04/04/2023
[BorderLine] Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?
Nature du document: Entretiens

[Sécurité sociale de l’alimentation] "Le sujet qui me tient à cœur, c’est celui de la transition"

Et si notre carte vitale servait aussi à faire les courses ? Loin d’être une utopie, l’idée de créer une sécurité sociale de l’alimentation vise à favoriser l’accès de toutes et tous à une alimentation durable. Permettant tout à la fois de lutter contre la précarité alimentaire et d’insuffler une nouvelle dynamique à la transition agricole vers des systèmes plus durables, cette initiative sera au cœur de la prochaine rencontre BorderLine, le jeudi 25 mai 2023 à 18h00 - un rendez-vous à ne manquer sous aucun prétexte.
Pour préparer au mieux cette rencontre, identifier les angles morts comme les points de dissensus, la Mission Agrobiosciences-INRAE a lancé un appel à contributions ouvert à tous les citoyen.ne.s. Premières à s’être prêtées à l’exercice, la députée du Finistère Sandrine Le Feur et sa collaboratrice parlementaire Eva Morel. Pendant un an, toutes deux ont mené un groupe de réflexion sur ce sujet, pour chiffrer le coût de mise en œuvre de cette sécurité sociale d’un nouveau genre et évaluer, aussi, ses bénéfices dans tous les sens du terme. Retours d’expérience.

Mission Agrobiosciences (MAA) : C’est en 2021 que vous vous penchez sur la Sécurité sociale de l’alimentation. Le sujet est encore confidentiel. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce projet ?
Sandrine Le Feur : Cet intérêt pour la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) s’insère dans une réflexion plus globale initiée au moment de la Loi Climat et résilience de 2021 et du rapport que j’ai piloté sur la souveraineté alimentaire(1). A cette époque, nous parlions beaucoup des chèques alimentaires(2) et de l’accès à une alimentation durable et de qualité. Maraîchère en agriculture biologique, je suis également engagée dans un magasin de producteurs. Quand un consommateur entre dans un supermarché, il a souvent l’intention d’acheter bio mais ses envies se heurtent malheureusement à la réalité de son porte-monnaie. Quant aux acteurs agricoles, j’ai eu des désaccords majeurs avec la FNSEA, le syndicat arguant qu’il passera ses adhérents en bio quand il y aura un marché.

Cela signifie qu’il faut trouver une solution autre pour que les consommateurs puissent accéder à une alimentation bio et locale sans que l’aspect financier ne bride systématiquement leurs élans. Par ailleurs, je suis également très attachée à ce que l’alimentation soit un sujet de santé publique fort. Toutes ces raisons m’ont conduit à envisager une SSA, c’est-à-dire le remboursement de produits identifiés comme sains et durables. Avec ce système, si vous achetez un kilo de courgettes et une bouteille de soda, le premier sera remboursé mais pas la seconde. Bien sûr, cela pose la question des critères de sélection des denrées prises en charge, lesquelles doivent être selon moi, bio, locales, plutôt axées vers le végétal au regard des enjeux en termes de diminution de la consommation de viande. Dans tous les cas, tout cela doit faire l’objet d’une discussion.

Début 2021, nous avons monté avec Eva Morel un groupe de concertation multiacteurs(3), pour tenter notamment de chiffrer une expérimentation nationale sur ce sujet. Nous avons établi plusieurs scénarios, selon le montant de la prise en charge et les publics concernés, que nous avons présentés au Ministère de l’économie. Venant de clore une série de discussions tendues avec les banques alimentaires, Bercy n’a pas souhaité réouvrir une réflexion sur la précarité alimentaire. Cette décision s’appuie également sur le coût immédiat d’une telle mesure qui n’est compensé qu’à moyen et long termes, l’impact positif de la SSA sur la santé humaine et la santé environnementale n’étant perceptible que quelques années plus tard. Actuellement, le financement constitue un facteur bloquant. En effet, le groupe Renaissance auquel j’appartiens ne porte pas de projet aboutissant à la mise en place d’impôts supplémentaires que ce soit pour les salariés ou les chefs d’entreprise. Or la SSA nécessite le déploiement d’une nouvelle cotisation.

