23/06/2011
Retour sur l’actualité. Juin 2011.

Crises alimentaires : l’espace de la suspicion s’élargit-il ?

Après un battage médiatique et des répercussions économiques d’une intensité rare, voilà que l’affaire dite du concombre espagnol – en fait une contamination de graines germées, par une souche virulente d’Escherichia coli – ne fait plus parler, chassée par un nouvel épisode de contamination, en France cette fois, de nature différente et sans commune mesure avec le précédent. C’est bien parce que la première crise est déjà derrière nous qu’il convient de prendre le temps, aujourd’hui, d’en analyser les ressorts et les conséquences, avec le sociologue Jocelyn Raude, chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et spécialiste entre autres des peurs alimentaires. Où l’on apprend que nos catégories mentales ont été quelque peu bousculées ces derniers temps, que les intoxications actuelles dues à certains lots de steaks hachés sont en revanche bien plus faciles à penser pour les mangeurs que nous sommes, et que, pour rester dans l’actualité, la possible réintroduction partielle des farines animales va encore élargir l’aire du soupçon.

Mission Agrobiosciences : Revenons sur la crise sanitaire allemande, quelles réflexions et réactions premières a-t-elle suscité chez vous ?
Jocelyn Raude : Cela a été un épisode très impressionnant à mes yeux. Car il y a eu une véritable transgression catégorielle – je vais m’expliquer -, avec une très forte couverture médiatique et des baisses de consommation sans précédent, apparemment de l’ordre de 95% sur certains fruits et légumes originaires d’Espagne… En même temps, cette crise s’explique assez bien au regard des connaissances acquises par les sciences sociales sur les moteurs ou les causes profondes des peurs alimentaires.

Et là, tous les ingrédients de la peur étaient réunis ?
Ah oui. Nous étions là dans une séquence typique de ce qui génère une crise. Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler quelques notions fondamentales. La pensée humaine repose avant tout sur des catégories mentales. Celles-ci peuvent changer avec le temps mais plutôt lentement. Or, en matière de risque alimentaire, il est clair que notre système de catégories oppose d’une part l’animal et le végétal et, d’autre part, l’artificiel et le naturel. Où est le sain, où est le malsain ? Aujourd’hui, dans nos civilisations occidentales – ce n’est pas nécessairement le cas ailleurs – tout ce qui est naturel est généralement considéré comme bon et vertueux, tandis que tout ce qui est artificiel est potentionnellement malsain, susceptible de favoriser des pathologies telles que les cancers. Voilà pour la première segmentation catégorielle que nous relevons même dans les catégories sociales les plus instruites.
La deuxième segmentation cognitive oppose le végétal à l’animal. Celle-ci est très ancienne, comme Levi-Strauss, notamment, l’avait déjà indiqué. En simplifiant, tout ce qui est végétal est du côté de l’inoffensif et tout ce qui est animal est pensé comme sujet à risques alimentaires. Ce type de représentations collectives a même été conforté, voire amplifié, par les crises récentes comme celle de la vache folle ou la grippe aviaire.

Du coup, la crise allemande bouscule totalement ces représentations…

Oui, nous nous trouvons confrontés à une double transgression : l’aliment contaminé est végétal, il relève de ces légumes que l’on vous recommande de manger chaque jour… Et en plus, il est issu de l’agriculture biologique, donc réputé naturel ! L’effet de surprise est maximum. C’est totalement contraire aux catégories habituelles de la pensée alimentaire. Cela place notre système de classification face à de fortes contradictions qui génèrent beaucoup d’angoisse et de désarroi. Et l’effet a été très puissant : la déstabilisation de toute une filière, avec des milliers d’emplois à la clé.

