L’imaginaire du mangeur bio
"Ça ne mange pas de pain ! de mai 2008 : "On a bio dire, quel méli-mélo"
J. Rochefort : Ce qui nous a poussé à vous inviter aujourd’hui, c’est un article à paraître dont vous nous donnez la primeur, qui s’intitule « La pensée magique et sympathique chez le mangeur bio ». En quelques mots, qu’est-ce qui motive le consommateur quand il passe au bio ?
K. Montagne : Pour ma part, je ne parle que du mangeur français, car les comportements sont très différents d’un pays à l’autre, notamment les Français par rapport aux anglo-saxons. Ainsi, dans l’Hexagone, l’arrivée dans le bio n’était pas motivée par un aspect écologique ou humaniste mais par une rupture de vie : la survenue d’une maladie, le fait de tomber enceinte, l’arrivée de la ménopause chez la femme ou la première crise cardiaque chez l’homme. Dans ces moments là, les gens ont tendance à se requestionner sur leur comportement alimentaire et leurs pratiques de vie en général.
Le bio ne serait-il pas alors un nouvel avatar de la croisade hygiéniste que nous connaissons actuellement et qui prône la morale de la pureté, de ce qui est sain ?
Je dirais plutôt que c’est une tentative de trouver d’autres solutions que le seul système allopathique, c’est-à-dire la médecine conventionnelle, pour pouvoir agir directement sur son propre corps, retrouver une certaine maîtrise au lieu de rester un simple patient.
Dans la « bio-attitude », vous le soulevez dans votre article, il peut y avoir aussi quelque chose de l’ordre du religieux...
Oui, tout simplement par le principe d’incorporation - Je deviens ce que je mange. Ainsi, manger bio, c’est manger plus sain, consommer des aliments plus proches de la nature et donc incorporer toutes les valeurs que l’on accorde à ces produits. Non seulement cela consiste à ingérer moins de toxiques, pense-t-on, même si ce n’est pas vrai, mais c’est s’ouvrir surtout sur une alimentation différente. Par exemple, les personnes atteintes du cancer auxquelles on a conseillé de manger macrobiotique1 se dirigent souvent vers le bio, car il est à même de fournir les plantes et les qualités désirées, mais aussi des guides de type naturopathe.
D’autres encore, ont la volonté d’aller plus loin, en essayant de retrouver un état de pureté originelle...
Vous expliquez aussi dans votre étude qu’on retrouve chez les mangeurs bio une attitude un peu contestataire, avec une critique à l’égard de la société. Cela voudrait-il dire que manger bio, c’est être de gauche ?
C’est du moins avoir une volonté d’un monde plus humain, de liens sociaux plus nombreux. Si être de gauche, c’est vouloir limiter la notion de hiérarchie sociale, vouloir que les petits producteurs gagnent leur vie décemment sans devoir exploiter la terre de manière inconsidérée, alors oui, je connais plusieurs vendeurs de bio qui sont dans ce registre. Même si les légumes ne sont pas beaux, ils les prennent par solidarité car ils considèrent avant tout la valeur du travail que ces produits représentent.
Vous parliez des différences entre pays. Cela signifie-t-il que les représentations du bio ne sont pas les mêmes chez nos voisins ?
La hiérarchie dans les représentations du manger bio n’est pas la même. En France, la motivation première du mangeur bio, c’est la santé. Vient en second la protection des terroirs, des traditions culinaires et agricoles, et, bien après, la notion écologique. D’après ce que j’ai pu observer en Angleterre, l’aspect écologique prime. Ensuite, apparaît l’aspect goût, tradition, ouverture sur d’autres cultures, du fait du melting-pot de la population anglo-saxonne. Quant à l’aspect santé, il est peu prégnant.
B. Sylvander : Ajoutons qu’en Allemagne, en Suisse ou en Autriche, les valeurs environnementales sont dominantes et déterminent la consommation de produits bio.
On entend souvent dire que les produits bio sont meilleurs au goût... Denis Corpet, vous vouliez dire quelque chose là-dessus ?
D. Corpet : Moi, j’ai pour habitude d’acheter des produits bas de gamme. Les premiers prix, dans les enseignes discount. Quand j’achète un produit transformé bio ou qu’on m’en offre un, je le trouve toujours délicieux. Il s’agit de gâteaux secs, de confitures etc. En revanche, les légumes bio que j’achète à des amis pour les soutenir, je les trouve personnellement moins bons car ils sont plus riches en matière sèche et en polyphénols. Du coup, les carottes sont amères. Quant à la salade, elle est pleine de petites bêtes et il faut la laver trois fois ! Donc, pour moi, c’est moins agréable.
