28/05/2014
Redécouvrir les entretiens de "Ça ne mange pas de pain !".

Alimentation et société. "Jardins ouvriers, familiaux, collectifs. Ces mots qui prennent racine" (interview originale)

Aux quatre coins du monde, potagers et jardins s’épanouissent dans les endroits les plus improbables, des péniches reconverties en jardins flottants sur les canaux d’Amsterdam jusqu’aux potagers luxuriants qui envahissent les terrasses new-yorkaises…
Pour certains, les ceintures vivrières qui fleurissent autour des métropoles, le phénomène des Amap, des parcs agricoles protégés ou des fermes de proximité sont le signe d’un besoin de rapprochement de la production alimentaire des consommateurs urbains. Sans doute, mais seulement ?
Prenons l’exemple des jardins partagés. Si leur nom a changé au fil du temps - jardins ouvriers, partagés, collectifs, familiaux -, en est-il de même pour leur vocation et leur fonction sociale ? S’agit-il de rapprocher la production alimentaire des consommateurs urbains ? De re-tricoter du lien social ? De re-tisser un fil avec la nature ? Bref, ces jardins sont-ils des espaces de rencontre ou de production ?
Pour répondre à toutes ces questions, Sylvie Berthier invitait en mars 2011, lors de l’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosiences, "Ça ne mange pas de pain !", consacrée aux jardins potagers, Françoise Dubost (photo ci-contre), sociologue, auteur de « Les jardins ordinaires ». Dans cet ouvrage, elle livre une recherche à la fois historique, sociologique et ethnologique sur les jardins ruraux et ceux de banlieue qui, dit-elle, sont les témoins exemplaires des transformations de la vie. Lire l’interview ci-dessous...

"Jardins ouvriers, familiaux, collectifs. Ces mots qui prennent racine"
Une interview de la sociologue Françoise Dubost, auteur de « Les jardins ordinaires » (L’Harmattan, 1997), réalisée lors de l’émission radiophonique de la Mission Agrobiosciences "Ça ne mange pas de pain ! " de mars 2011,

Sylvie Berthier. Avant de parler de nos jardins partagés d’aujourd’hui, arrêtons-nous d’abord sur les premiers jardins collectifs, créés au XIXe siècle.
Françoise Dubost. Cette invention des philanthropes nous vient d’Allemagne où les Kleingarten ont été créés dès le milieu du XIXe s. Puis, l’idée a été reprise en France, par un ecclésiastique qui était aussi un homme politique : l’abbé Lemire, député-maire d’Hazebrouck dans le Nord, qui fonde, en 1896, la Ligue du coin de terre et du foyer [1], une œuvre philanthropique, d’assistance. Le but : venir en aide aux plus nécessiteux en mettant gratuitement à leur disposition un lopin de terre, afin qu’ils cultivent des légumes pour se nourrir et qu’ils disposent aussi d’un petit coin pour prendre l’air et se détendre en famille. Rappelons l’extrême misère de la condition ouvrière à l’époque, surtout en ville, où les familles sont entassées dans des taudis et souffrent de graves carences alimentaires.

Ces espaces représentaient aussi pour l’abbé Lemire et d’autres philanthropes, des lieux idéaux et naturels de l’ordre social… Il pèse une intention hygiéniste et morale sur la création des jardins ouvriers.
Tout à fait. À l’intention philanthropique de soulager la misère ouvrière, s’ajoute une préoccupation hygiéniste : compenser l’insalubrité des taudis, les miasmes de la ville, les dangers de la promiscuité. Le discours sur les jardins ouvriers est à la fois moralisateur, hygiéniste et paternaliste, typique de cette fin du XIXe siècle. Alors que se développent l’urbanisation et l’industrialisation, enflent les discours sur les dangers de la ville et de l’industrie. Le jardin doit un être un moyen de moraliser l’ouvrier, d’en faire un bon travailleur, de le préserver de la tuberculose, de le détourner du bistrot - l’antidote de l’assommoir – et, par là même, des idées subversives : quand les têtes s’échauffaient, le socialisme faisait des émules…

