Point de vue
L’ONG Friends of the Earth lance un pavé dans la mare nano
Dans son rapport "Nanotechnology, climate and energy : over-heated promises and hot air ?", Les Amis de la Terre - Friends of the Earth (FoE) - critiquent les orientations des financements publics sur les nanotechnologies. Pour l’organisation non-gouvernementale (ONG), les efforts de recherche concernant l’utilisation des nanotechnologies pour résoudre les problématiques énergétiques sont vains. Les financements publics doivent être réorientés vers d’autres priorités afin de réduire l’émission des gaz à effet de serre.
FoE justifie cette position en se basant sur une série d’études qui avancent que, dans leur état actuel, les nanomatériaux sont grands consommateurs d’énergie pour leur fabrication et que leur utilisation, dans des domaines comme l’énergie solaire ou l’hydrogène, ne fournit pas de rendements énergétiques supérieurs aux technologies actuelles. L’ONG pointe aussi les risques posés pour l’environnement et la santé de ces nouveaux produits.
Ce rapport met-il en lumière des questions qu’il est légitime de porter dans un débat public ? Certainement. Le fait-il de manière constructive et non-partisane afin de contribuer au débat efficacement ? Il est clair que non.
La mise en avant de la problématique
Le rapport de FoE a pour but de poser la question de savoir si les solutions apportées par les nanotechnologies dans le domaine des énergies renouvelables sont positives. L’ONG analyse donc l’état de l’art sur ces questions à l’heure actuelle. Le bilan retient que les nanomatériaux n’ont pas révolutionné le secteur de la production d’énergies renouvelables, que les efforts sur un meilleur stockage de l’énergie n’ont pas été un succès, que le coût énergétique de fabrication de ces matériaux est supérieur aux gains qu’ils procurent et que les risques posés par ces matériaux pour la santé et l’environnement ne sont pas tous compris et maîtrisés.
FoE dénonce aussi le fait qu’une partie des fonds fédéraux sont utilisés pour financer des travaux de R&D en nanotechnologie destinés à améliorer la recherche et l’extraction de pétrole. Le rapport critique le fait que de nombreuses applications des nanotechnologies n’ont pas de conséquences sur la production d’énergie. FoE tire le bilan de 10 années de travaux dans le domaine et le procès semble sans appel. Les nanotechnologies n’ont pas apporté la révolution technologique que leur développement promettait. L’ONG conclut donc qu’il faut abandonner la voie des nanotechnologies et réorienter les financements publics vers d’autres possibilités.
Une démonstration séduisante mais manquant de recul
Le problème, est qu’il est impossible de savoir si les nanotechnologies ont échoué par rapport aux potentialités qui leur étaient prêtées. Tout ce que l’ont peut dire actuellement, c’est qu’elles n’ont pas encore réussi. Les experts du domaine s’accordent pour dire que la possibilité de comprendre et de maîtriser les propriétés de la matière à l’échelle nanométrique laisse espérer des innovations technologiques potentiellement importantes. Seulement, cela fait tout juste 10 ans que les travaux ont été lancés dans ce domaine. Combien de temps a-t-il fallu pour maîtriser la fabrication et le transport d’électricité ? Combien de temps entre la découverte de la radioactivité et la mise en place de centrales nucléaires ? Des décennies.
Se placer en juge après dix années de recherche exploratoire - et comme si les chercheurs avaient fait le tour de toutes les possibilités - est complètement inapproprié. Cela pourrait mettre en avant - au mieux - une méconnaissance complète des processus de recherche et développement, et des délais qu’ils impliquent. D’ici 20 ans - voire même plus, il sera sage de tirer des conclusions sur les nanotechnologies. De faire le bilan de ce qui a été effectivement possible par rapport aux attentes suscitées à la fin des années 90.
Les auteurs sont paradoxalement contraints de reconnaître que leur bilan est précoce. Ils ne peuvent rien affirmer de manière certaine. Dans leur analyse, leurs conclusions ne sont pas des affirmations mais des phrases au conditionnel ou alors contiennent des formules comme "il est improbable que", "cela pourrait ou ne pourrait pas" ou "dans un futur proche". Ces formules indiquent qu’il est trop tôt pour juger de manière certaine de l’efficacité des nanotechnologies.
La principale critique à faire à ce rapport découle alors de la position tenue par FoE pour fonder son analyse et ses conclusions. L’ONG est focalisée sur le fait que dans leur développement actuel, les nanotechnologies n’apportent pas de réponse miracle. Et d’en conclure donc, et ce de manière forcément discutable, qu’il faut arrêter tout financement public pour le développement des nanotechnologies.
