26/07/2013
Sélection d’ouvrages. 19 juillet 2013
Nature du document: Notes de lecture
Mots-clés: Santé

Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ? (Note de lecture)

Après Manger. Français, Européens et Américains face à l’alimentation (2008), Claude Fischler, sociologue de l’alimentation et directeur de recherche au CNRS, s’intéresse dans ce livre écrit en collaboration avec Véronique Pardo, responsable de l’OCHA (Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires), aux alimentations particulières. Il y rassemble 17 articles émanant de médecins et sociologues, mais également d’historiens, de psychanalystes et même d’archéozoologues. Ces contributions variées permettent de faire le tour des aspects biomédical, culturel et social des alimentations particulières, avec toujours, cette question lancinante : mangerons-nous encore ensemble demain ?

A chacun son assiette

Prescrites ou auto-prescrites, adoptées en raison de problèmes de santé ou simplement pour garder la forme, évitant certaines substances ou en recherchant d’autres, suivies avec réticence ou avec ferveur, les alimentations particulières sont multiples. Elles ne sont pas non plus nouvelles : dans la Grèce antique déjà, certaines sectes, à l’instar des pythagoriciens, adoptaient un régime spécial, ce qui les excluait en partie de la vie de la cité. Mais les alimentations particulières d’aujourd’hui sont davantage le fait d’un choix individuel, d’une revendication, et parfois même d’une exigence. Jusqu’au renversement des règles d’hospitalité : ce n’est plus celui qui est reçu qui doit faire honneur au repas qu’on lui offre, mais celui qui reçoit qui doit se plier aux demandes de son invité, avec plus ou moins de complaisance.

Comment expliquer que le nombre de ces régimes spécifiques soit en augmentation constante dans les sociétés postindustrielles ? Plusieurs facteurs seraient en cause : d’abord, une autonomisation croissante de l’individu, qui privilégie désormais son bien-être et son apparence plutôt que les règles culturelles portées par les institutions traditionnelles comme la famille. L’accroissement de la transformation industrielle des produits alimentaires suscite également de nombreuses anxiétés, et se réapproprier son alimentation peut alors passer par l’adoption de régimes spécifiques, permettant ainsi de mieux contrôler ce qui est ingéré. Sans oublier l’emphase actuelle sur le bien être, la santé, la beauté, avec la multiplication de campagnes et de programmes de prévention.

Conséquence de cette augmentation des alimentations particulières : la création de nouveaux marchés, à l’instar de celui des tests d’auto-dépistage en Australie, ou des produits gluten free en Angleterre et aux Etats Unis. Le marché des « sans gluten » devrait peser, en France, 6,6 milliards de dollars d’ici 2017. [1]

Une épidémie d’allergies… souvent auto-diagnostiquées

Dans une première partie, l’ouvrage fait le tour des nombreuses allergies et des intolérances, avec ce constat : il semble y avoir une « épidémie d’allergies ». Comment expliquer ce phénomène ? Serait-ce dû au fait que nous sommes élevés dans des conditions plus hygiéniques, et donc que notre système immunitaire est déséquilibré ? Si la science n’a pas encore tranché sur le sujet, il faut d’abord nuancer cette augmentation en rappelant qu’il y a une différence non négligeable entre le taux total des allergies déclarées et celui des allergies médicalement attestées (les « vraies » allergies). On estime qu’en France, alors que 30% de la population déclare souffrir d’allergies, moins de 4% est en réalité concernée.

Il ne faut pas non plus oublier l’ampleur de l’effet nocebo : on blâme à l’envi certains aliments que l’on juge particulièrement mauvais, à l’instar du lactose et du gluten. On amalgame allergie et autisme, migraine, hyperactivité… L’allergie est souvent perçue comme un mal lié à la modernité, à la pollution et au stress qu’elle engendre, et dont seul un retour au « naturel » pourrait libérer. C’est d’ailleurs pour cette raison que parmi ceux qui ne consultent pas un médecin, beaucoup se tournent vers des médecines alternatives, comme l’homéopathie ou le magnétisme, ou vers des particularismes alimentaires.