Au fil des époques, on note des évolutions sémantiques. On parle moins de jardins ouvriers, et davantage de jardins familiaux, collectifs. Est-ce représentatif d’une évolution des usages et des fonctions de ces espaces partagés ?
Certainement. Ces jardins ouvriers ont connu une extension massive dans la période de l’entre-deux-guerres, notamment pendant la crise des années 30. Ils étaient un remède à la pénurie alimentaire. D’ailleurs, c’est pendant la Seconde Guerre mondiale, qu’ils atteignent le nombre record de 600 000 pour la France.
Puis, après la guerre et durant la période des Trente Glorieuses - et bien qu’ils aient été rebaptisés jardins familiaux pour faire oublier un peu leur passé prolétaire - 90% de ces jardins disparaissent sous l’effet d’une urbanisation galopante. Les terrains sont repris pour construire des HLM, des écoles, des hôpitaux, des parkings.
Dans les années 70, qui sont encore celles de la prospérité économique, ces espaces n’ont plus vocation à soulager la misère ouvrière : désormais, les préoccupations d’urbanisme l’emportent sur les préoccupations sociales. Avec la création du ministère de l’Environnement, les jardins collectifs sont valorisés comme espaces verts et de loisirs, peu coûteux puisque l’entretien est à la charge des jardiniers et qui correspondent au goût et aux aspirations d’un grand nombre de gens. Bien que des mesures soient prises pour favoriser leur création ou préserver ceux qui existent, cela ne suffit pas à enrayer le déclin des jardins collectifs. A cette époque, ils ne se maintiennent que dans des banlieues de plus en plus éloignées des centres villes. Il faut attendre les années 90 pour les voir renaître et, cette fois, sous d’autres formes.

Aujourd’hui, quelle est la vivacité de ce mouvement en zone urbaine, mais aussi en zone rurale, où de plus en plus de personnes souffrent de précarité ? Leur fonction est-elle redevenue alimentaire ?
D’abord, les jardins familiaux, à vocation alimentaire, existent toujours sous leur forme traditionnelle. Ils ont même repris une certaine vigueur mais, à leurs côtés, sont apparus d’autres types de jardins, qui ont donné à l’espace collectif davantage d’importance. Une nouvelle légitimité même, car il offre un moyen de conserver un contact avec la nature et d’apprendre à la respecter. Et ceci est vrai aussi bien pour les citadins de tous âges, que pour les ruraux et les personnes vivant en zone péri-urbaine.
Dans le même temps, en cette période de crise économique, de chômage, et de malaise des banlieues, où même les zones rurales ne sont pas épargnées, une nouvelle vocation sociale est allouée à ces jardins ; celle de constituer un lieu d’intégration pour les personnes en difficulté comme pour les immigrés. Ce sont là les idées des promoteurs de l’écologie urbaine pour qui la notion de qualité de l’environnement et celle de communauté sont étroitement liées. C’est sur ce principe que se sont fondées, par exemple, les expériences pionnières des community gardens [2] aux Etats-Unis et au Canada. Elles ont suscité en France, depuis les années 90, un foisonnement d’initiatives qui sont pour la plupart le fait d’associations et de bénévoles.
Si on prend l’exemple des jardins partagés, créés en nombre par des associations en centre ville ou en proche banlieue, on y cultive des légumes mais sans prétendre obtenir une production vivrière. Leur vocation essentielle reste de créer du lien social et de la solidarité de voisinage dans un quartier, d’offrir aux citadins un petit coin de verdure qu’ils peuvent s’approprier et cultiver à leur goût. C’est une des formes nouvelles de jardins collectifs.
Reste ceux, comme les jardins de Cocagne [3] ou les jardins du Cœur [4] par exemple, créés par les Restaurants du Cœur, dont la vocation sociale est avant tout l’insertion de chômeurs, rmistes, ou SDF, embauchés sous contrat, pour produire des fruits et des légumes pour leur propre consommation ou celle d’autres personnes en difficulté.
Enfin, pour remédier à d’autres formes d’exclusion, il existe aussi des jardins pour handicapés, des jardins thérapeutiques… Par exemple, dans les Jardins de l’Espérance [5], à La Ciotat, ont été aménagées pour la première fois – et cela s’est reproduit depuis dans d’autres jardins- des plates-bandes surélevées à l’usage des handicapés moteurs ou des personnes âgées. Ces expériences s’appuient sur la collaboration des services sociaux et des collectivités territoriales, et surtout sur l’initiative de municipalités. Ils deviennent ainsi des outils de politique sociale. Et puis, il y a encore une floraison de jardins pédagogiques à l’usage des enfants ou des adultes.

