Des laitages, des âges et des images
Chronique Sur le pouce
L. Gillot. Continuons notre enquête sur le lait et les produits laitiers. Après avoir abordé la symbolique de cet aliment puis exploré les aspects santé, essayons de voir comment ces deux aspects s’entremêlent pour influencer la consommation des produits laitiers.
Sociologue et auteur de plusieurs ouvrages dont « Le corps sens dessus dessous. Regards des sciences sociales sur le corps », co-écrit avec Magalie Pierre et publié aux éditions de l’Harmattan en 2004, Laure Ciosi a mené en 2001, pour le Cidil – le centre interprofessionnel de documentation et d’informations laitières - deux enquêtes sur la représentation des produits laitiers, chez les jeunes français (20-30 ans) et les jeunes couples avec enfants (30-40 ans). Nous allons revenir, avec elle, sur quelques-uns des aspects de ces études.
Laure Ciosi bonjour. Vous êtes sociologue, membre de l’association « Transverscité », une association qui regroupe plusieurs chercheurs en sciences sociales et qui est située à Marseille. Vous êtes également chargée de cours à l’Université de Marseille Aix-en-Provence.
L. Gillot. Nous avons vu, au fil de cette émission, que notre rapport au lait était ambivalent. Est-ce un aspect que vous avez également rencontré dans cette population jeune ?
Laure Ciosi. Comme l’a souligné Jean-Pierre Corbeau, les produits laitiers, dont le lait est l’aliment phare, mobilisent des perceptions ambivalentes. En fonction de divers paramètres, celles-ci varient d’un imaginaire positif où sont valorisés les bienfaits du lait pour le corps, à une représentation négative penchant du côté de l’impur, du malsain. Ainsi, dans l’imaginaire, ces produits sont perçus comme favorisant les maladies cardio-vasculaires ou certains cancers. D’où l’émergence récente de la consommation des laits végétaux.
Outre cette ambivalence, ces produits sont également associés à l’image de la nature.
Ils sont effectivement liés à l’univers de la « nature ». Lorsque que les gens évoquent les produits laitiers, ils utilisent fréquemment des termes qui renvoient à cet univers -« vaches », « campagne », « montagne », « herbe », « prairie », « pâturages », « prés »... Par ailleurs, il convient de souligner que les produits laitiers sont associés, dans l’imaginaire, aux régions dont ils sont issus, l’insistance se portant sur des lieux de production fantasmés : les fermes authentiques, le fermier, la vache dans son pâturage. En buvant son lait, le mangeur s’imagine volontiers dans un pré, aux côtés du fermier qui trait la vache. Si dans les représentations sociales, il existe un lien fort entre les lieux de production et la consommation, il n’y a pas ou peu de place pour les lieux de transformation et de vente.
C’est une caractéristique très étonnante qui peut, je crois, éclairer certains aspects de la crise du lait. D’un côté, les consommateurs se trouvent confrontés à des prix d’achat qu’ils jugent trop élevés ; de l’autre, les producteurs sont dans l’incapacité d’équilibrer leurs budgets : la vente ne couvre plus les coûts de production. Dès lors, ce sont ceux qui se situent entre les deux extrémités de la chaîne, c’est-à-dire les laiteries et les industries, qui sont pointés comme responsables de cette incohérence voire de cette injustice. Des intermédiaires qui, justement, n’ont pas leur place dans l’imaginaire associé à ce produit. Cette singularité de la représentation liée à cet aliment explique en partie, selon moi, la sympathie des consommateurs envers les producteurs et la forte solidarité que l’on a ressentie et qui s’est exprimée [1].
Continuons sur cette question des représentations et l’influence qu’elles ont sur les comportements. Avez-vous remarqué une différence entre les filles et les garçons ? On sait par exemple que les filles sont sensibles à leur ligne et que certains produits laitiers sont perçus comme gras.
C’était là l’une de nos hypothèses de départ. On pensait effectivement que les filles auraient une représentation divergente de celle des garçons. Reste que, sur le terrain, nous n’avons pas trouvé de réelle différence entre les deux. Certes, certains produits comme les produits allégés, les yaourts ou le lait, renvoient plutôt à l’univers féminin et aux images qui y sont associés - l’allaitement ou des maladies telle que l’ostéoporose. D’autres sont, à l’inverse, plus masculins. C’est par exemple le cas du fromage qui évoque la force, qualité masculine par excellence, y compris en 2009. Cependant, il s’agit de perceptions qui ne sont pas systématiques contrairement aux distinctions marquées tel que peut l’être l’âge, par exemple.