La face cachée des régimes

Dans un deuxième temps, l’ouvrage aborde la question des régimes, qu’ils soient justifiés par des raisons éthiques, politiques ou sanitaires ou qu’ils se destinent à lutter contre l’obésité. Plusieurs articles proposent une perspective historique sur le sujet : pourquoi le régime préhistorique n’a-t-il aucun sens ? La nourriture était-elle bien synonyme de commensalité dans la France de l’Ancien Régime ? Du Moyen Âge à nos jours, comment les régimes ont-ils peu à peu été individualisés, pour atteindre aujourd’hui des appellations du type « mon régime bio », « mon régime sans [insérer ici un ingrédient réputé indigeste] » ?

D’un point de vue médical, Jean-Michel Lecerf, notamment, se montre particulièrement critique : alors que 15% des femmes minces suivent aujourd’hui un régime, il rappelle leurs nombreux effets secondaires : prise et reprise de poids, dépréciation de soi en cas d’échec, diminution de la masse musculaire, mais également dénutrition chez les plus âgés, troubles alimentaires chez les adolescents… Sans oublier que de nombreux régimes sont déficitaires en magnésium, en fer, etc., et qu’il n’y a ni aliment miraculeux, ni aliment désastreux. C’est surtout l’extrême diversité des cas qu’il faut souligner : la prise de poids n’est pas une simple accumulation de graisse, et l’âge, le sexe, les facteurs environnementaux, génétiques et culturels jouent un rôle fondamental, rappelle le médecin.

Enfin, outre les régimes, certains troubles du comportement alimentaire sont également abordés : anorexie, orthorexie (l’obsession de « bien manger »), néophobie (réticence à manger des aliments inconnus)…

« Toutes ces alimentations impliquent d’affronter une exclusion – volontaire ou non – du cercle des convives »

La commensalité (de cum : avec et mensa : la table) est-elle réellement menacée par l’adoption de ces régimes spécifiques ? Il est clair que ceux-ci sont excluants. Pour Jean-Michel Lecerf, les régimes vont à l’encontre de la triple finalité de l’acte alimentaire : « nourrir, réjouir, réunir ». Les allergiques doivent se garder de tout contact avec des ingrédients spécifiques, parfois difficiles à repérer, ce qui rend virées au restaurant et repas de famille très compliqués. En Australie, les enfants allergiques mangent même séparés des autres à la cantine. L’orthorexique se retrouve également à part, non seulement parce qu’il privilégie le contrôle absolu de sa nourriture au plaisir de déguster, mais également parce qu’à trop vouloir convaincre les autres de la supériorité de son alimentation, plus « saine », il peut s’aliéner. Quand au néophobe, il est bien souvent embarrassé de son trouble, ce qui limite ses interactions sociales.

Pourtant, peut-on vraiment parler de la fin de la commensalité ? Les auteurs ne sont pas si catégoriques. D’une part, la France reste encore un pays où la convivialité est un aspect fondamental du repas. Les alimentations particulières y sont moins bien tolérées qu’aux Etats-Unis ou au Royaume Uni, bien que les raisons médicales soient mieux comprises. Pour une majorité des Français, ces régimes reviennent souvent à « faire le difficile », et de simples règles de tables, comme l’idée de « goûter à tout », sont toujours d’actualité. Peu étonnant dans un pays dont le repas gastronomique a été inscrit, en novembre 2010, au patrimoine immatériel de l’UNESCO… Finalement, la commensalité n’est pas tant oubliée que modifiée : ces alimentations conduisent à de nouvelles formes de partage, sous la forme de recettes échangées sur des blogs spécifiquement dédiés, de forums de discussion, d’ateliers de cuisine, etc.

Un livre complet au contenu très varié, qui offre un point de vue pluridisciplinaire de nos alimentations d’aujourd’hui et permet de démêler le vrai du faux dans la foule de régimes qui nous entourent.

Et cet ouvrage trouve écho dans l’actualité, au regard d’une initiative un peu… particulière à Amsterdam le mois dernier, lorsque qu’un restaurant réservé aux personnes venues manger seules à ouvert provisoirement ses portes. Le but, selon Marina Van Goor, à l’initiative du projet : briser le tabou du repas pris en solitaire, qui reste mal considéré. Preuve que la commensalité reste toujours la norme… mais peut être plus pour longtemps.