B. Sylvander C’est peut-être du aux procédés de tes amis, car dans les coop ou les supermarchés qui vendent du bio, on ne retrouve plus du tout ce syndrome, qui était très présent en revanche dans les années 70-80. Aujourd’hui, les légumes et les fruits bio sont bons. Et comme, très souvent, les maraîchers bio utilisent des variétés différentes des variétés standard, le goût est lui aussi différent. Ce n’est pas forcément meilleur ou moins bon, mais différent.
V. Péan : En fait, il faudrait peut-être que Denis change d’amis, tout simplement !
K. Montagne : Tout dépend de la valeur qu’on met dans l’aliment et dans la manière de le produire. Cela hiérarchise la qualité dans l’esprit des mangeurs. La moins bonne étant ce qu’on trouve en supermarché, puis en haut de l’échelle, les marchés et, surtout, ce qu’on fait soi-même ou ce que des gens chers ont fait pour nous. C’est le lien social qui, ici, joue. Et ce, pour les produits bio comme pour les autres. Une pomme achetée à un petit producteur, même non bio, sera trouvée meilleure que celle achetée en supermarché, même bio, car on aura passé un temps à discuter en direct avec ce producteur.
Manger bio, selon votre enquête, c’est souvent être anti-consommation. Or la majorité des produits bio sont vendus en grand surface. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
K. Montagne : Tout dépend du type de consommateurs. Vous avez les bio « intermittents » qui, ponctuellement, achètent ce type d’aliments, souvent en grandes surfaces. Ceux que j’ai rencontrés sont beaucoup plus impliqués et vont plutôt dans des coopératives bio. On retrouve chez eux des aspects philosophiques, éthiques.
B. Sylvander : Les produits vendus en grande surface sont le plus souvent des produits basiques. Le lait, surtout, les œufs, les céréales, les biscuits. Ce n’est donc pas très impliquant de les acheter. D’un autre côté, il y a les magasins spécialisés et les marchés, où les consommateurs achètent plus en quantité par personne, et sur des assortiments plus larges, avec 5 à 10 produits différents. Ce sont donc deux univers complètement distincts, pour des consommateurs souvent différents.
Pour conclure, pensez-vous que cette consommation va se développer en France ?
K. Montagne : Je pense que les trentenaires, qui ont connu des mouvements étudiants très développés, notamment en sciences humaines et sociales, continuent d’avoir ce type d’engagements. Il est donc probable que ce marché continue à s’ouvrir, du moins tant que les gens en auront les moyens.
Interview réalisée par Jacques Rochefort de la Mission Agrobiosciences, dans le cadre l’émission spéciale de "Ça ne mange pas de pain !", "On a bio dire : quel méli-mélo", enregistrée en mai 2008
Télécharger l’Intégrale de cette émission spéciale, On a bio dire, quel méli-mélo ! Le bio sous toutes les coutures : histoire, rapport à la nature, effet sur la santé, imaginaire du mangeur bio.....
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (17h30-18h30) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.
(1) couverture du dossier Eco consommation de l’Ademe
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Interdits alimentaires : aux tables de la Loi, interview de Philippe Assouly, philosophe, par Sylvie Berthier, dans le cadre de l’émission, Manger, c’est pas sorcier, mais...
- "Les représentations sont des espèces vivantes", conférence de Saadi Lahlou, psychologue, dans le cadre de la 9ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale, Images et imaginaires au coeur des échanges entre agriculture et société
- Les produits de terroir, entre cultures et réglements, la cahier issu du café débat de Marciac avec Laurence Bérard (Unité mixte de recherche en éco-anthropologie et ethnobiologie, Cnrs)
- La consommation engagée : mode passagère ou tendance durable ?, entretien avec Geneviève Cazes-Valette, Professeur à l’ESC Toulouse et anthropologue.
- Quand les crises alimentaires réveillent les utopies, la conférence de Claude Fischler, lors de la 6ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale de Marciac, :"Biotechnologies : fascinations... interpellation" et "Être de son temps à la campagne "
- Sécurité et qualité alimentaires : le prix à payer, le Actes des 3èmes Rencontres Agriculture, Alimentation & Société