27/06/2023
[BorderLine] Où sont passés les experts ?
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Crises , Expertise , Pesticides , Santé

« Les expertises scientifiques collectives sont des outils de la démocratie sanitaire »

Pour préparer la prochaine rencontre BorderLine "Où sont passés les experts ?" et amorcer dès à présent la réflexion sur ce thème de l’expertise scientifique, la Mission Agrobiosciences sollicite l’analyse de plusieurs personnalités. Après François Saint-Pierre, c’est au tour de Laurent Fleury, responsable du pôle Expertise collective à l’Inserm de se prêter à l’exercice. Lancées dès 1995, avant même la création des agences d’expertise sanitaire, les expertises collectives de l’Inserm ont gagné leurs lettres de noblesse au fil des ans, mêlant liberté du chercheur et analyses pluridisciplinaires. Un retour d’expérience pour saisir à la fois les atouts et limites de cet exercice, mais aussi s’interroger sur les difficultés de mener une telle démarche en temps de crise.

Mission Agrobiosciences-INRAE. Quelle est, à vos yeux, la principale qualité des expertises collectives de l’Inserm ?
Laurent Fleury : Rappelons tout d’abord que les expertises collectives ont été initiées en 1995, à une époque où les agences d’expertise sanitaire n’existaient pas encore. Pour Philippe Lazar, directeur général de l’Inserm qui en a défendu la création, les missions du chercheur sont doubles : découvrir et conseiller ou, pour reprendre ses mots : « A long terme, permettre de comprendre ; à court terme, aider à agir à partir de ce que l’on sait déjà. »
De mon point de vue, l’une des principales qualités des expertises collectives est leur caractère multidisciplinaire. L’actualité mondiale nous rappelle tous les jours combien les données de la recherche médicale, clinique ou fondamentale sont cruciales. Reste que celles-ci, par leur nombre et leur diversité, sont difficilement accessibles et utilisables directement. C’est particulièrement vrai en santé publique où les sujets sont complexes, avec des facteurs qui interagissent subtilement, les problématiques étant transversales avec une forte dimension sociale. Leur synthèse nécessite donc une longue analyse critique, ce que font précisément les expertises collectives de l’Inserm.
Ainsi, pour chacune d’elles, nous sollicitons les meilleurs spécialistes du sujet pour qu’ils analysent de manière critique, chacun depuis leur discipline, la littérature scientifique disponible. Nous disposons à cet effet d’un service de documentation extrêmement performant, avec deux documentalistes très aguerri·e·s qui se mettent à l’entière disposition des chercheurs.

Cette multidisciplinarité confère aux expertises une très grande robustesse

Cette multidisciplinarité confère aux expertises une très grande robustesse. Bien sûr, faire travailler ensemble des chercheurs de disciplines différentes n’a jamais été facile mais c’est ce qui fait l’intérêt de la démarche. En outre, cela aboutit dans certains cas à de nouvelles questions de recherche ou des rapprochements entre des personnes de disciplines différentes, qui trouvent matière à travailler ensemble.

Elle présente cependant deux inconvénients. Premièrement, cet exercice demande du temps : il faut deux ans minimum pour mener une expertise collective. Deuxièmement, elle donne lieu à une publication qui a certes l’avantage d’être précise et fouillée mais reste difficile à lire pour le grand public. Enfin, j’aimerais insister sur le fait que je n’aime pas le terme d’expert : ce sont des chercheurs spécialistes des domaines concernés que nous sollicitons. Nous les identifions principalement via leurs publications.

En quoi ces expertises sont-elles spécifiques ?
Elles concernent toujours des sujets complexes ; sinon on ne demanderait pas une expertise collective Inserm. Par ailleurs, et c’est leur seconde qualité, nous disposons d’une grande indépendance pour mener nos investigations. Ainsi, le commanditaire d’une expertise intervient au début du processus, lors du cadrage. Cette étape passée, les chercheurs ont toute latitude d’explorer les éléments qui leur semblent importants, ce qu’ils apprécient tout particulièrement.
Autre spécificité, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui rédigent le document, que nous relisons par la suite, ce qui ne donne pas la même couleur qu’un document écrit par un tiers, relu et corrigé par un chercheur. Signalons également que nous n’avons pas de président de groupe, les chargé·e·s d’expertise sont juste des facilitateur·rice·s qui veillent et organisent le bon déroulé de l’expertise. Enfin, l’Inserm peut s’autosaisir sur un sujet qui lui semble important. A ma connaissance, l’Institut n’a jamais fait valoir ce droit. Mais son existence est gage d’autonomie, d’indépendance et de liberté.

Vous opérez une distinction entre expertise scientifique collective et expertise scientifique en temps de crise, pourquoi ?
Une expertise collective ne peut pas être très utile en temps de crise : cette méthodologie demande trop de temps par rapport à la réactivité que requiert une crise. De plus les expertises collectives Inserm s’appuient sur des données publiées dans les revues scientifiques ce qui n’est pas toujours possible en particulier sur des questions nouvelles ou inconnues.

Pourtant, certaines compétences déployées lors d’une expertise collective peuvent être mobilisées en temps de crise, particulièrement la capacité à identifier les personnes ressources sur un sujet donné ou encore celle à sélectionner, dans la littérature scientifique, les informations pertinentes. Au moment de la pandémie, notre service identifiait, chaque jour, les articles disponibles sur la Covid-19. Concrètement, entre le 1er avril et le 31 juillet 2020, plus de 29 000 articles ont été passés en revue dont 14 500 sélectionnés et indexés en fonction de 8 thématiques d’intérêt – épidémiologie, psychologie, immunologie, diagnostic, par exemple. Chaque jeudi, une synthèse reprenant les 35 à 40 articles les plus pertinents était transmise à la cellule interministérielle en charge du pilotage de la crise. Ces informations étaient rendues publiques via le site internet de l’Inserm et transmises directement aux scientifiques impliqués dans la lutte contre la Covid.

