04/09/2012
Flamant

Hommage à Jean-Claude Flamant : Le chercheur citoyen, l’homme d’action et le territoire

A l’occasion des 18èmes controverses européennes de Marciac, les 1er et 2 août derniers, un hommage émouvant fut rendu à Jean-Claude Flamant, décédé le 19 juin 2012. Parmi les nombreux témoignages de collègues, amis, personnalités scientifiques et politiques, celui de Gilles Allaire qui l’a longuement côtoyé tant au sein de l’Inra qu’auprès de la Misison Agrobiosciences. Il rend compte ici des réactions recueillies auprès d’autres chercheurs qui furent également des compagnons de route et pointe les apports les plus saillants de Jean-Claude, dans sa passion pour le territoire, son goût pour l’action, son sens de la médiation et de la synthèse.

Le chercheur citoyen, l’homme d’action et le territoire
Par Gilles Allaire

C’est un honneur pour moi, ici, à Marciac, de saluer Jean-Claude Flamant. Dans cet hommage j’évoquerais l’homme d’action, d’action dans le monde. A cet égard, Jean-Claude n’avait pas les certitudes que d’autres ont pu avoir sur la façon d’agir ; mais il nourrissait de grandes ambitions pour l’humanité. Il était pour cela curieux, attentif, réactif. Je ne sais pas s’il employait ce terme, mais il me semble qu’il avait une vision raisonnable de l’action, bien sûr pas au sens où elle procéderait de la seule raison rationnalisante, mais au contraire au sens du partage, au sens des valeurs qui peuvent s’exprimer dans des consensus.
Sa capacité de synthèse a été souvent appréciée, dans ses différentes activités, comme chercheur, comme Président du centre INRA de Toulouse (de 1985 à 1999), comme militant de plusieurs associations, comme Président du conseil de développement du Grand Toulouse et, ici, comme animateur des 16 premières éditions de l’Université d’été de l’innovation rurale, avec son habileté à mettre en lumière le fil des idées. Cette capacité de synthèse, il la devait à sa faculté d’écoute, sans oublier une certaine dose d’humour, indispensable pour la lucidité.
Michel Duru en témoigne lorsqu’il écrit qu’il garde le souvenir « d’un homme de conviction et de médiation, d’une grande curiosité et gentillesse » ; il dit aussi qu’il « avait une autorité "naturelle" car son analyse des situations complexes était fondée sur une excellente expertise, fruit de sa curiosité, de ses voyages et de ses nombreux contacts.  » Dans les contributions reçues pour la 18ème édition des Controverses de Marciac, Yves Pinel, un participant assidu, fait écho à ces propos en nous proposant de nous inspirer de Jean-Claude Flamant, de «  s’inspirer de son humanité, de sa curiosité, de son goût de l’observation, de sa puissance de travail et de synthèse, de sa capacité à nous écouter, nous entraîner et nous rendre intelligents.  »
Je citerai encore Alain Langlet : « Depuis 1970, j’ai toujours connu JCF voulant agir pour faire évoluer les esprits de sa communauté, ou au-delà (…) » . L’image qu’il garde est celle de Jean-Claude «  toujours agissant pour ouvrir à des approches nouvelles, à des acteurs nouveaux sur le terrain ou dans les institutions.  » Jean-Claude était un passeur. Alain poursuit : « Chercheur, je le voyais côtoyer les "acteurs" pour faire évoluer sa communauté scientifique. Acteur, je le voyais tirer argument de sa connaissance de sa communauté professionnelle pour faire réfléchir les acteurs et décideurs politiques.  »
Avec des agronomes et Bertrand Vissac, qui comme lui venait de la génétique animale (un bastion de l’INRA), Jean-Claude a joué un rôle décisif dans la création du département SAD (Systèmes Agraires et Développement) . Bernard Hubert, qui a été chef de ce département, écrit : «  je pense que pour ces deux là, comme pour d’autres, c’est le désir d’une recherche en société, aux prises avec les réalités des gens qui les a conduits à porter cette aventure. Ensuite, c’est vrai que Jean-Claude a tout particulièrement incarné cette interface entre recherche et société, et il est l’un des rares à l’avoir vraiment concrétisée dans des dispositifs et des actions.  »
Bien d’autres témoignages en ce sens pourraient être cités.