Sauf que la contamination des graines germées s’est opérée par une bactérie intestinale spécifique des mammifères. La « pureté » du végétal a été souillée par les déjections animales…
Vous avez raison sur le fond, mais le mécanisme ne va probablement pas aussi loin. De plus, la place des déjections est un peu ambivalente, car dans le discours ambiant, apparaît également une critique de l’excès d’hygiène, d’une stérilisation trop poussée. Sans oublier que l’image des déjections comme les bouses de vache n’est pour le moment pas trop mauvaise, voire bonne, par exemple quand elles sont utilisées en tant qu’engrais dans l’agriculture traditionnelle ou biologique. Ce n’était en tout cas pas l’objet d’inquiétudes fortes.
En revanche, il y a un phénomène que j’anticipe un peu, c’est la crise du bio : on l’a surchargé en termes de vertus dans nos représentations, notamment en lui faisant assumer une fonction de meilleure sécurité sanitaire. Cet épisode va sans doute contribuer à un début de remise en cause d’une sorte de mythe et remettre les produits de l’agriculture biologique à leur juste place : des aliments plus écologiques sans aucun doute, mais qui ne contribuent pas intrinsèquement à une alimentation plus sûre ou nécessairement meilleure pour la santé.

On a lu ou entendu que les autorités publiques allemandes n’ont pas bien géré la crise et l’aurait ainsi amplifié ou du moins, n’auraient pas tout mis en place pour l’endiguer. En tant que spécialiste des politiques de santé publique, que pensez-vous de cette critique ?
Sur le plan socio-anthropologique, on sait que les crises alimentaires réactivent des tensions fortes autour des questions identitaires, du « soi » et du « non-soi ». Dès qu’une crise émerge en Europe, chaque pays fait preuve d’un patriotisme exacerbé en matière de qualité et de sûreté de ses produits, de type « Pas ça chez moi »…
Par ailleurs, d’une certaine manière, les autorités allemandes n’ont pas été vraiment malhonnêtes. Elles se sont seulement exprimées trop précocement, alors qu’elles menaient une enquête qui travaille plus à un travail de policier qu’à de l’analyse microbiologique. Dans cette procédure, il est sans doute apparu que l’un des éléments communs aux personnes contaminées était le concombre, mais il était très risqué de diffuser cette information car le concombre fait partie des produits qui font l’objet d’une consommation de masse : il pouvait donc s’avérer peu discriminant.
Cela dit, même si cet épisode a paru long dans le temps médiatique, les pouvoirs publics allemands ont quand même, en quelques semaines, réussi à identifier l’origine et la nature de l’agent infectieux. Il faut se souvenir que pour l’ESB, nous avons mis une dizaine d’années pour aboutir à cette identification qui, de plus, ne fait pas encore l’unanimité : certains scientifiques ne sont toujours pas convaincus par l’hypothèse du prion.

Vous avez évoqué la transgression catégorielle parmi les éléments qui transforment un incident sanitaire en crise. Y en a-t-il d’autres ?
C’est là une question fascinante : pourquoi des risques mortels très communs ne retiennent pas vraiment notre attention, alors que des risques statistiquement très limités nous préoccupent fortement ? Voyez l’alcoolisme qui provoque, directement ou indirectement, des milliers de décès chaque année… Nous n’en parlons presque jamais. Il y a évidemment à cela des explications culturelles, symboliques et socio-économiques. Le vin fait notamment l’objet de représentations très vertueuses. Et pourtant, l’alcoolisme constitue l’un des plus gros problèmes en termes de risques alimentaires sur le plan épidémiologique. On retrouve la même chose avec la sécurité routière, qui est beaucoup moins anxiogène que la sécurité aérienne, alors que la première fait infiniment plus de victimes que la seconde. Ce paradoxe apparent peut s’expliquer sur le plan psychosociologique par ce que nous appelons les effets d’adaptation. Les risques récurrents finissent par faire partie du paysage et ne retiennent plus notre attention. Car ce qui nous alerte et nous mobilise, ce n’est pas l’état des choses– le nombre de morts chaque année dû aux accidents de la route, par exemple -, mais les changements d’état qui ont, eux, des effets extrêmement puissants. Il faut qu’il y ait changement d’état pour qu’il y ait véritablement une crise, c’est-à-dire des phénomènes de panique, dans le sens d’une préoccupation exacerbée de la part du public, des médias et des autorités. Là encore, l’ESB illustre ce phénomène : « seulement » une dizaine de victimes humaines en France, quelques centaines dans le Monde mais l’affaire a transformé durablement la sécurité alimentaire, les modes de production, les techniques d’élevage etc.
Tout cela s’inscrit dans un contexte où l’hygiénisme a tellement été efficace que nous nous sommes accoutumés au risque alimentaire quasi zéro. De fait, chaque année, nous connaissons très peu de cas d’intoxication alimentaire dues à des salmonelles ou des Escherichia coli, là où ces agents infectieux nous tuaient massivement il n’y a pas si longtemps. Je rappelle que les empoisonnements par les aliments et par l’eau constituaient l’une des principales causes de mortalité au 19è siècle !
Aujourd’hui nous n’envisageons plus du tout ce type d’événements épidémiologiques : d’une certaine manière, nous avons oublié que c’était possible.