La rencontre BorderLine « Où sont passés les experts ? » part du constat que l’expertise scientifique est critiquée, malmenée. Le partagez-vous ?
Je pense effectivement qu’il y a une crise de confiance du public envers les scientifiques. Celle-ci est alimentée et exacerbée, de mon point de vue, par les réseaux sociaux et la médiatisation « d’experts autoproclamés » qui viennent donner leur avis personnel sur les chaînes d’infos en continu. Ceci dit, ce phénomène n’est pas nouveau, on évoquait déjà il y a une vingtaine d’années l’érosion de la crédibilité des universitaires ou des chercheurs. Dans ce contexte, la gestion médiatique de la crise de la Covid-19 n’a pas arrangé les choses.

Notre rôle est de fournir une expertise sur un sujet donné. C’est ensuite au politique de prendre les décisions qu’il estime s’imposer.

Je n’ai pas de véritablement de réponse à apporter à cette crise de la confiance. Néanmoins, quel que soit l’institut de recherche qui les mène – Inserm, IRD, INRAE et plus récemment le CNRS -, les expertises collectives, parce qu’elles reposent sur des connaissances vérifiées, validées, discutées et non pas l’avis d’une personne isolée, sont indépendantes, fiables et sont devenus des outils de la démocratie sanitaire. Elles sont rarement remises en cause car il est difficile de venir critiquer un travail qui repose sur une analyse collégiale multidisciplinaire. En outre, leur rendu est transparent : toutes les sources sont clairement indiquées.

Notre rôle est de fournir une expertise sur un sujet donné. C’est ensuite au politique de prendre les décisions qu’il estime s’imposer. Dernièrement, l’expertise sur les pesticides a conduit les pouvoirs publics à classer comme maladie professionnelle agricole le cancer de la prostate lié à l’exposition au chlordécone. C’est une belle réussite !

Vous n’êtes pas dans la même posture que des agences telles que l’Anses qui mène des expertises scientifiques et a également en charge les autorisations de mise sur le marché, des produits phytosanitaires notamment.
Ce n’est effectivement pas le même rôle, les agences ayant moins de liberté que nous. Leurs expertises sont suivies d’une décision d’autoriser ou pas l’emploi d’une substance. En outre, elles n’ont pas la même latitude que nous dans le choix de leur corpus d’articles scientifiques, lequel répond à des critères plus stricts.

Existe-il à vos yeux des angles morts sur ce sujet de l’expertise collective ?
Plutôt que des angles morts, je citerai deux limites ou inconvénients. La première a trait aux publications disponibles. Notre méthodologie repose sur l’analyse de la littérature scientifique. Il faut donc une certaine ancienneté des sujets afin de disposer d’un nombre suffisant de résultats de recherche. D’autre part les résultats négatifs sont moins souvent publiés ce qui peut être un biais.
La seconde concerne la prise en considération des savoirs profanes ou expérientiels, qui reste difficile. Analyser de manière critique la littérature scientifique est un travail de chercheurs. Cette tâche ne peut pas être confiée à une personne qui n’est pas familière de l’exercice. Par contre, les associations de malades sont, lorsque c’est possible, sollicitées en amont du processus, lors de la définition du cahier des charges de l’expertise, pour vérifier par exemple que nous n’avons pas omis certains points. Quand le processus est terminé, nous leur présentons les conclusions de l’expertise. Cette démarche fonctionne particulièrement bien avec les associations qui sont dans la même logique que nous, au service des malades et de la compréhension de la pathologie. Tel fût le cas pour la fibromyalgie par exemple où nous avons pu écouter et échanger avec les différentes associations.

Propos recueillis par L. Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 13 juin 2023.


À PROPOS DES EXPERTISES COLLECTIVES DE L’INSERM
C’est en 1995 que l’Inserm, fort de la volonté de son dirigeant de l’époque Philippe Lazar, initie les expertises collectives. Le principe ? Pour une question donnée, un groupe d’une dizaine de chercheurs reconnus pour leur connaissance aigue du sujet, passe au crible la littérature scientifique disponible – des corpus de plusieurs milliers de documents – et en livre leur analyse critique. Menées sur un temps long - le processus dure deux ans minimum -, ces expertises collectives pluridisciplinaires donnent lieu à une publication détaillée (souvent plus de 1000 pages) ainsi qu’à un document synthétique (50 pages) et plus récemment à un résumé de deux pages. Elles s’accompagnent de recommandations en santé publique destinées aux décideurs et de recommandations de recherche à l’attention de la communauté scientifique. Elles sont, enfin, accessibles librement depuis cette page.
Et certaines synthèses sont disponibles en anglais sur medline

[BorderLine] Où sont passés les experts ?

Rendez-vous le jeudi 6 juillet 2023, de 18HOO à 20HOO,
au Quai des Savoirs de Toulouse,
39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse.
Prenez votre billet (gratuit) : https://billetterie.quaidessavoirs.toulouse-metropole.fr/selection/timeslotpass?productId=10228698068505

Laurent Fleury, pôle Expertise collective (Inserm)

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