13/07/2021
Réforme de la PAC, 13 juillet 2021
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Climat , Elevage , Europe , Politiques , Travail

Débat PAC : l’Irlande tourne autour du pot... de lait

L’opiniâtreté portugaise aurait eu raison des fâcheries entre ministres et députés. Après un premier round de négociation avorté en mai, le Parlement européen et le conseil de l’Union européenne ont finalement trouvé un accord de principe, les 24 et 25 juin 2021 concernant les modalités de la nouvelle PAC, à la grande satisfaction de la ministre portugaise de l’agriculture Maria do Céu Antunes. Cette dernière s’était donné pour objectif d’aboutir à un compromis avant la fin de la présidence portugaise, en juin. Point final de la réforme ? Que nenni. Si les grandes lignes sont fixées, il revient désormais à chaque Etat membre de finaliser son Plan stratégique national. Autant dire qu’en interne, les discussions vont se poursuivre tout l’été, les copies devant être remises à la Commission au plus tard le 31 décembre 2021.
Après avoir pris la température des échanges chez nos voisins espagnols, la Mission Agrobiosciences-INRAE a mis les bouts, direction l’Irlande. Dans cet entretien, Carmel Cahill, ancienne directrice adjointe de l’agriculture et des échanges au sein de l’OCDE, membre associé de l’Académie d’agriculture de France, décrit un débat lourd de sous-entendus.

Mission Agrobiosciences-INRAE : Chaque pays entame actuellement le dernier round des négociations en vue de la finalisation de son plan stratégique national. Sur quoi portent les négociations en Irlande ? Quels sont les points de désaccords, s’il y en a ?
Carmel Cahill : Deux sujets sont principalement débattus : la convergence des aides et le contenu des écorégimes. Concernant la première, la problématique est assez spécifique à l’Irlande, beaucoup d’autres pays l’ayant déjà opérée. Historiquement, les aides directes étaient calculées en fonction de la production mais, depuis le découplage des aides de 2003, ils sont exprimés par unité de surface. Ceci a généré des montants d’aides à l’hectare variables entre les exploitations. La précédente réforme a donc imposé à l’Irlande d’opérer la convergence interne. Le gouvernement s’y est attelé depuis 2015, assez modestement et doit poursuivre le processus sous la nouvelle PAC. Il faut dire que les syndicats agricoles y sont réticents, craignant qu’elle ne porte un coup dur au secteur, surtout aux exploitations commerciales et plus viables. Le gouvernement semble aussi vouloir freiner la vitesse de la convergence. Quant aux partis politiques de gauche, ils semblent voir dans la PAC plutôt une politique sociale qu’une politique agricole ou économique. A ce titre, ils plaident pour une redistribution plus forte des aides vers les petites et moyennes exploitations. Bien évidemment, tout cela va encore évoluer au fil des négociations.

"Il va être difficile de ménager la chèvre et le chou."

Qu’en est-il pour les écorégimes[1] ?
Sur ce point, les positions vont différer d’un acteur à l’autre. Commençons avec le gouvernement irlandais, lequel cherche la plus grande flexibilité dans la conception de ces écorégimes. Son objectif : que le plus grand nombre possible d’agriculteurs puissent en bénéficier, pour ne laisser personne sur le bas-côté. Mais cette stratégie pourrait interférer avec le principe des écorégimes, à savoir la protection de l’environnement qui appelle des changements de fond. D’autant plus que l’Irlande a bien des défis à relever dans ce cadre (Voir encadré Le casse-tête irlandais). A mon sens, il va être difficile de ménager la chèvre et le chou.
De leur côté, les syndicats agricoles critiquent ces nouvelles exigences en matière d’environnement, trop peu rémunérées au regard des efforts consentis. Bien évidemment, cela traduit plutôt une crainte de la fragilisation du métier qu’une insensibilité des agriculteurs aux enjeux environnementaux. Enfin, les ONG environnementales estiment que tout ceci s’avère trop timide et que, pour respecter les objectifs du Green Deal ou ceux des accords de Paris, des décisions plus radicales s’imposent.

