La baguette à tout prix
L’interview de Steven Laurence Kaplan <br<
Par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences
L. Gillot : "Steven Laurence Kaplan, vous êtes historien, spécialiste du pain et des révoltes frumentaires d’hier à aujourd’hui. Fait surprenant, sur des sujets parfois très graves, les choses n’explosent pas, les gens ne descendent pas dans la rue. Mais l’histoire le montre et l’actualité aussi : que l’on touche au prix du pain et c’est la crise, la révolte, l’hécatombe...
S.L.Kaplan : Dès que le prix dépasse la possibilité des gens d’acquérir des produits de premières nécessités ou quand la qualité est mauvaise, les gens réagissent. Cela se constate un peu partout dans le monde...
L.Gillot : Pourquoi ?
S.L.Kaplan : Il s’agit d’une entorse à une sorte d’accord implicite. Autrefois, en France, c’était le contrat social de subsistance, c’était l’obligation régalienne du "prince nourricier", c’était ce que l’on appelait "l’économie morale". Aujourd’hui au Cameroun, au Maroc, en Egypte, en Malaisie, en Indonésie, il s’agit d’une situation équivalente où la promesse implicite, qui fait le lien social, est cassée par ces "accidents" sur les prix mondiaux ou parfois par des effets néfastes déclenchés par la corruption. L’explosion est alors réelle et immédiate.
L.Gillot : Vous voulez dire que normalement l’état est garant d’une accessibilité au pain.
S.L.Kaplan : Un peu partout, l’état se légitime d’abord par son engagement à empêcher les gens de mourir de faim. C’est basique dans l’histoire européenne et dans quasiment tous les coins du monde. Il peut s’agir du riz ou d’autres céréales. Quand l’état n’est plus capable de répondre à ce droit à l’existence, il y a une grave menace d’instabilité. Le pire n’est alors pas loin.
L.Gillot : Pourquoi est-ce focalisé sur le pain et non sur le prix des pommes de terre par exemple ?
S.L.Kaplan : Il s’agit du pain quand il est la denrée de première nécessité. L’histoire montre qu’en Irlande, en 1845, il s’agissait de la pomme de terre. Et lorsqu’on regarde ailleurs, on remarque que cela peut-être une autre denrée. Pour les français, le pain est un grand protagoniste sur la scène de l’histoire. Ces derniers sont "panivores". Mais ce n’est pas consubstantiel comme le "corps du christ" au pain lui-même.
L.Gillot : Aujourd’hui, et contrairement à d’autres endroits du monde, on ne descend plus dans la rue en France pour réclamer du pain.
S.L.Kaplan : Non. En France, depuis les années 50-52, moment où le pain revient brutalement après la guerre et une longue pénurie, il n’est plus perçu comme une denrée de première nécessité. C’est un accompagnement dans un régime alimentaire extrêmement diversifié. En France, de nos jours, avoir du pain n’est plus une question de vie ou de mort sauf pour les gens les plus pauvres de la société. D’où cette tolérance « relative » par rapport à son prix. Mais n’oublions pas qu’en France ce dernier a été fixé jusqu’en 1987. C’est d’ailleurs une chose assez incroyable car on n’avait déjà plus le réel besoin de le faire. Les boulangers se plaignaient amèrement de ce "pain symbole" propre à la France, c’est-à-dire cette mystique du pain, ce besoin politique des gouvernements de dire « On est là pour votre pain ».
L.Gillot : Comment expliquer, alors que la consommation de pain est moins "à la mode" en France, qu’en pleine hausse des prix des matières premières, tout le monde se focalise sur le prix de la baguette ?
S.L.Kaplan : Pour la simple raison qu’il s’agit d’un symbole facile, commode, qui parle aux gens car il évoque, d’une manière très robuste, une mémoire collective ancrée sur cette denrée. Il incarne en partie l’identité de la France. Il est donc facile, et même trop facile, pour le gouvernement de déclarer que cette augmentation est excessive et qu’il veillera au grain. Nous sommes là, et de toutes part, dans une forme d’instrumentalisation du symbole qui n’est pas tout à fait juste au regard de la flambée des prix d’autres denrées comme les produits laitiers ou le pétrole.
