29/06/2023
[BorderLine] Où sont passés les experts ?
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Expertise , Gouvernance , Travail

« L’expertise est toujours limitée »

Qu’est-ce qui fait l’expert ? En la matière, pour le philosophie Mathias Girel, il faut se débarrasser d’un certain nombre de présupposés. Premier d’entre eux, l’idée selon laquelle il y aurait d’un côté les experts sachant et, de l’autre, les profanes ignorant. Dans cet entretien réalisé à l’occasion de la rencontre BorderLine "Où sont passés les experts ?" qui se tiendra le 06 juillet prochain, il nous invite plus largement à questionner les processus d’expertise et ce qu’ils produisent, sans omettre d’en évoquer les angles morts. Où l’on saisit que, derrière cette question du fonctionnement de l’expertise, c’est de démocratie dont on parle.
Maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure, Mathias Girel est notamment l’auteur de « Science et territoires de l’ignorance » édité aux chez Quae, en 2017.

Quelles sont les critères qui, historiquement, conféraient le statut d’expert ? Cette définition est-elle toujours d’actualité ?
M. Girel : Pour caractériser la figure de l’expert, on pourrait effectivement remonter le cours de l’histoire jusqu’au XVIIe siècle et la révolution scientifique, époque où statuts de l’expert et du scientifique s’entremêlaient (1). De grands noms de la science étaient ainsi sollicités pour trancher tel ou tel point. Ceci étant dit, je préfère m’attarder sur sa figure actuelle, telle qu’on se la représente, en particulier sur les plateaux des chaînes d’information en continu, car elle s’accompagne de deux présupposés qu’il importe de nommer : l’individualité et l’omnicompétence de l’expert.
L’individualité, c’est l’idée selon laquelle l’expertise serait conduite par un individu isolé. Bien que, dans certains cas précis, une personne puisse être sollicitée par une instance pour rendre un avis dans un temps limité et selon une procédure réglée, la plupart des expertises sont collectives. Ainsi en va-t-il de celles menées dans les agences, l’ANSES par exemple, la Mission pour l’expertise scientifique du CNRS, les instituts de recherche, le GIEC.

"Un ou une experte renommé.e doit savoir écouter d’autres voix sur les sujets qui ne relèvent pas de son domaine de compétence"

Le deuxième présupposé – l’omnicompétence – voudrait que certaines personnes soient expertes sur les questions «  scientifiques  », au sens très large, tandis que les autres seraient profanes en la matière. Il y aurait ainsi d’un côté le camp de la science, avec celles et ceux capables de donner un avis sur les questions scientifiques et complexes et, de l’autre, les citoyens profanes et non-sachant. Lors de la pandémie, tout un chacun a pu entendre sur les chaînes d’information continue des invités « experts » s’exprimant aussi bien sur le virus, la vaccination que la cinétique de la maladie. Des collègues qui utilisaient des statistiques dans leur discipline, en économie par exemple, pensaient pouvoir commenter les études épidémiologiques. Pourtant, si vous êtes un tant soit peu proche des communautés scientifiques, vous savez que l’expertise est toujours limitée. C’est d’ailleurs ce qui en fait sa valeur : vous n’êtes expert.e que d’un phénomène et d’une branche donnés. Cela signifie également qu’un ou une experte renommé.e doit savoir écouter d’autres voix sur les sujets qui ne relèvent pas de son domaine de compétence, et ne pas oublier que pour le reste, elle fait partie du public, des «  profanes  ». Ces distinctions me semblent très importantes politiquement et médiatiquement.