Y a-t-il selon vous des sujets absents de ce débat ?
J’emploierai plutôt le terme de questions sous-jacentes. Pour les comprendre, il convient de rappeler la place qu’occupe le secteur agricole et agroalimentaire en Irlande. C’est un secteur très important pour l’emploi, particulièrement en dehors de Dublin, mais également pour l’économie du pays, une grande partie de la production étant exportée[2]. Il s’agit donc du principal secteur économique endogène du pays : sans lui, l’Irlande dépend beaucoup des investissements étrangers.
D’un point de vue macroéconomique, les gouvernements ont posé notamment via le Food Wise 2025[3] des ambitions de croissance pour ce secteur, avec une augmentation des exportations afin d’en faire un moteur économique, notamment en zones rurales. L’agriculture irlandaise a ceci de particulier qu’elle est majoritairement tournée vers l’élevage et la production laitière. Imaginez un peu : 80% du secteur agricole dépend des bovins, que ce soit le lait ou la viande. L’agriculture est donc le secteur qui contribue le plus aux émissions de GES, à hauteur de 35%, et est responsable, selon les ONG, de la pollution de l’eau, comme de la perte de biodiversité. Tout l’enjeu consiste donc à réduire les émissions de GES et plus généralement l’empreinte environnementale, sans gripper cet important moteur de l’économie endogène.

"On a parfois l’impression que les discussions sont menées parallèlement, sans jamais se croiser"

Sacré chantier qui n’est malheureusement pas toujours débattu en ces termes. Néanmoins, on sent poindre les prémices de possibles discussions sur ce point, non pas via la PAC mais via le futur Food Wise actuellement en cours d’élaboration. La coalition d’ONG environnementales participant aux discussions s’est récemment retirée parce qu’elle estimait que le gouvernement n’était pas suffisamment exigeant envers le secteur agricole au regard de son rôle dans l’émission de GES ; ou plus largement dans la pollution ou la perte de biodiversité. A leurs yeux, cette insuffisance se répercute, de fait, sur d’autres secteurs tels que le transport ou le logement, appelés ainsi à faire de gros efforts pour tenir les engagements globaux.
Il y a actuellement de nombreuses discussions en Irlande que ce soit à propos de la PAC, du Food Wise ou du Green Deal. Mais on a parfois l’impression que ces discussions sont menées de manière parallèle, sans jamais se croiser.

Pour autant, on comprend à vous entendre que les discussions autour de l’impact du secteur agricole sur l’environnement, particulièrement l’élevage, ne font que commencer…
Il y a des questions qui ne sont pas encore véritablement débattues, des arbitrages à opérer. On peut par exemple penser qu’une partie de la réponse se trouve dans une diversification des productions agricoles, afin que le secteur soit moins spécifiquement dédié aux activités d’élevage bovin, très génératrices de GES. Mais il faut tenir compte des conditions climatiques irlandaises, humides et peu ensoleillées, qui compromettent par exemple l’essor du secteur des grandes cultures.
Plus largement, une foule de questions se pose qu’elles aient trait à l’avenir d’une partie de l’élevage bovin, aux conséquences d’un recul de cette activité pour l’économie et la démographie de ces territoires, sans oublier l’épineux - voire tabou - sujet du niveau de vie de ces agriculteurs. Pour certains, leurs revenus agricoles dépendent fortement de l’argent de la PAC mais, comme dans beaucoup d’autres Etats de l’Union y compris en France, la manière dont ceux-ci sont estimés ne reflètent pas nécessairement le niveau de vie de l’exploitant et/ou du ménage : est-il en couple ? Le ou la conjoint.e a-t-il un travail à l’extérieur ? A-t-il un loyer à payer, etc… ? Dans quelle mesure, finalement, l’activité agricole contribue-t-elle – ou pas du tout - aux revenus globaux du ménage ? Plutôt que de tenter d’éclairer ces questions, de débattre ouvertement de tous ces enjeux, on cherche à garder le statut quo. C’est dommageable.
Finalement, pour revenir à la PAC, il en va de cette politique comme de tout instrument politique : elle ne peut être tout à la fois une mesure sociale, environnementale, de performance, de soutien aux revenus… Sauf à vouloir résoudre à tout prix la quadrature du cercle.