Le beurre, pourtant perçu comme un aliment gras, ne fait pas exception ?
Non, il n’y a pas de différences entre les femmes et les hommes. Le beurre est associé à une image ambivalente mais néanmoins singulière par rapport à d’autres produits laitiers. On s’en doute, il est perçu comme un aliment gras, néfaste pour la ligne et la santé. Mais il est également associé à un imaginaire très positif puisqu’il est, à la fois, l’aliment des bons vivants et des bons moments (tartines du petit déjeuner par exemple). Or cet aspect n’est pas rencontré pour d’autres produits laitiers. Par exemple, le yaourt est certes pur et sain mais, contrairement au beurre, il est perçu comme un aliment triste : celui du régime, de la nourriture hospitalière.
Dans quelle mesure l’âge, notamment le passage de l’enfance à l’adolescence, influence-t-il les comportements ?
Lorsque les individus nous ont raconté leur histoire alimentaire et ses évolutions, nous avons pu remarquer que les produits laitiers jouaient un rôle important dans la construction identitaire des individus. Ce rôle est particulièrement marqué chez les adolescents qui, pour ne plus être considérés comme des enfants, abandonnent certains produits associés à l’enfance pour consommer ceux réservés jusque là aux adultes. Par exemple, le chocolat au lait du matin cède sa place au café au lait, puis au café noir. C’est le lait qui permet la transition entre le goût sucré du chocolat et celui amer du café ; il adoucit le goût comme le passage entre ces deux âges. L’adolescence est également le moment où l’on va commencer à participer au rituel du plateau de fromage, c’est-à-dire déguster des fromages plus forts et boire son premier verre de vin. De même, au goûter, on troque la tartine de "Nutella" pour un morceau de fromage. En suivant l’évolution de la consommation des produits laitiers, on voit que ces derniers jouent un rôle important dans les passages d’un âge à l’autre : de l’enfance à l’adolescence, puis l’âge adulte.
Chronique Sur le pouce de l’émission de "Ça ne mange pas de pain !" d’octobre 2009, "Voix lactées : des débats et du lait"
Retrouver les autres chroniques et interviews de cette émission :
- "A boire et à manger. Nutrition, santé et produits laitiers". Entretien avec Denis Corpet, directeur de l’équipe "aliments et cancer" (Inra/Envt)
- "Les dualités du lait, entre souillure et pureté". entretien avec Jean-Pierre Corbeau, sociologue de l’alimentation
- "Comment se débarraser d’un Brunost ?". Chronique Le Ventre du Monde de Bertil Sylvander.
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences (publications originales accessibles gratuitement) :
- Radiographie du secteur laitier : entre baisse des prix et suppression programmée des quotas, une analyse économique des arguments de la « grève du lait ». La réaction de Vincent Chatellier, économiste, ingénieur de recherches à l’Inra, Département « sciences sociales , agriculture et alimentation, espace et environnement »
- 30% d’agriculteurs mobilisés, cela peut faire du barouf, la réaction de Pascal Massol, président de l’Association des producteurs laitiers indépendants (APLI)
- Entre désespoir et recomposition du paysage syndical, une lecture sociologique de la grève du lait, Entretien avec Jacques Rémy, sociologue, chercheur au sein de l’équipe MONA, Inra.
- « Serons-nous bientôt obligés de nous priver de viande ? Et même de lait ? ». Le billet de la Mission Agrobiosciences, novembre 2008, par Jean-Claude Flamant.
"Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go) est une émission mensuelle organisée par la Mission Agrobiosciences pour ré-éclairer les nouveaux enjeux Alimentation-Société. Enregistrée dans le studio de Radio Mon Païs (90.1), elle est diffusée sur ses ondes les 3ème mardi (19h-20h) et mercredi (13h-14h) de chaque mois. L’émission peut aussi être écoutée par podcast à ces mêmes dates et heures. Pour En savoir plus....
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.