07/04/2014
Lettre ouverte au Canard Enchaîné

A propos du Conflit de canard...


Cher Canard Enchaîné,

En tant que fidèles lectrices, nous apprécions tes plumes, sourions à tes cancans et saluons tes pavés dans la mare d’une saine irrévérence. Nous aimons aussi que tu sois parmi les rares à ne pas participer au concert du moralisme ambiant.
Aussi sommes-nous d’autant plus étonnées, chaque semaine, à la lecture d’une de tes rubriques dont le ton et le procédé nous froissent souvent le gosier et qui figure parmi les rares à ne pas être signée. « Conflit de canard », puisqu’il s’agit d’elle, se donne pour mission de tordre le cou aux principaux fauteurs de la malbouffe. Là n’est pas ce qui nous embête. Certes, la vision y est univoque mais après tout, on peut arguer que face aux moyens que développent certaines entreprises agroalimentaires et groupes chimistes, la nuance n’est pas forcément de mise.

Le bon, le juste et le croyant

Dans cette droite ligne, l’auteur (ou l’auteure, ou les auteurs) canarde aussi régulièrement les propos de chercheurs et d’experts qui, dès lors qu’ils font entendre une voix discordante par rapport à un "bien-manger" uniquement considéré sous l’angle de la nutrition et de la santé, sont suspectés de « servir la soupe » à l’industrie honnie. Dans cette croisade du bon, du juste et du croyant, Conflit de canard ne propose aucune analyse des arguments de ces chercheurs, n’invite nullement au questionnement, ne laisse place à aucun doute. Le procédé de disqualification est lapidaire et tient en trois mots : conflit d’intérêt.
Indépendance totale et transparence absolue - vue ici comme l’absence de tout contact avec une entreprise ou un groupement professionnel - sont donc les conditions pour être audibles et dignes de foi. A cette aune, le moindre contrat, la moindre étude financée par un groupe sur tel sujet, vous diabolise l’individu illico, et c’est l’ensemble des travaux qu’il a conduits, ses réflexions, ses convictions qui est, comme par un effet de contamination, entaché de discrédit. Car dans l’esprit de l’auteur de la rubrique, collaborer ou accepter un financement, c’est forcément se compromettre, adhérer, annihiler son libre-arbitre, étouffer son éthique, renoncer à l’honnêteté d’une démarche intellectuelle. Bref, seul l’argent public - et celui des ONG- serait gage d’indépendance et garantirait la pureté des intentions(ce dont nous doutons très fortement)...
Cette vision binaire, qui n’est pas loin de flirter avec une idéologie de la pureté, a, il est vrai, l’avantage d’être confortable, autorisant les paresses intellectuelles, plus simple à défendre, plus rassurante, plus efficace à communiquer. Il est certain qu’expliquer la complexité des jeux d’intérêts est nettement plus ingrat et nécessite du temps.

Prenons les deux exemples les plus récents. Le médecin nutritionniste Jean-Michel Lecerf nous met en garde régulièrement contre les dérives normatives des politiques publiques et, dans ce cadre, met en question la pertinence d’un code couleur pour les aliments ? Circulez, il n’y a rien à voir ni à entendre, c’est un vendu. Ses accointances avec la fédération des charcutiers-traiteurs invalident sa prise de position, sans même qu’on cherche à en comprendre le raisonnement.
Deux ou trois semaines après, c’est le sociologue Jean-Pierre Corbeau qui passait à la casserole. Ce dernier exprime depuis belle lurette (bien avant la remise du rapport PNNS4) l’idée que ce type d’étiquetage nutritionnel contribue à une médicalisation de l’alimentation ? L’argument est balayé d’un revers de main au nom d’une étude qu’il a autrefois mené pour Quick.

Ratée, la cible…

Mais au fond, que disent ces deux affreux jojos hautement suspects ? Que le discours nutritionnel et la médicalisation de l’alimentation, parés de toutes les vertus dans la rubrique Conflit de canard, aisés à appliquer via des normes, et distinguant clairement le bien et le mal, pourraient avoir des effets contreproductifs. Non pas tant pour l’industrie agroalimentaire, mais bien plutôt pour les mangeurs que nous sommes. (Eh oui, en focalisant sur le seul aspect santé, la rubrique Conflit de canard risque fort, de rater sa cible… Car comme elle le souligne elle-même parfois, les industriels visés, de même qu’ils ont sans problème digéré le discours environnemental le transformant en argument marketing, sont les premiers à avoir les moyens de surfer sur cet effet santé. Souvenons-nous des compléments alimentaires et des allégations-santé… Et gageons que, sitôt passés leurs cris d’orfraie, ils trouveront une parade tout aussi colorée pour contourner ou contrecarrer cet étiquetage).

