23/02/2009
Revue de presse commentée de la Mission Agrobiosciences. 23 février 2009.
Nature du document: Entretiens
Mots-clés: Cancer , Expertise , Risque , Santé

Alimentation et société "Alcool et cancer : l’augmentation du risque vient surtout des gros buveurs" Quatre questions à Denis Corpet (revue de presse commentée)

©fcorpet.free.fr

Les recommandations alimentaires émises par le récent rapport de l’Inca ont suscité beaucoup de réactions, spécifiquement sur le chapitre concernant l’alcool. Un seul verre par jour augmenterait en effet les risques de développer un cancer de 9 à 168 %, dépendant du type de cancer. Cet élément, largement repris par les médias, a été l’objet d’une revue de presse par la Mission Agrobiosciences le 20 février dernier. Pour chercher à discerner les tenants et les aboutissants de cette étude, la Mission Agrobiosciences publie la réaction de Denis Corpet, ingénieur agronome, directeur de l’équipe Aliments et Cancers de l’Unité mixte de recherche Inra-École vétérinaire de Toulouse.

Mission Agrobiosciences : Dans son rapport « Nutrition et prévention des cancers : des connaissances scientifiques aux recommandations », l’Inca présente la consommation d’alcool, même avec modération, comme un facteur important de plusieurs cancers : colon, bouche, larynx, sein, foie... D’une manière générale, cet avis diffère-t-il des recherches précédentes sur le sujet ?
Denis CORPET : Non, ce n’est pas nouveau : quand l’Inca affirme que la consommation d’alcool augmente le risque de cancer, pour 3 cancers sur les 5 plus fréquents en France (sein, colon, pharynx-oesophage), et qu’il n’y a pas d’effet seuil (pas de dose sans effet), il reprend des données accumulées depuis longtemps, et conclue comme les rapports des années précédentes (Alcool et risque de cancers, Novembre 2007, NACRe-INCa ; Food, nutrition, physical activity, and the prevention of cancer, Novembre 2007, WCRF-AICR)

Des chiffres surprenants sont mis en avant, notamment des « pourcentages, par verre d’alcool, d’augmentation de risque de développer un cancer » : 168 % pour les cancers de la bouche, du larynx et du pharynx, 10 % pour le sein etc. Que représentent ces chiffres ? Sur quoi se base-t-on pour énoncer ces pourcentages et quel crédit peut-on y accorder ?
Ces chiffres sont basés sur les risques relatifs (RR) [1] calculés dans les méta-analyses : on regroupe, par des méthodes statistiques sophistiquées, toutes les études épidémiologiques jugées de bonne qualité. On construit alors des courbes dose-effet : le risque « par verre d’alcool » vient de ces courbes, qui sont bien étayées. Mais qui ne disent pas exactement « boire un seul verre augmente le risque de tant » : d’abord c’est un verre tous les jours, et la pente de la courbe (l’augmentation du risque) vient surtout des gros buveurs. Mais les Français sont les tristes « champions du monde » pour ces cancers des voies aéro-digestives supérieures. L’alcool et le tabac en sont les causes reconnues : on ne peut reprocher à l’Inca d’insister dessus.
Détail du calcul (pour ceux qui aiment les chiffres) : Regardons par exemple de plus près le « 168% » : il vient de la page 160 du rapport du WCRF-AICR pré-cité, qui donne un RR=1.24 par verre par semaine, dans une méta-analyse de seulement deux études de cohorte. Un verre par jour, c’est 7 verres par semaine : donc on fait 7 x 0.24 = 1.68 = 168%. Mais à la page suivante le WCRF donne la méta-analyse de 25 études cas-témoins avec un RR=1.03 par verre par semaine (soit 7x3= 21% d’augmentation de risque par verre par jour). 21% c’est tout de même moins inquiétant que 168%. On peut regretter que les experts de l’Inca n’aient pas aussi pris en compte ce chiffre : il est vrai que les études de cohortes sont plus « fiables » que les études cas-témoins, mais 25 études ont plus de poids que 2 études.