Du même coup, avec ce type d’explications, on comprend mieux a contrario pourquoi l’affaire des steaks contaminés en France ne génère pas une crise majeure, au-delà du fait qu’il ne s’agit pas de la même souche d’E-coli.
Oui, parce que les steaks appartiennent déjà, dans nos catégories mentales, au groupe des produits à risque. L’épisode est certes médiatisé, mais surtout parce qu’il s’inscrit dans la séquence de la crise allemande. Sinon, je ne suis pas sûr qu’on en aurait parlé autant.

On a le sentiment aussi que les discours sur l’obsession du risque et le surcroît de précaution atteignent leurs limites…
Avant la crise du concombre, j’en étais venu à penser qu’on assistait probablement à une sorte d’épuisement dans la mobilisation possible du grand public pour les risques alimentaires. La densité de crises récentes a été telle par rapport à un nombre finalement très faible de victimes que je me demandais s’il y avait encore un réservoir suffisant d’attention et d’angoisse : on ne peut en effet s’inquiéter de tout en permanence… En fait, je me suis trompé. La vigueur de la réaction des consommateurs dément tout essoufflement, notamment en France, alors qu’il s’agissait d’un événement circonscrit à l’étranger. Je me demande même si ce réservoir n’est pas inépuisable.

Justement, à propos de « réservoir », percevez-vous des risques possibles de crise liée à une éventuelle réintroduction des farines animales, qui concernerait dans un premier temps la filière aquacole ?
C’est un dossier très chaud ! J’ai été invité dernièrement par le Conseil National de l’Alimentation pour m’exprimer sur le sujet. J’ai rappelé que cette réintroduction possible des farines animales, proposée par la Commission européenne était une question extrêmement sensible car sur le plan symbolique, on touche là à des problèmes anthropologiques fondamentaux, des tabous qui sont à la base de notre société, tel que l’interdit du cannibalisme. J’ai précisé qu’a minima, il fallait faire en sorte que les animaux ne soient pas nourris avec des farines de viande et d’os issus de leur propre espèce. Certes, cela n’a pas de sens sur le plan microbiologique, mais c’est extrêmement important sur le plan des catégories de pensée.
Il est intéressant à cet égard de noter que la Commission européenne semble avoir retenu ce principe, non pas sur une base biologique – c’est sain ou pas sain – mais sur le plan symbolique. Cela signifie qu’au cœur d’une civilisation même moderne, des symboles et des représentations, au même titre que la science, peuvent façonner le droit. Mais cela a du sens, car ces catégories mentales agissent aussi souvent efficacement comme des garde-fous.

Si ces farines animales étaient de nouveau autorisées en aquaculture, le poisson ne risque-t-il pas d’être entaché ? Car, en forçant le trait, il pourrait ingérer des protéines issues d’animaux à viande…
En fait, l’espace de la méfiance est encore susceptible de s’élargir sous l’effet de ces mesures. Jusqu’à présent, la suspicion concernait un nombre limité et bien identifié d’aliments. Nombreux étaient toutefois les aliments rassurants, sur lesquels on pouvait se reposer cognitivement : les fruits et légumes, les produits bio… Et le poisson, effectivement, a longtemps été plutôt bon à penser, et largement associé à la santé. Cela change progressivement avec le développement de l’élevage et la médiatisation des polluants environnementaux comme le mercure. Une réintroduction des farines animales risque d’accentuer ce renversement et de restreindre encore les espaces de rassurance.

Propos recueillis par Valérie Péan, Mission Agrobiosciences, 23 juin 2011

Du même auteur, lire Risques et peurs alimentaires, les leçons des crises contemporaines publié en 2008.

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Un entretien avec Jocelyn Raude, sociologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (Rennes).

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