La mise en garde de Lecerf, Corbeau et bien d’autres n’est pas née en réaction à l’imminence d’un étiquetage qui gênerait leurs supposés donneurs d’ordre privés. Elle s’appuie sur les connaissances, développées depuis des années, de la sociologie de l’alimentation. Laquelle ne cesse de rappeler que l’acte de manger recouvre de multiples dimensions affectives, morales, symboliques, hédonistes, économiques, sociales… Qu’un grand nombre de mangeurs, à la suite de multiples facteurs (crises sanitaires à répétition, perte de repères due à la mondialisation et à la standardisation, distanciation par rapport aux acteurs et aux lieux de production des aliments, fraudes récentes, précarité… ) expriment une angoisse grandissante quant à leurs choix alimentaires.
A cette anxiété, l’une des réponses phare des pouvoirs publics a été la nutrition et le discours santé, sur fond de prévention de l’obésité et autres pathologies. Leitmotiv : manger pour prévenir la maladie. Avec son corollaire, si vous êtes malade (ou gros…), c’est de votre faute. Problème, lorsqu’il envahit tout l’horizon, ce fameux discours nutritionnel et médical qui fragmente l’aliment en teneurs en lipide, en micronutriments et en taux de telle substance, fait l’impasse sur toutes les autres dimensions. Une dérive du nutritionnellement contrôlé qui, à son tour, nourrit l’angoisse du mangeur. Un discours moralisateur du « bien-manger » qui culpabilise les mangeurs populaires, souvent dans l’incapacité d’acheter les 5 fruits et légumes quotidiens prônés dans tous les médias, de privilégier le bio et le responsable, d’accéder à d’autres circuits de distribution que les hypers.
Des injonctions qui, enfin, font le déni des préférences alimentaires, des besoins caloriques, des conditions culturelles, pécuniaires, matérielles (ustensiles, frigo, four… gaz, eau, logement !) de chacun…

Feu sur le tricolore ?

Imaginons ce monde parfait en trois couleurs dont rêve Conflit de Canard : qui va oser, sous le regard des autres, prendre dans un linéaire un produit étiqueté d’un rouge accusateur ? Nous ne doutons pas que ce soient ceux qui sont les plus à l’aise socialement, économiquement et culturellement. Les plus minces, aussi. Les plus à même enfin de rééquilibrer leur menu et de se racheter une bonne conscience à l’AMAP du quartier. Pour transgresser, il faut en avoir les moyens (et la silhouette).
Et puis, le temps aidant, les couleurs se délavent quelque peu. Pratiqué dans les pays anglosaxons, ce fameux code couleur nutritionnel attribué aux produits alimentaires finit par être si bien intégré par les consommateurs que ceux-ci ne les voient plus et n’en tiennent plus compte, à l’instar des messages sanitaires plaqués sur les paquets de cigarette … En clair, le tricolore devient transparent.

Que prônent alors les Corbeau, Lecerf et autres ? Un truc diabolique, peu vendeur, voire rétrograde : les cultures alimentaires. Pour eux, le discours public doit impérativement revenir à l’aliment entier, sa forme, son goût, ses modes de production, sa saisonnalité, les sens qu’il stimule, le plaisir qu’il procure. Bref, au lieu de réduire la nourriture à l’aliment fonctionnel ou à l’alicament, une véritable politique alimentaire doit redonner chair à ce que nous mangeons. Bigre. Et d’évoquer les cuisines de quartier, les expériences intergénérationnelles, la dignité, les jardins partagés, le métissage culinaire… Scandaleux !

En attendant de te retrouver mercredi prochain dans les kiosques, nous espérons que cette tribune ne jettera pas, entre nous, un froid de canard...

Valérie Péan et Sylvie Berthier

P.S
Oui, comme vous l’aurez vérifié, nous avons osé nous compromettre en interviewant des chercheurs tels que JP Corbeau et JM Lecerf, parmi bien d’autres, confrontant les points de vue, instaurant le débat.
Bien pire, nous avons nous-mêmes travaillé avec le diable. Nous avons mené un long travail d’enquête et d’analyse portant sur le conflit autour des OGM, à la demande et avec l’appui financier de deux instances pro-OGM : la Société des Agriculteurs de France et l’association DEBA. Eh bien, vous savez quoi ? Nous avons réussi, ensemble, à instaurer des règles de fonctionnement telles que nous avons eu toute latitude d’inviter à ce débat qui nous voulions, y compris les plus farouches opposants aux biotechnologies. De restituer la parole de tous sans déformation. Et d’écrire notamment au final que si les gens refusaient les OGM, c’étaient peut-être très rationnel, et appuyé sur des choix économiques et de société légitimes.
Nous n’avons jamais refusé de travailler avec quiconque dès lors que les conditions et les attendus étaient clarifiés dès le départ. Les intervenants que nous sollicitons pour nos débats vont de la confédération paysanne ou d’Attac à des chercheurs, des politiques, des responsables d’organismes professionnels, et même des industriels de l’alimentaire...

2ème PS
A soupçon, soupçon et demi : il est écrit dans l’édition du 26 mars, rubrique Conflit de canard : « Est-ce un hasard ? Depuis quelque temps, une poignée d’experts s’élèvent dans la presse contre l’étiquetage nutritionnel… ». A nous de poser cette question : « Est-ce un hasard ? Depuis quelque temps, une poignée de journalistes s’élèvent dans la presse contre ceux qui osent discuter la pertinence des préconisations du rapport PNNS4… »

Sur le sujet, on peut lire :  :


Valérie Péan et Sylvie Berthier. 7 avril 2014

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