Afin de contester les recommandations faites par l’Inca, les associations de viticulteurs citent d’autres rapports scientifiques qui indiquent que le vin agit également dans la prévention de maladies coronariennes. Y a-t-il une controverse scientifique sur le rôle que joue l’alcool dans le développement, ou la prévention, de maladies ?
Oui, c’est controversé, même si nombre de scientifiques considèrent qu’une consommation modérée et régulière d’alcool est bénéfique : tout alcool serait bénéfique, et l’effet du vin rouge serait plus net encore. De très nombreuses études épidémiologiques montrent que les abstinents ont une mortalité totale supérieure aux buveurs modérés (toutes causes confondues), mais qu’au-delà de 3 verres par jour la mortalité augmente. Plusieurs mécanismes biologiques, bien démontrés chez des lapins hypercholesterolémiques, expliquent cette protection (moindre agrégation plaquettaire, conversion du LDL en HDL, protection des lipides endothéliaux contre l’oxydation).
La controverse porte sur la définition des abstinents (abstinents totaux ou ex-buveurs), et sur le mode de vie « plus sain » des buveurs modérés, ce qui peut effectivement changer les conclusions. Et il faut bien reconnaitre que l’hypothèse qu’un verre de vin par jour diminue la mortalité cardiovasculaire n’a jamais été testée sérieusement, dans une intervention randomisée.

Globalement, que doit-on retenir de cet avis ? L’alcool joue-t-il un rôle déterminant dans la formation de cancers, au point qu’il devient crédible et souhaitable d’en recommander l’abstinence ? Est-il possible de penser que ces recommandations globales peuvent s’adapter de manière particulière ?
Oui, l’alcool joue un rôle important dans la formation des cancers en France. De mon point de vue, ce n’est pas une raison suffisante pour demander l’abstinence totale à tout le monde, mais on ne doit pas cacher le risque encouru, même aux faibles doses. Pour prendre une image, il est certain que la conduite automobile est très dangereuse, mais on n’exige pas pour autant l’arrêt de la voiture.
Mais comment être prudent, en matière de vin ? Le risque me semble plus important pour certaines personnes : les fumeurs, les jeunes, les dépendants, les femmes. Chez les fumeurs, l’alcool multiplie le risque associé au tabac : l’augmentation est énorme pour la bouche, l’œsophage, le larynx, le pharynx. Pour ceux qui n’arrivent pas à limiter leur consommation, il vaut mieux ne pas boire du tout. Pour ceux qui conduisent, l’alcool doit être prohibé, en particulier pour les jeunes hommes qui cherchent les risques en voiture. Enfin pour les femmes l’augmentation de risque de cancer du sein doit être pris très au sérieux : c’est un cancer très fréquent, et le risque augmente vite avec le nombre de verres.
Je termine par une anecdote personnelle : avant mes 50 ans, je n’achetais pas de vin, sauf pour recevoir des invités. Mais j’ai changé : je bois maintenant deux verres de vin rouge chaque jour. En effet, je suis convaincu que c’est bénéfique pour moi (homme, senior) : moins d’accidents cardiaques, mais surtout, cela semble diminuer fortement le vieillissement cérébral, le risque de démence. Je ne peux pas recommander à chacun de faire ainsi, car la consommation d’alcool est difficile à modérer (quand on commence à boire, on a tendance à augmenter) et en raison des nombreux risques associés à l’alcool (accidents de la route, violences conjugales, problèmes de travail, et... cancers).

Propos recueillis par Marc Roze pour la Mission Agrobiosciences, en réaction à la revue de presse du 20 février 2009 Nutrition et prévention des cancers : l’Inca met l’alcool en bière

Sur son site personnel, Denis Corpet propose, sur la base de cette interview, une page consacrée à ce thème du lien entre la consommation d’alcool et le cancer, page qu’il réactualise régulièrement selon les dernières données de la littérature scientifique. Accéder à la page de Denis Corpet Vin, Alcool, Cancer : Boire ou ne pas boire, que croire ?

Denis Corpet est chercheur, directeur de l’équipe Aliment & Cancer de l’UMR INRA/ENVT

[1Pour connaître le risque relatif, on calcule le quotient du risque que survienne une maladie chez les personnes exposées et chez les personnes non exposées.


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