MAA : L’évaluation du coût de mise en œuvre de la SSA est un élément central des débats. A quelles estimations êtes-vous arrivées ?
Eva Morel  : En nous appuyant sur les travaux de Nicole Darmon(4), nous avons estimé qu’il fallait 7€/jour/personne pour se nourrir sainement, avec des produits bios et/ou locaux. Je précise que cette estimation a été faite avant l’inflation que nous connaissons aujourd’hui. A partir de là, nous avons conçu plusieurs scénarios, en faisant varier deux facteurs : tout d’abord, le taux de couverture, c’est-à-dire le montant de la prise en charge ; ensuite, le public concerné, selon qu’on cible par exemple les personnes allocataires du RSA ou toute la population française. Si l’on opte pour un taux de couverture de 50%, soit 3,50€/jour réservé aux seuls bénéficiaires du Revenu de Solidarité Active (RSA), la SSA coûterait 786 millions d’euros par an ; elle pèserait 171 milliards pour une prise en charge totale (7€/jour/personne) pour l’ensemble de la population française.

Plusieurs pistes de financement existent

MAA : Qu’en est-il des économies que cela permettrait de réaliser. Avez-vous pu les évaluer elles aussi ?
Eva Morel : Ce n’est pas aussi précis mais on peut avoir quelques pistes. Par exemple, les coûts de santé imputables au surpoids, à l’obésité et leurs maladies connexes représentent 5% du budget de la sécurité sociale, soit 24 milliards d’euros/an. Il est également possible de réorienter certaines aides visant à lutter contre la précarité, vers la SSA. Plusieurs pistes existent.

Sandrine Le Feur : S’y ajoute également la question de la modification de la production agricole, et les bénéfices induits par la réduction des pesticides, la moindre pollution des rivières ou l’amélioration de la qualité de l’air. Ce sont autant de coûts de dépollution évités.

MAA : Avez-vous amorcé une phase de test ?
Sandrine Le Feur : A titre personnel, j’aurais souhaité mener une expérimentation locale sur ce sujet mais celle-ci se heurte à une limite juridique : du point de vue du droit constitutionnel, il est interdit de créer une cotisation salariale si celle-ci ne s’applique pas à l’ensemble des salariés. Dès lors, impossible d’envisager de tester la SSA sur un territoire donné – une commune, un département- sans contrevenir à la loi. Cela signifie que l’expérimentation doit emprunter d’autres voies de financement, en s’appuyant par exemple sur le réseau des épiceries sociales et solidaires. Reste que ce n’est plus vraiment la même chose. Pour l’heure, le projet est à l’arrêt. Nous suivons néanmoins les différentes expérimentations menées ça et là.

Le principe de la SSA n’impose pas une consommation

MAA : Qu’en est-il dans ce cadre du choix des produits subventionnés par la SSA ? La liste des produits intégrés dans chaque expérimentation est-elle identique ? Vous avez par exemple évoqué la question de la consommation de viande plus ou moins sur la sellette…
Sandrine Le Feur : Concernant les expérimentations menées, je ne sais pas si celles-ci ont déjà tranché la question des types de produits pris en charge. Ce que je sais par contre, c’est qu’il faudra être vigilant à ne pas stigmatiser les individus. Prenons les épiceries solidaires : celles-ci proposent différents types de produits, des fruits et légumes frais, mais également des féculents, gâteaux, sodas, bref des aliments gras et/ou sucrés. Cela peut surprendre mais s’explique aisément : les personnes en situation de précarité sont dans d’autres problématiques que celles de manger bio et/ou local. Il faut donc veiller à ce que la question de la transition alimentaire n’obère pas celle de la pauvreté.
Quant à la question de l’intégration de la viande, je vous répondrai que ce n’est pas à moi d’en décider ! Bien que ce ne soit pas ma position initiale, je rejoins finalement le point de vue des Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), instigateurs d’une réflexion sur la SSA : le principe de la SSA n’impose pas une consommation mais propose le remboursement de certains produits. Libre aux personnes d’opter ou non pour ceux-ci. Les Civam suggèrent en outre de procéder à des concertations locales pour définir collectivement les produits concernés par le conventionnement. A titre personnel, je serais plutôt partisane de valoriser les produits bios ou locaux, peut-être la viande issue de la vente directe, en tout cas des productions qui font l’effort de la transition. En tant qu’agricultrice, le premier sujet qui me tient à cœur, c’est la transition.

