculture, tout particulièrement en les concevant selon des rapports entre global et local. Ainsi, souligne Henri Rouillé d’Orfeuil [9], la sécurité alimentaire doit être envisagée en rapport avec la pauvreté, mais inversement la lutte contre la pauvreté passe aussi souvent par des politiques alimentaires. Or, comme l’observe Bernard Maire, celles-ci doivent prendre en compte le paysage complexe des malnutritions. D’une part, les phénomènes d’obésité progressent dans les pays en développement où l’on observe simultanément des problèmes de carences nutritionnelles. D’autre part, ces nations se trouvent aspirées dans un cercle vicieux. Par exemple, les femmes maigres vont généralement donner naissance à des enfants dont le faible poids de naissance aura un impact sur leur développement physique et mental.
Pour continuer dans ce registre « dual », je suis frappé par le fait que, s’agissant de la résolution des problèmes d’alimentation par l’agronomie, deux conceptions sont en balance, deux « paradigmes de processus de fabrication », selon les termes de François Papy [10] : d’un côté la mobilisation du maximum de ressources, y compris importées, pour produire plus, par un « forçage » des plantes et des animaux ; de l’autre, l’identification de processus de production raisonnés en tenant compte des ressources disponibles localement.
Autre balance, identifie Jean-Luc Gréau, pour la résolution de la crise financière : les dispositifs de régulation peuvent être conçus soit à l’échelle mondiale pour permettre des situations nationales stabilisées, soit à l’échelle nationale d’abord dans une perspective de coordination mondiale. En fait, Jean-Luc Gréau fustige le mythe d’une régulation mondiale qui lui semble inaccessible. Il reprend à son compte l’idée d’une organisation du monde sur la base de grandes régions agricoles et alimentaires, en tenant compte de leurs spécificités, telle que l’Europe l’a réalisée. En fait, « Nous avons besoin de toutes les agricultures du monde » insiste Bertrand Hervieu [11]. Une remarque qui s’applique tout particulièrement à la situation critique du bassin méditerranéen, notamment les pays du sud et de l’est, où se joue un « précipité de la mondialisation ». Pour en sortir, il propose « Quatre chantiers pour la Méditerranée ».

4ème repère - L’importance des cultures du monde

L’ampleur des enjeux actuels et les perspectives futures paraissent imposer l’adoption de solutions globales. Or, les questions agricoles ne peuvent être réduites à des volumes et à des flux de matières. L’alimentation est fortement déterminée par les dimensions culturelles des populations : les « cultures alimentaires locales » sont, par essence, largement diversifiées insiste Jean-Pierre Poulain [12]. Elles sont à mettre en rapport, insiste-t-il, avec la diversité des productions agricoles et de leurs conditions d’obtention, en rapport avec la biodiversité des espèces animales et végétales concernées. Ainsi un certain discours sur la réduction de la consommation de viande au nom de la lutte contre le changement climatique et pour la protection de l’environnement, pointe-t-il, impacte directement les habitudes ancrées dans des cultures nationales ou locales. Des cultures qui, par ailleurs, se trouvent aujourd’hui empêtrées dans un véritable quiproquo intra et interculturel. Un quiproquo dont il convient à la fois de comprendre la nature et d’en pointer les effets comme l’explique Patrick Denoux [13]. Un exemple parmi d’autres. Il concerne la valeur accordée à l’expression « usée » de développement durable : les riches pensent « durable », notamment en regard de ressources naturelles rares et menacées ; et les « pauvres » retiennent « développement ». Il faudra bien, pourtant, à un moment donné, s’entendre... Et pour ce faire, parmi les différentes postures se profilant à l’horizon, seule l’approche « interculturaliste », basée sur la reconnaissance de la culture de l’autre, semble à même d’y parvenir.

Ces remarques sont vraiment précieuses pour engager un exercice de réflexion prospective en vue de raisonner les futurs. La prospective se fonde en effet sur l’existence d’incertitudes pour identifier les options alternatives dans lesquelles les acteurs, individuels ou collectifs, peuvent choisir de s’engager. Elle est donc directement interpellée par les phénomènes qui sont présentés comme étant incontournables. Alors, quelles réponses possibles aux injonctions énoncées au nom de la lutte contre des phénomènes globaux et planétaires ? La diversité des cultures alimentaires pourrait constituer un facteur d’adaptation ou de résistance à des phénomènes « surplombants » mondiaux grâce aux capacités locales d’organisation souligne Jean-Pierre Poulain.

Pour conclure

Face aux difficultés actuelles du monde et aux impasses où il semble s’engager, les conférenciers me semblent avoir eu un point commun : il faut inventer. Inventer de nouveaux paradigmes… Une nouvelle conception de l’agronomie et des « processus de fabrication » de l’agriculture, une nouvelle conception des rapports à la nature, une nouvelle conception des politiques publiques nationales et de leur protection dans un cadre mondial… Une nouvelle conception également des relations à l’échelle du monde, avec la nécessité d’inventer un cadre de règles collectives, comprises par les différentes cultures du monde.

« Changer le monde »… Oui mais comment ? Pour pouvoir inventer, une seule chose est certaine martèle Edgard Pisani : «  Il faut beaucoup travailler ».

TELECHARGER LE PROGRAMME ET LE DOSSIER DE PRESSE

Relecture de la journée par Jean-Claude Flamant, Mission Agrobiosciences

[1Lucien Bourgeois, économiste, membre de l’Académie d’Agriculture. Il a coordonné le numéro de la Revue POUR consacré au « Défi alimentaire mondial : les politiques face à la faim et à la pauvreté »

[2Edgard Pisani, ancien Ministre de l’agriculture, ancien Commissaire européen au Développement, auteur de « Une politique mondiale pour nourrir le monde »

[3Stéphane Le Foll, député européen et membre de la Commission Agriculture et Développement rural du Parlement européen

[4Jean-Luc Mayaud, historien, directeur du laboratoire d’Etudes Rurales de l’Université de Lyon 2. Il a codirigé l’ouvrage : « Nouvelles questions agraires. Exploitants, fonctions et territoires »

[5Bernard Maire, nutritionniste, directeur de l’équipe de Nutrition publique au sein de l’UMR Nutripass (IRD)

[6Jean-Luc Gréau, économiste, auteur de « La trahison des économistes »

[7, membre d’un groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire

[8Bernard Charlery de la Masselière, géographe, UMR Dynamiques rurales, Université de Toulouse Le Mirail

[9Henri Rouillé d’Orfeuil, économiste, Centre international de recherche agronomique pour le développement (CIRAD)

[10François Papy, agronome, membre de l’Académie d’Agriculture

[11Bertrand Hervieu, sociologue, ancien Secrétaire Général du Centre International des Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes (CIHEAM). Il a dirigé « Mediterra 2008 : les futurs agricoles et alimentaires en Méditerranée »

[12Jean-Pierre Poulain, sociologue de l’alimentation, directeur du Centre d’Etudes du tourisme, de l’hôtellerie et des industries de l’alimentation (CETIA – Université de Toulouse Le Mirail). Auteur de « Sociologie de l’obésité »

[13Professeur en psychologie interculturelle. Université de Picardie Jules Verne (Amiens)

Mot-clé Nature du document
A la une
SESAME Sciences et société, alimentation, mondes agricole et environnement
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Surtourisme : une fréquentation contre nature ?

Rejoignez-nous lors du prochain débat, le jeudi 20 mars 2025 sur la végétalisation de l’alimentation.

Voir le site
Top