Une note de lecture de Juliette Baralon, stagiaire à la Mission Agrobiosciences.

Par ailleurs, nous vous invitons à lire la conférence de Claude Fischler à la 6ème Université d’Eté de l’Innovation Rurale (maintenant renommée Controverses Européennes de Marciac) « Quand les crises alimentaires réveillent les utopies » p 12 à 23.

Sommaire

Introduction par Claude Fischler

I. ALLERGIES ET INTOLERANCES : L’ENIGME SCIENTIFIQUE, LES DIMENSIONS DU PROBLEME ET LES ASPECTS SOCIO-CULTURELS

  • Chapitre 1. Régimes alimentaires et allergies : réalités, erreurs, ignorances et mythes, par Denise-Anne Moneret-Vautrin
  • Chapitre 2. L’allergie alimentaire, une maladie complexe à la croisée des gènes, de l’environnement et du développement, par Donata Vercelli
  • Chapitre 3. Intolérances et allergies alimentaires : un mal singulier ? par Mohamed Merdji et Gervaise Debucquet
  • Chapitre 4. L’intolérance au lactose : un problème ou une maladie ? par Nicolas Mathieu
  • Chapitre 5. Individualisation de l’alimentation des enfants et allergies alimentaires, par John Coveney

    II. LES REGIMES SELECTIFS ET LES JUSTIFICATIONS ETHIQUES, POLITIQUES ET SANITAIRES

  • Chapitre 6. Le « régime préhistorique », nuances et réalités scientifiques, par Jean-Denis Vigne
  • Chapitre 7. Pratiques individualisantes et histoire des régimes, par Georges Vigarello
  • Chapitre 8. Un paradoxe humain : se priver jusqu’à se détruire pour exister. Le modèle des troubles du comportement alimentaire à l’adolescence, par Philippe Jeammet

    III. REGIMES RESTRICTIFS ET NORMES DE LA MINCEUR

  • Chapitre 9. Les dessous des régimes amaigrissants : raisons et déraisons, par Jean-Michel Lecerf
  • Chapitre 10. Quand manger sain devient une obsession, par Camille Adamiec
  • Chapitre 11. De la ripaille comme excès à l’obésité comme péché, Josep M. Comelles
  • Chapitre 12. Les contraintes de la naissance sur les choix alimentaires des individus dans la France d’Ancien Régime (XVI-XVIIIe siècles) par Florent Quellier

    IV. CONVIVIALITE, COMMENSALITE ET INDIVIDUALISMES ?

  • Chapitre 13. Goûter de tout : manières de table et socialisation alimentaire. Enquête dans les familles de l’ouest de la France, par Valérie Adt
  • Chapitre 14. Peurs alimentaires aux Etats-Unis : des solutions collectives aux solutions individuelles, par Harvey Levenstein
  • Chapitre 15. La néophobie génératrice de régimes alimentaires individuels, par Patricia Pliner
  • Chapitre 16. Vers une alimentation sur mesure ? Régimes personnels et habitudes collectives, par Estelle Masson
  • Chapitre 17. Affirmation des particularismes individuels et évolution des modèles alimentaires, par Jean-Pierre Poulain
Sous la direction de Claude Fischler, Editions Odile Jacob, Juin 2013, 267 pages, 24.90€

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Alimentation et Société ; Cancers et alimentation ; Obésité ; Consommation & développement durable ; Lutte contre la faim ; Crises alimentaires ; "Ça ne mange pas de pain !" ; Méditerranée ; Agriculture et société ; Politique agricole commune ; OGM et Progrès en Débat ; Les relations entre l’homme et l’animal ; Sciences-Société-Décision Publique ; Science et Lycéens ; Histoires de... ; Produits de terroir ; Agriculture et les bioénergies ; Les enjeux de l’eau ; Carnets de Voyages de Jean-Claude Flamant.

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[1Le Monde, Les croisés du sans gluten, 19 juillet 2013


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