D’autres que moi rendront compte de son action dans l’INRA, où s’est déroulé sa carrière de chercheur (de 1963 à 1999), et de son itinéraire scientifique de chercheur, de zootechnicien et de généticien. Parlant de l’homme d’action, du chercheur citoyen, c’est un aspect de son itinéraire intellectuel que je veux évoquer, qui concerne le dialogue entre recherche et société. Avant de parler de l’Université d’été de l’Innovation Rurale et de la Mission Agrobiosciences, qu’il a créées et portées, faisant preuve de ces qualités de médiateur, je veux aussi évoquer ce qui dans sa pensée apparait comme un fil conducteur : le territoire, tant l’objet d’intérêt du géographe ou de l’anthropologue, que le territoire de l’action citoyenne et des débats qui l’accompagnent.

Pour preuve de l’importance intellectuelle du territoire : Jean-Claude a fait partie du petit groupe de créateurs du courant européen de recherche sur les systèmes d’élevage, devenu depuis la commission "Livestock Farming Systems" de la Fédération européenne de zootechnie . L’approche « système », qui n’était pas dominante en agronomie ou en génétique animale il y a 40 ans, met l’accent sur le contexte local des ressources productives et des activités. Je pense d’ailleurs que c’est sur cette question que se situe son apport scientifique propre, qu’il ne faut pas négliger, même si dans les circonstances présentes, j’évoque plutôt le versant de l’action. La curiosité intellectuelle de Jean-Claude l’a conduit, au-delà de l’agronomie, à s’imprégner et se passionner pour l’œuvre de géographes, en particulier André Frémont, qui est intervenu à Marciac, et d’anthropologues, en particulier André-Georges Haudricourt (1911-1996), ingénieur agronome, botaniste, mais surtout connu comme linguiste et ethnologue. Ce dernier a eu une sorte de descendance avec les agronomes qui, comme Jean-Claude, se sont intéressés autant aux pratiques de l’agriculture qu’aux techniques de production. Haudricourt a été un grand admirateur du savant botaniste et linguiste russe Nicolaï Vavilov (1887-1943). Jean-Claude l’a suivi sur ce terrain et son intérêt pour la géographie s’alimentait (ou peut-être en est-ce l’origine ?) de son admiration pour l’œuvre de Vavilov, au destin duquel il a aussi été très sensible (celui-ci a été arrêté sous le règne de Lyssenko et Staline et il est mort en prison à Saratov) . Vavilov a été l’un des premiers scientifiques à comprendre l’importance de la diversité biologique pour assurer la sécurité alimentaire de l’humanité. Il a identifié des « centres de diversité » des plantes cultivées (où l’on rencontre un grand nombre d’espèces), en parcourant les cinq continents. Le rôle de ces « centres de diversité » reste encore à éclaircir. Si j’évoque ici cette question, qui a priori est plus une question de sciences sociales que de génétique, c’est pour souligner la pertinence de la réponse que lui a apportée Jean-Claude, qui témoigne de l’importance qu’il accordait à resituer l’agriculture dans une analyse de la société. Pour lui, ces centres de diversité « sont assimilables à ce que les spécialistes des « gènes à effet visible » dans les races animales ont appelé « zones refuges ». Explication : les populations humaines des massifs montagneux sont restées généralement à l’écart des évolutions agricoles et industrielles, notamment avec le grand tournant amorcé aux 18ème et 19ème siècles (…). » Idée simple me direz- vous. Elle permet cependant de discuter à partir de là des politiques de conservation de la biodiversité. Elle est aussi un fil conducteur de la pensée de Jean-Claude, celui qui s’intéresse à la dynamique des territoires.