FoE estime ainsi que les tenants de la cause nanotechnologie ont menti en affirmant que les nanomatériaux pourraient à terme apporter des solutions dans le domaine énergétique et en constatant que les avancées ne sont pas encore au rendez-vous. Or, personne n’avait affirmé qu’en 2010 les nanotechnologies auraient résolu tous les problèmes. Le bilan actuel est ainsi bien posé par FoE : les nanotechnologies n’ont pas encore dépassé les autres approches. FoE s’arrête là et conclut à l’échec et à l’abandon. Ce que le rapport ne souligne pas c’est que les nanotechnologies ont démontré leur potentialité. Il est trop tôt pour savoir si les nanotechnologies tiendront toutes leurs promesses mais en 2010 ces promesses tiennent toujours la route. Et, contrairement à ce qui est avancé par FoE, cela justifie la poursuite des travaux.
Abandonner toutes les recherches en nanotechnologie ?
La confusion dans le rapport ne vient pas seulement du fait que FoE critique le fait que la R&D en nanotechnologie dans le domaine de l’énergie n’a pas été productive. L’ONG étend son analyse à l’ensemble de la R&D en nanotechnologie. "La plupart des nanoproduits ne sont pas dédiés au secteur énergétique et conduisent à une forte dépense énergétique." Cette observation faite au sujet des nanomatériaux s’adresse de la même manière à certains matériaux ou produits chimiques. On peut par exemple dire que la plupart des produits chimiques ne sont pas dédiés au secteur énergétique et conduisent à une forte dépense énergétique. Cela constitue-t-il une justification de l’abandon de la recherche en chimie ? Ou à celui de l’utilisation des produits chimiques ?
La problématique des risques posés par les nanomatériaux sur la santé et l’environnement est de la même nature. La grande majorité des produits chimiques n’ont pas été testés de manière rigoureuse pour ce qui concerne leurs impacts sur la santé et l’environnement. Cela doit susciter l’interrogation, la vigilance et la mise en place de système de régulation. Mais abandonner tous les produits chimiques ?
FoE prend comme exemple les cosmétiques, les crèmes solaires ou encore les chaussettes qui contiennent des nanoparticules d’argent. Tous ces développements sont superflus selon l’ONG étant donné que les nanomatériaux utilisés pour ces applications ont un coût énergétique de fabrication élevé. Mais que dire alors des applications biomédicales des nanotechnologies ? FoE ne dit rien là-dessus. Pourtant, si l’on étend les arguments du rapport, il faut alors interdire tous les développements en nanotechnologies concernant les traitements pour le cancer sous prétexte que les nanomatériaux utilisés sont produits à un fort coût énergétique et sans retombées pour l’environnement. Est-ce sérieux, alors que la voie ouverte par les nanotechnologies dans ce domaine est la plus prometteuse jamais tentée ?
Qu’est ce qui justifie de faire un bilan maintenant ?
Pour l’ONG, les solutions à adopter pour limiter les effets du changement climatique doivent être prise immédiatement puisque le changement radical doit intervenir dans les deux décennies qui viennent. FoE tient donc à souligner par son bilan précoce que les nanotechnologies n’ont pas encore délivré de résultats satisfaisants. Au lieu de constater les avancées faites en seulement dix ans de travail et réfléchir à une meilleure priorisation des recherches dans le domaine pour atteindre plus rapidement les buts espérés, l’ONG exige de tout arrêter.
Seulement les propositions faites par FoE dans le rapport sont parfois contradictoires avec la notion d’urgence prônée pour justifier l’arrêt des recherches en nanotechnologies. Certaines des solutions alternatives défendues - réorganisations de villes, développement des systèmes de transport en commun, etc - ne sont pas non plus des solutions de court terme. De plus, dans la lutte pour limiter les gaz à effet de serre, ne faut-il explorer qu’une seule voie ? Pourquoi se priver de plusieurs alternatives ? Pourquoi en vouloir autant aux nanotechnologies ?
FoE annonce sur son site internet américain que le fait d’avoir "dit ’non’ aux nanotechnologies" est une des réussites clés de 2009 [1]. Du coté français, l’opinion de l’ONG sur les nanotechnologies est aussi très claire [2]. Le registre change. L’impartialité qui pourrait être attendue pour ce rapport qui se présente comme une compilation de données scientifiques et leur analyse semble bien compromise. Le lecteur est alors contraint de constater que ce qui pourrait être un outil de questionnement pertinent et légitime sur la balance entre l’impact énergétique et environnemental des nanotechnologies par rapport à leurs apports, n’est en fait destiné qu’à discréditer les nanotechnologies dans l’opinion publique.