Autre élément à prendre en considération, le Brexit. Historiquement, le Royaume-Uni était un important partenaire commercial de l’Irlande, particulièrement pour le secteur agricole. L’épisode du Brexit a-t-il infléchi les réflexions sur la PAC ?
Il y a de nombreuses inquiétudes sur les conséquences futures pour les exportations irlandaises vers le Royaume-Uni (RU), particulièrement pour le secteur bovin viande. Et ce n’est pas le récent accord trouvé entre le RU et l’Australie[4] qui va arranger les choses. Pour le moment, le RU reste aligné sur les normes sanitaires européennes, ce qui signifie qu’ils ne laisseront pas entrer sur leur territoire des viandes issues d’animaux élevés aux hormones. Une bonne nouvelle pour les produits irlandais. Cependant, le secteur bovin demeure sous tension. Quelles conséquences pour la PAC ? On peut supposer que le gouvernement va tenter d’aboutir à une réforme qui ne fragilise pas ce secteur déjà sous pression.

Propos recueilli par L. Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 21 juin 2021.


Le casse-tête irlandais
On la voit comme une île verte, bardée de pâturages. En 2018, le Ministère français de l’agriculture dressait le portrait de l’agriculture irlandaise et des politiques afférentes. Grande spécificité : l’élevage bovin y est « largement dominant avec les deux-tiers des zones de pâturage utilisés à cet effet », ces dernières représentant 80% de la Surface Agricole Utile (SAU). Conséquence : « la préoccupation environnementale s’inscrit au centre des débats politiques irlandais. En effet, les émissions de gaz à effet de serre sont issues pour plus de 35 % du secteur agricole alors que la production ne cesse d’augmenter ». Ainsi, "s’appuyant sur des analyses menées à l’échelle internationale concluant à une forte croissance de la population mondiale et à une occidentalisation des régimes alimentaires", la stratégie agricole irlandaise – Food Wise 2025 – pose comme objectifs « d’augmen­ter la valeur ajoutée de l’ensemble du secteur agroali­mentaire irlandais de 70 %, de développer la valeur de la production primaire de 65 % à 10 Md€, et de créer 23 000 nouveaux emplois ». Le hic, que relève le document du ministère : si des efforts sont menés pour réduire l’impact environnemental, « les émissions globales du secteur agricole irlandais continueront d’augmenter ou au mieux de stagner ».
C’est que cette politique a pour effet d’accroître le cheptel, laitier notamment, donc le niveau global des émissions. Une perspective qui fait grincer des dents à l’heure du Green Deal. Dans un rapport édité en mai 2021, le Réseau Action Climat déplorait ainsi cette forme de déconnexion entre les objectifs de cette politique nationale axée sur l’expansion du cheptel laitier, la nécessité d’atténuer le changement climatique et la réforme de la PAC. « La poursuite du processus de la stratégie agroalimentaire 2030 est en contradiction avec le règlement et les orientations du plan de la PAC  » arguaient les auteurs.
Sources : Les politiques agricoles à travers le monde, Ministère de l’Agriculture, 2018 ; Will Cap strategic plans help deliver much needed climate action ? Climate Action Network, mai 2021.
Entretien avec Carmel Cahill, ancienne membre de l’OCDE.

[1] Ecorégimes : aides du premier pilier permettant de rémunérer les pratiques écologiques des exploitations. Dans le compromis récemment trouvé entre le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, les écorégimes doivent représenter 25% des aides du premier pilier.
[2] Le secteur agroalimentaire emploie 8,6% des actifs et représente 10,6% des exportations. Source : les politiques agricoles à travers le Monde, Ministère français de l’Agriculture, 2018.
[3] Publiée en 2015, Food Wise 2025 désigne la stratégie agricole irlandaise.
[4] Un accord post-Brexit a été trouvé entre l’Australie et le Royaume-Uni. Il permettra notamment aux biens britanniques d’entrer en Australie sans droits de douane. "Brexit : le Royaume-Uni a trouvé un accord commercial avec l’Australie", le Point 15 juin 2021.


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