J’en viens à l’université, devenue Controverses de Marciac. Le 11 août 1998, pour l’ouverture de la quatrième Université d’Eté de l’Innovation Rurale, Jean-Claude rappelle, je le cite :
«  Il y a déjà quatre ans, l’exposition de l’I.N.R.A. « Terroirs, Territoires, Lieux d’innovation » avait fait une halte ici durant dix jours à l’initiative de Pioneer France Maïs (…). Nous avions eu alors l’heureuse surprise de constater une très grande réceptivité du public, et aussi le grand intérêt de Jazz in Marciac et de nos partenaires professionnels. Nous avons constaté que nous nous trouvions sur la même longueur d’onde, dans le même état d’esprit. Alors, nous avons décidé de donner une suite à cette expérience en créant l’Université d’Eté de l’innovation Rurale, et en l’ancrant ici à Marciac.
Le jazz, c’est peut-être de l’improvisation pour une part, mais cela fonctionne sur un thème donné dans la recherche d’une synergie, d’une complémentarité, d’une musicalité. C’est cet esprit qui inspire cette Université d’Eté : brasser des intervenants de différentes origines, faire se rencontrer des participants de différents types de compétences, mais réunis par leur intérêt pour l’aménagement rural, l’initiative dans le monde rural, l’innovation rurale…
 »
Il n’y a pas de doute, pour Jean-Claude, l’innovation rurale est celle qui se produit dans les territoires ruraux, par la valorisation du métier d’agriculteur et par l’initiative collective. Dans le même esprit, l’objectif de valorisation de l’agriculture et de ses métiers, je veux aussi souligner l’appui de Jean-Claude à la Fondation Pierre Sarazin, créée en 1990, après la disparition du directeur fondateur du groupe France-Maïs.

Le lieu (dans Marciac) et la formule de la manifestation ont changé, mais toujours dans ce même esprit… (Voir le texte lu par Jean-Marie Guilloux). La quatrième université se déroulait encore sur le site de la coopérative Vivadour (et cette année-là, l’ensemble du conseil d’administration de VIVADOUR était inscrit à l’Université d’Eté), avant que le chapiteau ne soit installé ici sous les platanes pour les années suivantes. En matière de support logistique, la communauté de communes Bastides et Vallons a pris le relai. La formule a évolué pour laisser plus de place à l’expression des participants, en particulier avec la création des cercles d’échange sous les platanes. Le cadre institutionnel a également évolué, l’Université de Marciac d’abord organisée par Jean-Claude en tant que Président du centre INRA de Toulouse, avec la participation AGROMIP, du Conseil Régional et de partenaires professionnels, a été prise en charge par la Mission Agrobiosciences avec des crédits publics, locaux, régionaux et nationaux. L’an dernier, d’ailleurs, pour la première fois, Jean-Claude a passé complètement la main à l’équipe de la mission pour l’organisation et l’introduction des Controverses de Marciac ; mais il était là, fortement présent parmi nous et toujours aussi attentif. C’était la 17ème édition. Il est parti au moment où cette initiative trouve sa majorité… Il l’a accompagné jusque-là et peut en être fier.