Pensez-vous que ces espaces partagés sont des miroirs de notre société ? Et qu’en disent-ils finalement au XXIe siècle ?
Je crois que notre société a un besoin très urgent de retrouver un contact avec la nature et de fabriquer du lien social ou de la cohésion sociale. Et c’est ce besoin qui se reflète dans les missions nouvelles dont est investi le jardin collectif. Cependant, reste à savoir dans quelle mesure, le jardin collectif sous ses formes nouvelles peut concilier les missions dont on l’investit et les habitudes des jardiniers dont les pratiques restent souvent individualistes.

Propos de table
Discussion avec les chroniqueurs

Bertil Sylvander. Il est intéressant que ces jardins, devenus désuets, reprennent vie. Vous avez parlé de leur naissance grâce à l’abbé Lemire, un homme d’église. Quel rôle ont joué les différents courants politiques dans leur création ou leur régression ? Je crois, par exemple, que dans l’Ouest de la France, l’église a joué un rôle important, et le parti socialiste, dans le Nord.
Françoise Dubost. C’est l’abbé Lemire qui a institutionnalisé les jardins ouvriers en France. Il était ecclésiastique et député-maire d’Hazebrouck dans le Nord. Il appartenait à ce mouvement politique de la fin du XIXe siècle, le christianisme social, qui militait, notamment, pour que chacun ait accès à une maison avec un jardin. C’était une revendication très forte pour tout un mouvement politique, assez partagé entre la droite et la gauche, correspondant à une aspiration très vive des Français. Si, aujourd’hui, 60% des Français habitent dans une maison avec un jardin, c’est que ce besoin était fort et que les politiques ont fini par y accéder.

Lucie Gillot. Vous dites que le mouvement est né en Allemagne. A-t-il connu les mêmes évolutions dans ce pays, qui a une tradition de jardins assez forte.
Oui, mais pas seulement en Allemagne. L’Autriche et de nombreux pays d’Europe de l’Est ont inclus les jardins collectifs dans leurs plans d’urbanisation. Tout comme le Canada ou l’Amérique du Nord. Finalement les jardins collectifs se sont très largement répandus dans les pays anglo-saxons, où ils constituent une véritable tradition, contrairement aux pays méditerranéens. Ceci explique, sans doute en partie, pourquoi la France n’a jamais réussi à inscrire, de façon systématique, ces espaces dans les plans d’urbanisation.

Bertil Sylvander. A un certain, moment, les classes moyennes n’ont-elles pas pris le relais de la culture des jardins dits ouvriers. Je pense à des artisans, des commerçants qui, non seulement font un jardin, mais réalisent aussi de la conserve familiale avec les produits qu’ils cultivent.
Tout à fait. Alors que l’on croyait que le goût du jardin et la culture du potager allaient disparaître, parce que trop liés dans nos représentations à la présence des agriculteurs, finalement le potager est toujours vivant. Et ce sont les ruraux non-agriculteurs qui ont pris le relais dans les campagnes. Car, aujourd’hui, la campagne est majoritairement habitée par des ouvriers, des employés, des cadres moyens et supérieurs, et la plupart d’entre eux, notamment les classes moyennes, font des petits potagers, sur des surfaces réduites, dans lequel ils cultivent moins de légumes de soupe, et davantage de produits de plaisirs saisonniers - des salades, des fraises, des asperges. C’est phénomène marquant de notre époque : le potager n’a pas disparu, même s’il s’est beaucoup réduit en superficie.

Publié par la Mission Agrobiosciences, en mai 2011

Lire sur le site de la Missison Agrobiosciences :


Avec Françoise Dubost, sociologue

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