Le sujet est loin d’être consensuel

MAA : Identifiez-vous un angle mort sur ce sujet ?
Eva Morel : Il y a un élément qui m’a surpris lors des réunions du groupe de concertation, c’est la position des acteurs de la solidarité alimentaire. Globalement, ceux-ci étaient critiques vis-à-vis de la SSA qu’ils perçoivent comme une injonction comportementale adressée à ces publics fragiles. Le sujet est donc loin d’être consensuel : d’un côté, les promoteurs de la SSA sont en désaccord avec les banques alimentaires (NLDR : ils considèrent que l’aide alimentaire ne permet pas de lutter contre l’insécurité alimentaire) ; de l’autre les acteurs de l’aide alimentaire estiment indécentes les discussions autour de la SSA, à l’heure où de plus en plus d’individus souffrent de la faim et sont contraints de faire la queue chaque jour à la soupe populaire. Réunir tous ces acteurs autour de la table n’est donc pas évident et la dynamique du groupe de concertation en a malheureusement pâti.

Sandrine Le Feur : Le projet de la SSA peut être perçu comme une remise en cause du rôle voire de l’existence des acteurs de l’aide alimentaire en ce sens qu’il change en profondeur le système. Néanmoins, je pense que ces acteurs ont un rôle crucial à jouer, dans l’accompagnement des publics précaires. Souvent, les bénéficiaires de l’aide alimentaire cuisinent peu que ce soit par manque de connaissance des produits eux-mêmes ou de la manière de les préparer, d’équipement adéquat… De mon point de vue, la SSA ne va pas faire disparaître les associations d’aide alimentaire ; elle les invite toutefois à se réinventer.

Propos recueillis par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences-INRAE, le 14 mars 2023.


[BorderLine] Précarité alimentaire : vers une carte vitale de l’alimentation ?

Rendez-vous le jeudi 25 mai 2023, de 18HOO à 20HOO,
au Quai des Savoirs de Toulouse,
39 All. Jules Guesde, 31000 Toulouse.
Inscription gratuite : https://billetterie.quaidessavoirs.toulouse-metropole.fr/selection/timeslotpass?productId=10228657093611
Suivre les échanges en streaming : https://www.youtube.com/watch?v=0sIIj4KwzLU&ab_channel=Quaidessavoirs

(1) La souveraineté alimentaire. Perspectives nationales, européennes et internationales. Octobre 2021. La SSA est l’une des 34 préconisations du rapport. https://www.sandrine-lefeur.fr/2021/10/rapport-parlementaire-la-souverainete-alimentaire/
(2) Dispositif proposé fin 2020 par la Convention citoyenne pour le climat à destination des « plus démunis  » et qui devait être utilisé « dans les AMAP ou pour les produits bio ». Sa mise en œuvre, repoussée à plusieurs reprises est de nouveau envisagé pour permettre aux familles les plus modestes, particulièrement fragilisées par l’inflation, d’accéder « aux produits durables ».
(3) Six réunions du groupe de concertation se sont tenues de février 2021 à février 2022. De nombreux acteurs y ont pris place : chercheurs spécialistes de la démocratie alimentaire, représentants d’expérimentations de la SSA, syndicats agricoles, syndicats étudiants, associations d’aide alimentaire, réseau des épiceries solidaires…
(4) Nicole Darmon est directrice de recherche INRAE, au sein de l’Unité Moisa basée à Montpellier. Elle est l’instigatrice de la « nutrition quantitative », une approche qui lui a permis de montrer qu’en deçà d’un certain budget, un individu ne peut se nourrir correctement, quantitativement et qualitativement.

Contribution de Sandrine Le Feur, députée, et Eva Morel, collaboratrice

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