Le parti pris de l’ONG contre les nanotechnologies transpire dans une bonne partie du rapport. Des images utilisées pour l’illustrer - ours blanc sur la banquise, enfants dans des lits d’hôpitaux, poissons morts, cortèges de manifestants - n’ont pas grand-chose à voir avec la thématique. A cela s’ajoute une comparaison vraiment tirée par les cheveux faisant intervenir la bombe atomique d’Hiroshima. Et puis, il y a les chiffres bien sur !
Un exemple d’argument bancal : la dépense publique aux Etats-Unis
Le but de FoE est de s’assurer que les fonds publics sont dirigés vers des activités de recherche ou vers des politiques publiques qui contribuent à lutter contre l’émission de gaz à effet de serre. A ce titre, elle critique vigoureusement les sommes attribuées dans le budget fédéral américain à la recherche en nanotechnologies sur la problématique de l’énergie. On peut lire dans le rapport, que "d’énormes quantités d’argent public sont investies dans la R&D en nanotechnologie dans le domaine énergétique. [...] En 2008, 29% du budget fédéral pour les nanotechnologies lui était dédié", 29% cela semble en effet énorme lorsque le chiffre est lancé.
Mais 29% de quoi ? 29% du budget fédéral en R&D pour les nanotechnologies, c’est-à-dire 29% du programme National Nanotechnology Initiative (NNI). En 2008, le budget total du NNI était de 1,554 milliards de dollars. Or le budget fédéral total en R&D pour 2007 était de 98,3 milliards de dollars. En estimant une dépense fédérale similaire en 2008, la part des financements fédéraux de R&D dédiée aux travaux en nanotechnologies dans le domaine de l’énergie est de 0.46%. L’effet peut être encore plus flagrant si l’on compare cette dépense au budget total du gouvernement fédéral - 3 600 milliards de dollars par an. Pour le coup, seuls 0,00013% de l’argent public annuel est dépensé dans le cadre nano et énergie. De quoi remettre très sérieusement en question l’ "énormité" des sommes engagées.
Les critiques faites par FoE sont déjà prises en compte
Les trois critiques principales faites aux nanotechnologies par FoE sont donc les suivantes : D’une part, la fabrication des nanomatériaux n’est pas industrialisée et se fait à un fort coût énergétique et économique. La production massive de nanomatériaux est alors compromise. D’autre part, les résultats obtenus dans l’utilisation des nanomatériaux dans le domaine des énergies renouvelables, comme le solaire notamment, n’ont pas démontré des rendements forts pouvant envisager une commercialisation rapide. Enfin, les nanomatériaux présentent des risques potentiels pour la santé et l’environnement qu’il convient d’estimer et maitriser.
Plutôt que d’en conclure à un arrêt total de cette voie, l’ONG aurait pu demander à ce que les financements publics soient dirigés vers ces difficultés et ces thématiques de manière prioritaire afin d’obtenir des résultats plus rapidement sur ces questions clés. Ceux qui connaissent bien les politiques publiques dans le domaine des nanotechnologies aux Etats-Unis pourront rapidement confirmer que c’est précisément ce que le NNI fait à l’heure actuelle.
Le NNI a lancé pour cette année trois Signatures Initiatives - des programmes de R&D prioritaires - dont deux répondent exactement aux critiques faites par FoE [3]. La première est consacrée à la fabrication des nanomatériaux. Elle a pour but de développer des processus économiquement, énergétiquement et écologiquement fiables qui permettent de produire les nanomatériaux à grande échelle de manière responsable. La seconde concerne la collecte et la conversion de l’énergie solaire. Elle a pour but de donner un coup de fouet à la R&D dans ce domaine afin d’obtenir plus rapidement des résultats pouvant être développés à l’échelle industrielle.
Par ailleurs, depuis 5 ans, des efforts considérables ont été portés sur les questions de santé, sécurité, environnement dans le cadre des nanotechnologies. Le nouveau plan stratégique du NNI réaffirme cette priorité [4]. Ces derniers jours encore, deux articles mettent en avant les actions de différents acteurs afin de promouvoir un développement responsable et maitrisé des nanotechnologies [5, 6]. Après 10 ans, tous les acteurs du domaine sont conscients de l’importance de ces questions et le NNI ne cesse d’oeuvrer pour plus de dialogue et de coopération.