L.Gillot : Reste que dans d’autres pays du monde, les révoltes sont toujours d’actualité.
S.L.Kaplan : Oui, car c’est aussi par là que les gens arrivent à s’exprimer. Vous évoquez là des société où le pain est réellement une question de survie. En Egypte, si l’on regarde les sommes énormes que le gouvernement met en subventions pour maintenir le prix du pain à un niveau raisonnable, cela montre à quel point le contrat social dans ce pays se situe là. Ce gouvernement sait qu’il n’a aucune chance de tenir si ce prix monte. Dans ces pays, quand on veut sanctionner, et en quelque sorte mettre en garde voire punir le pouvoir, on provoque de véritables révoltes de rue.
L.Gillot : Vous publiez en mai 2008, aux éditions Fayard, un ouvrage « Le Pain Maudit ». De quoi s’agit-il ?
S.L.Kaplan : C’est un retour sur les années oubliées de la France de 1945 à 1958, une sorte d’enquête policière sur un fait divers terrible : l’empoisonnement collectif de centaines de milliers de gens à Pont Saint Esprit en 1951. Dans cette affaire, 7 personnes ont trouvé la mort et une quarantaine d’autres a fini ses jours en institution psychiatrique (1). J’essaye donc de comprendre les conditions de production d’une telle "horreur". Pour ce faire, je retrace pour la première fois l’histoire de la meunerie et de la boulangerie en France. Et cette histoire est essentiellement celle du prix du pain depuis les années trente jusqu’au années soixante, lorsque l’Etat se retrouvait devant le dilemme suivant : comment assurer un haut prix du blé aux agriculteurs et un bas prix du pain aux consommateurs ?"
(1) Cette intoxication serait due à la présence d’un champignon, l’ergot de seigle
Mission Agrobiosciences, le 14 avril 2008.
Télécharger gratuitement l’Intégrale de cette émission spéciale "l’alimentation en bout de course"
Lire sur le magazine Web de la Mission Agrobiosciences :
- "Long comme un jour sans pain... quand la hausse des prix alimentaires nourrit la révolte des ventres creux", revue de presse de la Mission Agrobiosciences du 3 avril 2008.
- "Evolution des échanges agricoles et alimentaires mondiaux : quels problèmes en perspective ?", par Michel Griffon, ingénieur agronome et économiste, dans le cadre des cafés-débats de Marciac.
- "Comment nourrir 9 milliards d’hommes en 2050 ?", l’interview de Jean-Louis Rastoin, agronome et économiste par Sylvie Berthier, Mission Agrobiosciences dans le cadre de "Ça ne mange pas de pain !" (anciennement le Plateau du J’Go).
- "Une PAC, oui mais pour une politique ALIMENTAIRE commune", l’intervention de Lucien Bourgeois, directeur des études économiques et de la prospective à l’APCA.
On peut également lire "L’agriculture à tout prix : de l’effervescence des marchés agricoles mondiaux, à l’urgence de repenser les politiques publiques"-. Edité par le groupe de réflexion européen "Groupe Saint-Germain"-.
Cette interview a été réalisée dans le cadre de l’émission "Ça ne mange pas de pain !" d’avril 2008 (anciennement le Plateau du J’Go), spéciale "L’alimentation en bout de course". Accéder au sommaire de cette émission et à toutes les informations concernant "Ça ne mange pas de pain !".
A l’issue de chaque émission, le magazine Web de la Mission Agrobiosciences édite l’Intégrale, une publication d’une dizaine de pages, téléchargeable gratuitement. Retrouvez Toutes les Intégrales de "Ça ne mange pas de pain !" mais aussi toutes les chroniques et tables rondes.