Je reviens à 1998, toujours lors de l’ouverture de cette édition, Jean-Claude annonce que, désormais : «  Le thème de l’Université d’Eté est choisi chaque année par un groupe de responsables professionnels  ». Durant plusieurs années, Jean-Claude a animé avec des groupes de responsables agricoles et de cadres des coopératives du Gers des réunions d’échanges sur les préoccupations du moment pour définir le thème à traiter ; puis le thème a été décidé d’une année sur l’autre (lors d’une réunion de bilan à laquelle l’assistance était nombreuse) et débattu au long de l’année par un groupe local qui en rendait compte au démarrage de l’édition suivante. Sous différentes formes, il a toujours voulu que la réflexion parte des questions exprimées dans les débats de société, tels qu’ils s’expriment à travers l’action locale, il a voulu qu’ainsi, par cette voie, se produise le dialogue avec les chercheurs ou avec les responsables politiques.
C’est sans doute dans l’expérience de ces temps forts qu’ont été les éditions successives de l’université de Marciac, associée à JIM (cela compte pour l’ambiance), qu’il a révélé et entretenu son talent d’animateur de débats ; de toutes sortes de débats, dans le cadre institutionnel de l’INRA et d’exercices de prospective, dans le cadre de la commission des débats publics, dans le cadre des Etats Généraux de l’alimentation et encore différentes sortes d’initiatives. Il a partagé cette expérience avec ses complices de la Mission Agrobiosciences, Jacques, Jean-Marie, Lucie, Sylvie, Valérie ; ce partage a sans aucun doute permis de forger l’expérience propre de Jean-Claude. Cette expérience est notamment celle d’une mise en scène (ou plus exactement sur l’avant-scène) et d’une mise en perspective des débats, d’où le choix du terme controverses, qui s’est peu à peu imposé.

Jean-Claude fut le créateur en 1999, directeur et président de la Mission d’Animation des Agrobiosciences, aujourd’hui dirigée par JM Guilloux. Cette Mission a acquis une grande notoriété comme dispositif innovant de dialogue entre la science et la société ou, en d’autres termes, d’investigation des "débats recherche-société". Le travail réalisé avec de multiples partenaires et publics (agriculteurs, techniciens, enseignants, lycéens, étudiants, chercheurs, élus…) est impressionnant ; il est à disposition par de nombreuses publications réalisées et un site internet riche et actif, souvent consulté.
L’esprit de cette mission, le terme mission n’ayant sans doute pas été choisi par hasard, à la fois dans le jeu institutionnel et à distance réflexive de celui-ci, qui vise à multiplier les témoignages, à réaliser une sorte de vaste enquête sur les débats sociaux, afin de mieux les instruire, est complètement dans la continuité de l’œuvre de Jean-Claude. C’est en même temps le fruit d’une rencontre avec l’équipe qui a développé avec lui cette initiative et vécu cette aventure, dont je viens de citer les noms.

Je citerai encore Jean-Claude, lors d’une intervention dans un lycée agricole : « Face à cette transformation du monde de l’agriculture et son éclatement en des courants divers, j’éprouve le besoin de dire quel est mon état d’esprit : je ne veux pas uniquement faire le constat des forces en présence, organiser, classer, normer… je pense qu’il est nécessaire de s’investir dans un monde en mouvement… un monde qui ne connaît certes pas ce que seront ses futurs, mais qui avance en façonnant les futurs. Il n’y a pas un ordre de raison et de modernité qui s’imposerait, tout fait, totalement formaté.  »

Pour clore, il me reste à dire que j’aimais Jean-Claude, pour sa capacité à relier les idées, pour son action telle que je viens d’essayer d’en témoigner, avec sa capacité d’embrasser toutes sortes de points de vue connexes ou antagonistes dans une vision, et que je l’aimais aussi pour nos différences. Il m’arrive de vouloir aller plus loin dans la contestation des positions dominantes ; mais j’ai beaucoup appris de son humilité, de son attachement au consensus, sans doute indispensable à la quête de l’immortalité.

Marciac, 1er août 2012.

Accéder à la biographie de Jean-Claude Flamant

Par Gilles Allaire ( Inra). Aout 2012
Mot-clé Nature du document
A la une
SESAME Sciences et société, alimentation, mondes agricole et environnement
BORDERLINE, LE PODCAST Une coproduction de la MAA-INRAE et du Quai des Savoirs

Écoutez les derniers épisodes de la série de podcasts BorderLine :
Où sont passés les experts ?
Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?

Rejoignez-nous lors du prochain débat, le mardi 23 avril 2024.

Voir le site
FIL TWITTER Des mots et des actes
FIL FACEBOOK Des mots et des actes
Top