Vous l’avez dit, l’expertise scientifique est un exercice collectif. Celui-ci s’est d’ailleurs fortement institutionnalisé depuis une trentaine d’années avec, suite aux crises de la vache folle ou des OGM, la création des agences d’expertise – l’Afssa et l’Afsset, puis l’Efsa. Pour autant, cette formalisation ne semble pas avoir tu les critiques, bien au contraire. En témoigne par exemple le récent rapport du Conseil scientifique de l’Anses (2), qui souligne plusieurs tensions. N’est-ce pas paradoxal ?
Il s’agit là de l’avis d’un Conseil scientifique d’une agence donnée. La remise en cause, ponctuelle, du travail de telle ou telle instance ne doit pas nécessairement amener à considérer celle-ci comme partagée par la majorité de nos concitoyens. Ainsi, je ne pense pas qu’il y ait une méfiance voire une défiance généralisée vis-à-vis de l’expertise. Cela relève d’une construction. Bien sûr, il y a des remises en cause, les expertises peuvent produire des connaissances inconfortables pour les décideurs, les administrations, les gouvernements… C’est plutôt dans ce cadre-là qu’émerge une critique quant aux résultats de l’expertise, sa légitimité ou son autorité.
Prenons l’exemple des consultations citoyennes sur le climat ou la fin de vie, lesquelles constituent des formes d’expertise collective. Je n’ai pas souvenir que celles-ci aient fait l’objet d’un jugement négatif. Au contraire, tous les participants ont souligné qu’elles avaient été l’occasion de créer un savoir commun et partagé. Par contre, cela n’élude pas la question de l’usage politique qui va en être fait. De mon point de vue, la critique et les frictions émergent plutôt à ce moment-là.
Dans ce cas, ce n’est pas tant une question scientifique que démocratique. Et cela implique de réfléchir, à un moment donné, à la manière d’organiser le débat. Faut-il mener une consultation à grande échelle, comme ce fut le cas pour le climat ou la fin de vie, ou via des formats plus restreints ? Avec quelle durée ? Le format est important. Exprimer son point de vue dans un groupe de vingt personnes n’est pas la même chose que face à 200 individus. Même conclusion par rapport au temps accordé à la réflexion : certains processus se déroulent sur quelques weekends, d’autres sur plusieurs années. Le format et le pas de temps vont influencer l’expression individuelle et collective et donc, en définitive, l’expertise rendue. Dit autrement, la méthode n’est pas «  formelle  » ou extérieure au sujet : elle détermine en partie le fond et ce qui va être discuté. Bien évidemment, il faut parfois agir dans l’urgence, comme ce fut le cas lors de la crise pandémique(3). On ne peut pas attendre huit ans pour décider des actions à engager.

Cela change tout de même la figure de l’expert : on n’est plus expert au regard de son savoir ; c’est plutôt la procédure qui vous confère ce statut…
Effectivement. Dans ce cadre précis, l’expert n’est plus cet individu qui se fait le porte-voix de l’état le plus avancé de la science sur un sujet donné. Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, il y a quelques années, ont dressé une typologie des formes de débat public qui sont aussi des formes d’expertise collective – conventions citoyennes, conférences de consensus(4)… Il faut intégrer ces différentes arènes pour discuter des questions publiques dans lesquelles l’information scientifique joue un rôle important.
Cependant, il y aura toujours des domaines pour lesquels nous avons besoin de savoir ce que dit la science la plus avancée et ce qu’elle ne dit pas. A cet égard, le Conseil scientifique de la période Covid semble avoir mené un travail sérieux, dans un temps limité et sans préparation. Il a donné une image assez fidèle de la production scientifique disponible à ce moment-là, sur un sujet qui n’était pas stabilisé. On n’a pas encore assez de recul temporel, mais c’est un épisode intéressant, qui a été éclairé aussi bien par Daniel Bznamouzig, qui était dans le conseil, que par Henri Bergeron et ses collègues, du point de vue des organisations dans ce dernier cas (5).

"Autant l’activité scientifique est scrutée dans ses moindres détails, autant l’activité d’expertise correspond à une zone grise."