Conclusion
L’ouverture d’un domaine de R&D complètement nouveau est une tâche complexe et incroyablement vaste. Dans le cas des nanotechnologies tout est à inventer : développer de nouveaux matériaux ; mettre en place de nouveaux instruments de mesure, une nouvelle métrologie ; mesurer et comprendre les propriétés de ces matériaux ; développer de nouvelles applications ; développer des processus pour industrialiser de manière économiquement viable les innovations ; étudier les impacts possibles de ces matériaux sur la santé et l’environnement ; etc. Tout cela ne se fait pas en 10 ans. Les révolutions énergétiques ne se sont jamais produites en un jour. Elles ont toujours été liées à de forts investissements et de longues recherches afin de surpasser les énergies précédentes. L’ONG n’en aurait pas conscience ? Cela semble peu probable.
FoE construit son argumentaire sur le fait que le lecteur, lui, méconnait sans doute les délais qu’impliquent les processus de recherche et de développement. L’ONG essaie ainsi de le convaincre que les nanotechnologies sont dans une impasse non pas tant sur le fait qu’elles ne seront pas efficaces - ce que personne ne peut encore affirmer à l’heure actuelle, pas même l’ONG - mais sur le prétexte, qui s’avère erroné, que les résultats ne sont pas au rendez vous par rapport aux promesses faites.
Il est un peu surprenant de voir une ONG environnementale dénoncer des investissements qui contribuent à la recherche de solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Que FoE critique les applications pour les cosmétiques, étant donné leur coté "gadget", peut être compréhensible. Mais pourquoi en vouloir à la recherche de nouvelles solutions énergétiques ? Pourquoi faire preuve de mauvaise foi certaine en faisant un procès aux nanotechnologies avant même d’avoir réuni des pièces à conviction sérieuses ? Serait ce simplement parce que l’ONG s’oppose de manière globale aux nanotechnologies, même si cela doit conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain ? Qu’est ce que peut y gagner l’ONG au final ? Voilà des questions qu’il faut alors se poser.
Il est bien sur hors de question ici de succomber aux sirènes d’un positivisme aveuglant voulant que les nanotechnologies soient le "graal" qui vient résoudre tous les problèmes. La question posée par FoE sur l’impact énergétique et environnemental des nanomatériaux est légitime et doit être prise en compte pour assurer un développement responsable du domaine dans les années à venir. Certaines des données présentées sont intéressantes. Elles sont malheureusement noyées dans un discours au parti pris trop tranché. Le rapport de l’ONG ne conduit pas à une émulation dans le débat public mais bien à une radicalisation des opinions en accusant les responsables des nanotechnologies de scientisme et en se présentant comme un rempart anti-nano, comme l’organisation qui viendrait lever la grande supercherie de toute l’entreprise nano.
Or, s’il est bien une chose qui différencie les nanotechnologies des autres développements technologiques, c’est la manière avec laquelle se fait l’évolution du domaine. Participative. Ouverte aux contributions extérieures. En incluant les acteurs. En prenant en compte de manière réelle la notion de développement durable et responsable. Personne ne peut nier que les possibilités de faire valoir son point de vue et de participer aux débats existent aux Etats-Unis. Le NNI vient d’ailleurs de réaffirmer cette dimension participative comme priorité dans son nouveau plan stratégique. Et dans ce cadre, Friends of the Earth - comme toute autre ONG, association ou citoyen - a son rôle à jouer. Si elle se décide à le faire en toute bonne foi.
Rédacteurs :
Vincent Reillon, deputy-phys.mst@consulfrance-houston.org ;
Alberto Pimpinelli, Attache-phys.mst@consulfrance-houston.org
Pour en savoir plus : [1] Les réussites clés de Friends of the Earth pour 2009
- [2] Position des Amis de la Terre France sur les nanotechnologies, 06/2010 - http://redirectix.bulletins-electroniques.com/JmycP
- [3] Les trois premières Signature Initiatives en détail
- [4] National Nanotechnologie Initiative : décryptage du nouveau du plan stratégique, BE Etats-Unis 226, V. Reillon, 18/11/2010
- [5] An Anticipatory Governance Approach to Carbon Nanotubes, M. Philbrick, Risk Analysis
Volume 30, Issue 11, pages 1708-1722, November 2010 - [6] An Industry-Driven Approach to EHS Issues, Nanotechnology Law Report News, J.C. Monica, 17/11/2010
Sur le débat nano et société, on peut lire sur le site de la Mission Agrobiosciences