La crise sanitaire a également vu son lot d’experts autoproclamés sur les plateaux télé. Cela n’a-t-il contribué à brouiller un peu plus cette figure de l’expert ?
Oui, il y a toujours ces effets de brouillage. De manière plus générale, cela pose plusieurs questions. Tout d’abord, il y a la question de la disponibilité. En période de crise comme celle que nous avons connue, les personnes les plus compétentes ne sont pas celles qui sont les plus disponibles pour répondre au pied levé à la sollicitation d’un média. Elles sont bien trop occupées à mener leurs recherches, à faire tourner leur service ou leur labo. Il y a donc un effet d’éviction. Ensuite, se pose une question fondamentale relative au contenu, à ce que l’on peut dire ou pas. Que fait-on par exemple si on a des doutes ponctuels sur les principes thérapeutiques de tel ou tel vaccin mais qu’on ne veut pas non plus voir son propos instrumentalisé ? Que peut-on ou doit-on dire du dissensus, s’il existe ? En la matière, les avis divergent. Au nom du principe de transparence, les uns plaident pour ne rien cacher ou minorer. D’autres, au contraire, estiment que, dans ces moments sensibles, insister sur les désaccords scientifiques risque d’altérer la compréhension. Ce sont des considérations éthiques et scientifiques, qui doivent être traitées avec nuance. Toutes les communautés scientifiques doivent faire preuve de vigilance épistémologique vis-à-vis de leur discipline dans l’espace public.

Pour terminer, y a-t-il selon vous des éléments qui ne sont jamais abordés sur ce sujet de la figure de l’expert ?
Bien que je ne considère pas cela comme un élément central, il y a une question que je me pose en tant que référent à l’intégrité scientifique, relative à l’évaluation des expertises menées. Autant l’activité scientifique est scrutée dans ses moindres détails, via l’évaluation par les pairs et les instances dédiées, autant l’activité d’expertise, lorsqu’elle est effectuée en cumul de l’activité principale, correspond à une zone grise. Tout dépend alors de l’instance pour laquelle cette expertise est réalisée., car elle n’est alors plus « suivie » par l’employeur, par le laboratoire de rattachement et tous les outils d’évaluation. Entendons-nous bien : cela ne signifie pas qu’elle n’est pas bien menée. Celle-ci est souvent très bien faite : les chercheurs et chercheuses sollicitées répondent avec la plus grande rigueur et avec intégrité - je n’ai aucun doute là-dessus. En revanche, j’estime qu’il y a, pour l’instant, une zone grise dans l’évaluation de l’expertise, que ne comblent pas totalement l’exigence de transparence vis-à-vis des conflits d’intérêt ou les cadres normatifs à notre disposition.

Propos recueillis par L. Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 02 juin 2023.

(1) Cette question a été largement explorée dans le domaine des «  STS  », voir par exemple Steven Shapin, A Social History of Truth : Civility and Science in Seventeenth-century England, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
(2) Voir le rapport du groupe de travail "Crédibilité de l’expertise scientifique" du Conseil scientifique de l’ANSES, qui est disponible ICI
(3) C’est là aussi un thème bien exploré. Voir, dans le contexte de la réponse à une crise environnementale, S. Frickel, « On missing New Orleans : Lost knowledge and knowledge gaps in an urban hazardscape », Environmental History, 13, no. 4, 2008, p. 643-50
(4) Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible : sociologie pragmatique des transformations, Paris, Éditions Pétra, 2017
(5) Les deux sont intervenus dans le séminaire tenu à la République des Savoirs, à l’ENS, intitulé Les temps de la pandémie, 2021-2023.


[BorderLine] Où sont passés les experts ?

Rendez-vous le jeudi 6 juillet 2023, de 18HOO à 20HOO,
au Quai des Savoirs de Toulouse,
39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse.
Prenez votre billet (gratuit) : https://billetterie.quaidessavoirs.toulouse-metropole.fr/selection/timeslotpass?productId=10228698068505

Mathias Girel, philosophe

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